• Accueil
  • > Archives pour novembre 2009

Archive pour novembre 2009

Goldmann vivant

Dimanche 1 novembre 2009

Goldmann vivant  par Jean-Michel Palmier a été publié dans Esthétique et marxisme en 1974 . Union Générale d’Editions. Collection 10-18. (pages 107 à 131)

luciengoldmann.jpg Lucien Goldmann

La construction d’une sociologie marxiste de l’art

Goldmann vivant, cette étude n’aurait eu aucun sens. Il n’aurait pas aimé que l’on résume en quelques pages sa démarche si rigoureuse, que l’on simplifie en quelques lignes des questions qu’il avait posées toute sa vie, que l’on présente comme certitudes des hypothèses de travail qu’il n’avait pas eu le temps de vérifier. Écrite après sa mort, cette étude n’est sans doute pas plus justifiée. Pour ses élèves et pour ses camarades, pour tous ceux qui étaient familiers de ces longues discussions dans les cafés du Quartier Latin où dans les rues  étroites de l’île de Korçula, en Yougoslavie, où se tenait ce Congrès des marxistes des pays socialistes et des pays occidentaux, auquel il participait chaque année avec le même enthousiasme, c’est un homme toujours vivant qui s’adressera à nous à travers ses écrits. L’oeuvre d’un penseur marxiste ne s’achève jamais avec sa mort et Goldmann qui, plus qu’aucun autre n’a cessé d’insister sur l’importance d’un travail de recherche collectif ne cessera de vivre parmi nous. Aussi est-ce en prolongeant ses travaux, que nous pouvons encore insuffler à ses écrits une nouvelle vie. Le but de ce court essai ne saurait donc être de proposer une vue exhaustive de l’oeuvre de Goldmann, mais d’en souligner la complexité, la diversité, parfois même les contradictions et les apories. Il s’agit, en quelque sorte de lui poser de nouvelles questions en sachant bien toutefois qu’il n’y répondra jamais plus.

Une approche synthétique de l’oeuvre de Goldmann présente de nombreuses difficultés théoriques. Si la sociologie de la littérature fut son souci constant, elle ne fut pas sa seule préoccupation et son oeuvre frappe d’abord par son étonnante diversité. (1) On ne saurait limiter son apport théorique à une discipline quelconque, aussi vaste soit-elle -philosophie, sociologie de l’art et de la littérature, esthétique, épistémologie des sciences humaines, critique littéraire – même s’il est impossible aujourd’hui de s’attacher à ces recherches sans tenir compte de ses travaux et des résultats décisifs qu’ils ont apportés. Comme son maître Lukacs, Goldmann brisait tous les genres avec une facilité déconcertante. Par ailleurs, le genre même que pratiquait Goldmann: l’essai (2), la communication, le résumé de recherches, souvent brefs et condensés, ne cesse de poser des problèmes d’interprétation. Privés de leur contexte précis, il est souvent difficile de savoir exactement à quelle question particulière ces textes se rattachent.(3) Enfin, sa mort nous a privé de l’indispensable ouvrage théorique qui aurait donné un sens véritable à tous ces essais. Dès lors, où découvrir cette insaisissable unité ? Comment réunir dans une même problématique des essais sur la vision tragique de Pascal, les romans de Malraux, le théâtre de Genêt, la peinture de Chagall, l’ École de Francfort et le socialisme yougoslave ? Certains ont voulu découvrir l’unité de cette oeuvre au niveau de sa cohérence conceptuelle et de sa méthode. Et il est vrai que nul, plus que Goldmann, n’a tenté de donner à la critique marxiste un statut rigoureux et scientifique. D’autres ont tenté de chercher l’unité de cette oeuvre dans l’une de ses préoccupations essentielles : l’esthétique, la sociologie de la littérature, la critique littéraire. De telles tentatives sont sans doutes justifiées mais elles dédaignent malheureusement une grande partie des derniers écrits -politiques – de Goldmann qui échappent à ces recherches esthétiques pour tenter d’embrasser l’ensemble des phénomènes socio-culturels, qu’il s’agisse de l’intégration de la classe ouvrière au système capitaliste, du rôle de l’autogestion dans la transformation des structures sociales, ou encore du socialisme yougoslave. A ne voir en Goldmann que le sociologue de la littérature on risque de méconnaître les questions politiques qui, à notre avis, (4) lui semblaient ces dernières années les plus essentielles.

Aussi, cette unité de l’oeuvre de Goldmann la rechercherons-nous au niveau de l’interprétation marxiste elle-même. Goldmann était marxiste et c’est à partir du marxisme qu’il s’est compris et qu’il faut comprendre son oeuvre : c’est là une vérité banale, qui mérite souvent d’être rappelée. Farouchement anti-dogmatique, formé par le Lukacs d’Histoire et conscience de classe, Goldmann fut sans doute l’un de ceux qui firent le plus pour ouvrir aux recherches marxistes de nouveaux horizons. Aussi, ne saurait-on aborder son oeuvre avec sérieux sans lui appliquer la méthode même qu’il n’a cessé d’enrichir et de développer : l’interprétation génétique et dialectique. Dans cette étude, je me limiterai volontairement à trois grands axes de sa pensée:
- la recherche concrète de structures significatives dans les oeuvres littéraires;
- les fondements théoriques d’une approche dialectique et génétique en sociologie de la littérature;
- l’analyse marxiste des phénomènes politiques contemporains et de la redéfinition de la transition vers le socialisme.

L’esthétique du jeune Lukacs : du kantisme au marxisme

A l’origine de la réflexion de Goldmann sur l’art et la littérature et tout au long de son oeuvre se retrouve une inspiration constante: celle de Georg Lukacs. Il y aurait beaucoup à dire sur cette étonnante rencontre, cette fascination que Lukacs ne cessa d’exercer sur Goldmann tout au long de sa vie. Si le Dieu caché  est une illustration géniale des idées esthétiques du jeune Lukacs, on trouve peu de textes, même parmi les plus tardifs, qui ne contiennent un discret mais sincère hommage au penseur hongrois (5). Les critiques de Goldmann à l’égard du Lukacs de la maturité étaient nombreuses (et parfois injustes) mais son admiration pour ses écrits de jeunesse était sans borne. D’ailleurs, si Lukacs a donné à Goldmann l’impulsion décisive de toute son oeuvre – à travers des concepts fondamentaux comme ceux de « totalité », « réification », « conscience possible » – il faut bien reconnaître que ce sont les travaux de Goldmann qui, dans une très large mesure, ont révélé en France l’importance de Georg Lukacs.
Mais si dans tous ses écrits Goldmann est resté fidèle aux intuitions fondamentales de Lukacs, on ne saurait pour autant le considérer comme son disciple. Paradoxalement, il s’est assez peu intéressé à l’esthétique réelle de Lukacs : celle qui ne cessera de jouer un rôle décisif dans sa pensée correspond à une synthèse brillante et originale, mais fictive  de ses trois écrits de jeunesse : l’Ame et les formes, la Théorie du roman et Histoire et conscience de classe, oeuvres que Lukacs considérait précisément comme dépassées par son évolution politique et philosophique ultérieure. Goldmann a surtout tenté de briser le cercle souvent étroit de l’esthétique lukacsienne:
 - Il n’a jamais maintenu le privilège exorbitant accordé par Lukacs au réalisme socialiste ou au réalisme critique. De nombreuses oeuvres étudiées par Goldmann (Genêt, Saint-John Perse, Chagall) sont aux antipodes des affinités lukacsiennes.
- Il a dépassé l’opposition stérile réalisme/formalisme qui a paralysé et paralyse encore les recherches esthétiques dans les pays socialistes.
- Il a tenté de comprendre l’évolution contemporaine de l’art et de la littérature en renonçant à cette fascination pour le classicisme qui caractérise l’esthétique de Lukacs (et ce classicisme de la forme comprend des oeuvres aussi différentes par le contenu que celles de Thomas Mann et de Soljenitsyne).
Avant de tenter d’élucider la genèse des travaux de Goldmann, il est nécessaire de s’interroger sur les intuitions fondamentales et les concepts que lui a fournis le « jeune Lukacs ».
« L’importance que gardera selon nous l’oeuvre du jeune Lukacs dans l’histoire de la pensée occidentale reste en premier lieu attachée au fait d’avoir établi la jonction entre le structuralisme dont il était parti et la pensée marxiste qu’il rejoignit par la suite. » (M.S., pp. 227-228)
Goldmann a toujours maintenu une division profonde dans l’oeuvre de Georg Lukacs, accordant une place particulière à ses trois premiers écrits : l’Ame et les formes, la Théorie du roman et Histoire et conscience de classe . Il est impossible de discuter ici de la justesses mais aussi des inconvénients d’une telle division dans l’itinéraire de Georg Lukacs. Si l’importance et l’originalité de ces trois premières oeuvres sont incontestables, Goldmann a peut-être eu tort de négliger d’autres textes aussi essentiels, écrits par Lukacs dans sa maturité.
Ce qui caractérise ces écrits de Lukacs, rédigés entre 1908 et 1926, c’est qu’ils témoignent d’une évolution étonnante et sans doute unique du kantisme au marxisme le plus orthodoxe (6). Une oeuvre jouera dans la genèse de la pensée de Goldmann un rôle prépondérant, en particulier dans l’approche qu’il tentera dans le Dieu caché, de la vision tragique de Pascal et de Racine : l’Ame et les formes  (Die Seele und die Formen, Berlin 1911). Ce premier écrit important du jeune Lukacs se présente comme une « synthèse entre un structuralisme plus ou moins phénoménologique et un kantisme tragique « (7). Pour comprendre l’importance de cette esthétique du jeune Lukacs il est nécessaire d’en suivre brièvement la formation : « Ami de Lask, venant de l’Ecole néo-kantienne de Heidelberg, laquelle s’orientait déjà vers les sciences humaines (par opposition au néo-kantisme de Marburg centré sur les sciences physiques et mathématiques), Lukacs se trouvait dans un milieu intellectuel et universitaire en contact très étroit avec le groupe de Fribourg-en-Brigsau. On désignait d’ailleurs communément les penseurs de ces deux universités sous le vocable : École philosophique du Sud-Ouest allemand (Südwestdeutsche Schule)(8). »
Les contacts entre l’école néo-kantienne de Heidelberg et l’École phénoménologique de Fribourg étaient importants : le célèbre article de Husserl, la Philosophie comme conscience rigoureuse, fut publié pour la première fois dans la revue des néo-kantiens de Heidelberg, et les premiers travaux de Heidegger antérieurs à Sein und Zeit, son livre sur Duns Scott par exemple, étaient profondément marqués par l’influence de Lask.
Selon Goldmann, c’est la phénoménologie qui a permis de thématiser l’idée de « structure significative », même si ce n’est pas là son problème fondamental, et si aucun marxiste ne saurait accepter la phénoménologie comme position philosophique. Lorsque Lukacs écrivit l’Ame et les formes, il n’était pas encore marxiste. Il s’efforçait seulement de comprendre en kantien les problèmes esthétiques et il n’est pas étonnant qu’il ait perçu l’importance de cette idée de structure significative même si la phénoménologie est résolument antidialectique (9). Et c’est pourtant à partir de cette position antidialectique – kantisme tragique et phénoménologie – que Lukacs va élaborer l’idée d’une structure significative fondamentalement dialectique. Il est impossible de retracer ici cette évolution de Lukacs, son passage du kantisme à l’hégélianisme puis au marxisme. Aussi, nous limiterons-nous à rappeler la vision du monde qui domine ces écrits de jeunesse.
L’Ame et les formes est, à travers une série de brillants essais, le déploiement d’une surprenante vision tragique. Si les deux derniers chapitres exposent le refus radical et authentique impliqué par cette vision, Lukacs fait précéder ceux-ci de l’analyse des différentes formes de refus qui lui apparaissent inauthentiques et insuffisamment radicales, quelle que soit la justification esthétique que l’on puisse en donner. Il s’agit en effet de formes cohérentes d’expressions de l’âme humaine qui mettaient en question cela même qu’elles affirmaient, ouvrant par là le chemin à la dialectique d’Histoire et conscience de classe . Goldmann présente ainsi la thèse centrale de l’Ame et les formes:
« L’idée essentielle de l’Ame et les formes, résumée d’ailleurs dans son titre, est que les valeurs spirituelles en général et littéraires et philosophiques en particulier, sont fondées dans l’existence d’un certain nombre de formes, de structures cohérentes qui permettent à l’âme humaine d’exprimer ses différentes possibilités (10). »
Mais ajoute-t-il, rien dans cet ouvrage ne nous laissait encore percevoir l’importance et la signification particulière des formes cohérentes. Ce qui fonde la vision tragique ce n’est pas sa cohérence c’est son authenticité. Il faudra attendre Histoire et conscience de classe pour que Lukacs montre que la philosophie de l’Histoire est fondée sur le fait que « l’homme est l’être qui tend à créer en permanence des structures cohérentes de plus en plus vastes ». Les principes essentiels qui surgissent de la confrontation des deux courants philosophiques, le kantisme de l’Ame et les formes  et l’hégélianisme d’Histoire et conscience de classe  se ramènent à trois fondamentaux :
1°) L’hommme est un être historique qui tend à donner une signification à sa vie.
2°) L’histoire, création humaine, est significative et suppose la validité de la catégorie de progrès.
3°) Les formes cohérentes de la création spirituelle constituent des formes privilégiées d’une activité à l’intérieur desquelles la cohérence est un des principaux critères de valeur.
A partir de ces textes, se dessine une première esthétique de la forme, non seulement en tant que celle-ci est la structure cohérente qui constitue la signification essentielle de l’oeuvre littéraire, mais aussi en tant que chaque forme est une rupture insupportable entre l’homme et le monde, une sorte de dépaysement total qui pose le problème proprement technique  » de la manière qui a permis au poète et à l’écrivain de construire une oeuvre unitaire à partir d’une signification essentiellement dysharmonique « .(11)
Lukacs tentait de penser le rapport de l’homme et de l’art vivant, et déjà se dessine chez lui ce concept de réification qui constitue l’un des thèmes centraux d’Histoire et conscience de classe . Comme l’écrit excellemment Goldmann : Il y a une relation étroite entre le fait que notre société est devenue, sur le plan de la conscience, la société du musée imaginaire qui comprend et collectionne dans ses musées ou ses anthologies, toutes les formes d’expressions depuis les plus primitives jusqu’aux plus récentes, y compris la littérature et la peinture des enfants et des aliénés, le fait qu’elle est, en même temps, la société des plus grandes audaces expérimentales sur les différents plans de la création esthétique et le fait qu’elle est, probablement, la société dans laquelle la véritable créativité est la plus faible et, en tout cas, la plus difficilement décelable faute d’un critère universellement admis. » (12)
En 1908, alors qu’il était encore étranger à la pensée marxiste, Lukacs en découvrait déjà certaines intuitions fondamentales.
La Théorie du roman(ouvrage également renié) remplacera ce kantisme tragique par une vision inspirée – parfois jusqu’à la paraphrase et jusque dans ses élévations romantiques – de l’esthétique de Hegel, mais le lien qui unit les deux oeuvres reste important. Il faudra attendre Histoire et conscience de classe  (1923) pour assister à une rupture radicale. Ce livre, aussi renié par Lukacs, fortement influencé par Hegel et Rosa Luxemburg apportait un nouveau souffle à la pensée marxiste. Abandonnant la problématique, Lukacs s’efforçait de redéfinir les concepts fondamentaux du marxisme, à travers des chapitres consacrés à la conscience de classe, à la conscience prolétarienne, à la pensée dialectique, à la vérité, avec une hardiesse qui lui a valu bien vite l’hostilité du marxisme soviétique et sa condamnation par Zinoviev. En introduisant la catégorie de la totalité, Lukacs reprenait certaines de ses intuitions les plus fondamentales en leur donnant un sens nouveau. Comme l’écrit Goldmann:
« Dans l’histoire de la philosophie et des sciences sociales, ce livre marque une étape dans la mesure où l’introduction de la catégorie de totalité, l’affirmation de l’impossibilité de séparer les jugements de fait des jugements de valeur et surtout l’introduction dans les sciences sociales du principal concept opératoire de la pensée dialectique, celui de la conscience possible (Zugerechnetes Bewusstsein ) créent la possibilité d’une sociologie dialectique positive. » (13)
On peut dire que c’est de la confrontation et de la réunion de ces trois essais qu’est née l’esthétique de Goldmann, et sa méthode génétique. Deux concepts lukacsiens prendront dans ses premières recherches une place centrale :
- celui de forme, totalité en devenir, vision du monde, structure qui reprend la double inspiration de l’Ame et les formes et d’Histoire et conscience de classe.
 - Celui de conscience possible qui désigne : « le maximum d’adéquation à la réalité que saurait atteindre (tout en étant entendu qu’elle ne l’atteindra peut-être jamais) la conscience d’un groupe, sans que pour cela celui-ci soit amené à abandonner sa structure, se révèle en effet étroitement apparenté à l’ancien concept de forme de l’âme individuelle ».(14)
A partir d’Histoire et conscience de classe , Lukacs reconnaîtra la cohérence comme exigence fondamentale. Son intérêt pour les « formes » qui n’étaient alors qu’esthétiques prend désormais tout son sens à partir du moment où l’art, la philosophie, toutes les grandes créations spirituelles   » se rallient aux processus sociaux d’ensemble « . (15) Cette vision transformait profondément toute la conception marxiste de l’art : si pour Plekhanov l’art n’était que le  « miroir de la vie sociale « , une superstructure parmi les autres, Lukacs montrait au contraire que toute grande oeuvre, loin de refléter simplement les infrastructures, était un niveau, un modèle de cohérence unique vers lequel tendaient toutes les consciences. Comme l’écrivait Goldmann : Loin de traduire ce qu’ils disent et pensent réellement, l’oeuvre révèle ainsi aux membres du groupe ce qu’ils pensaient sans le savoir; elle est le point le plus avancé d’une cohérence vers laquelle tendent les consciences réelles des individus et comme telle, naturellement, unique et irremplaçable. » (16)
Ainsi se trouvait réalisée, au niveau de l’esthétique, la première grande synthèse du kantisme et de l’hégélianisme. Comme Kant, Lukacs affirme que l’art est une création qui atteint un niveau aussi élevé que la science et la philosophie, sans pour autant lui subordonner les autres activités créatrices, comme le font les Romantiques. Mais il refuse la vision statique du kantisme pour voir dans l’art non pas un élément essentiellement formel et abstrait, la triste réconciliation de la nature et de la moralité mais une structure dynamique, flux de significations plus ou moins distinctes, liées à l’évolution historique. Le concept qui permet cette union et ce renversement, celui de la totalité, allait prendre chez Goldmann une place capitale.

Totalité, structure significative et vision du monde: l’architecture du « Dieu caché »

Le concept de totalité ne cessera jamais chez Goldmann d’être fondamental. Ce qui se métamorphose, ce n’est jamais l’exigence de cohérence qu’implique cette catégorie mais les médiations qui rattachent la conscience collective  à l’oeuvre étudiée. Il n’en demeure pas moins vrai que le catégorie de totalité ou de vision du monde chez Goldmann ne prend tout son sens que rapportée à sa « préhistoire » lukacsienne. L’architecture et les hypothèses du Dieu caché en constituent l’illustration la plus brillante.

La forme comme exigence de cohérence

Dans l’Ame et les formes  Lukacs montre qu’il existe un certain nombre de formes qui expriment les valeurs spirituelles, littéraires et philosophiques et que certaines d’entre elles sont authentiques. Par la suite il montrera ce que signifie cette cohérence: elle exprime le besoin profond qu’a l’homme de se situer par rapport à son monde, et de donner un sens à sa vie. Dans son acceptation la plus vaste, la forme est une manière de surmonter le dépaysement qui oppose l’homme et le monde, en son sens restreint c’est la cohérence d’une signification.
- Dans la Théorie du roman il est question de « formes » littéraires épiques. Cette théorie de la forme ne peut être comprise que rapportée au classicisme. La catégorie de la totalité se rencontre dans Histoire de l’art antiquede Winkelman (1764), et surtout chez Hölderlin et Schiller. Et c’est en référence au classicisme que Lukacs a d’abord pensé cette catégorie de totalité, lorsqu’il écrit la Théorie du roman :
 » Notre monde est devenu immensément grand, et, en chacun de ses recoins, plus riche en dons et périls que celui des Grecs; mais cette richesse même fait disparaître le sens positif sur lequel reposait leur vie : la totalité. Car la totalité, en tant que réalité première, formatrice de tout phénomène, implique qu’une oeuvre fermée sur elle-même puisse être accomplie; accomplie parce que tout advient en elle sans que rien en soit exclu ou y renvoie à une réalité supérieure, accomplie parce que tout mûrit en elle vers sa propre perfection et, s’atteignant soi-même, s’insère dans l’édifice entier. Il n’est de totalité possible de l’être que là ou tout, déjà, est homogène avant d’être investi par les formes, où les formes ne sont pas des contraintes, mais la simple prise de conscience, la venue à jour de tout ce qui, au sein de tout ce qui doit recevoir forme, sommeillait comme une obscure aspiration. Là où le savoir est vertu et la vertu bonheur, là où la beauté manifeste le sens du monde. »
La totalité apparaît comme quelque chose d’originel et de perdu, comme une norme éternelle qui éveille la nostalgie mais que l’on ne retrouvera jamais plus.
- Dans Histoire et conscience de classe, la totalité devient un principe infiniment plus riche qui dépasse le kantisme et l’hégélianisme pour devenir une catégorie marxiste fondamentale. Il est impossible de résumer ici la richesse de cette oeuvre – parfois qualifiée de « maudite » – qui est à l’origine d’un fantastique renouveau de la pensée marxiste. Remarquons simplement qu’il ne s’agit plus seulement de la forme comme exigence de cohérence pour l’âme humaine ou de la totalité comme idéal romantique brisé par le monde bourgeois mais de la totalité du processus de l’expérience sociale et historique telle qu’elle se constitue dans la praxis sociale et la lutte des classes. Cette notion de totalité dialectique s’oppose à la théorie du reflet(17) et du marxisme simpliste de Boukharine. Goldmann donnera deux illustrations, philosophique et littéraire, de cette catégorie de totalité : dans son premier ouvrage la Communauté humaine et l’univers chez Kant  (1948) (18), où il tentait d’éclairer la philosophie kantienne, en particulier les trois Critiques mais aussi les oeuvres qui précèdent, à la lumière de l’oeuvre de Lukacs et dans sa thèse le Dieu cachéà propos de la vision tragique janséniste chez Pascal et Racine. Comme la place nous manque dans le cadre de cette étude pour discuter longuement l’interprétation que Goldmann propose de Kant, nous nous limiterons à rappeler les thèses fondamentales et la méthode du Dieu caché, oeuvre trop riche et trop connue, pour que l’on se risque à la résumer.

Le Dieu caché

Deux phrases placées en exergue méritent d’être rappelées car elles sont les limites de déploiement de la vison tragique qu’analyse Goldmann :

 » La tragédie est un jeu …un jeu dont Dieu est le spectateur. Il n’est que spectateur et jamais sa parole ou ses actes ne se mêlent aux paroles et aux gestes des acteurs.  »
Georg Lukacs (Métaphysique de la tragédie, 1908)

 » Le bon Monseigneur de Nantes m’a appris une sentence de Saint Augustin qui me console fort : Que celui-là est trop ambitieux auquel les yeux de Dieu spectateur ne suffisent pas. »
Mère Angélique(Lettre à Arnaud d’Andilly du 0 janvier 1623.)
Presque vingt ans après sa parution l’ouvrage fait encore l’objet de polémiques aussi vives : il s’agit non seulement de l’une des contributions les plus importantes à la critique littéraire (on peut même affirmer que c’est Goldmann qui a ouvert la voie à la nouvelle critique), mais de l’une des illustrations les plus brillantes de la méthode marxiste à une époque où elle était réduite à l’infantilisme stérile du stalinisme (19). Le projet de Goldmann était double : il s’agissait à la fois de  » dégager une méthode positive dans l’étude des ouvrages philosophiques et littéraires  » et de contribuer à la compréhension d’un ensemble limité et précis d’écrits qui, malgré de notables différences, nous paraissent étroitement apparentés. L’idée centrale de l’analyse – héritée de l’esthétique du jeune Lukacs – était que :
 » Les faits humains constituent toujours des structures significatives globales, à caractère à la fois pratique, théorique et affectif, et que ces structures ne peuvent être étudiées de manière positive, c’est-à-dire à la fois expliquées et comprises, que dans une perspective pratique fondée sur l’acceptation d’un certain ensemble de valeurs. (20)   »
Ainsi Goldmann se proposait-il de montrer l’existence d’une telle structure – la vision tragique -, de la découvrir et de l’ explorer à travers les pensées de Pascal et le théâtre de Racine. L’originalité profonde de l’ouvrage était de tenter d’unir en même temps une réflexion sur la méthode de recherche adoptée et une étude concrète d’une oeuvre littéraire.

La vision tragique : Dieu, le Monde, l’Homme.

 » Pour tracer le schéma conceptuel de la vision tragique il faudrait dégager l’élément commun à un ensemble d’oeuvres philosophiques, littéraires et artistiques qui embrasserait en tout cas les tragédies antiques, les écrits de Shakespeare, les tragédies de Racine, les écrits de Kant et de Pascal, un certain nombre de sculptures de Michel-Ange et probablement certaines autres oeuvres de diverses importance (21) » écrit Goldmann. En fait, la théorie de la vision tragique qui lui servira à explorer les oeuvres qu’il étudie est essentiellement héritée de Kant, Pascal et Racine. Reprenant les thèmes développés par Lukacs dans le chapitre de l’Ame et les formes intitulé Métaphysique de la tragédie, Goldmann prolongeait l’inspiration fondamentale de cette oeuvre de jeunesse mais en la lisant à la lumière de ses écrits ultérieurs, c’est-à-dire en tentant de la rattacher à des situations historiques :
 » Le problème central de la pensée tragique, problème que seule la pensée dialectique pourra résoudre sur le plan en même temps scientifique et moral, est celui de savoir si, dans cet espace rationnel qui a, définitivement et sans possibilité de retour en arrière, remplacé l’univers aristotélicien et thomiste, il y a encore un moyen, un espoir quelconque de réintégrer les valeurs morales supra-individuelles, si l’homme pourra encore retrouver Dieu ou ce qui nous est synonyme et moins idéologique : la communauté et l’univers.  »(22)
La voix de Dieu ne parle plus d’une manière immédiate à l’homme, c’est l’un des points fondamentaux de la pensée tragique : Vere tu es Deus absconditus, écrit Pascal – le Dieu caché . Goldmann nous dit qu’il ne faut pas chercher à atténuer le sens fort de cette pensée de Pascal en la ramenant au  » bon sens « :
 » le Dieu caché est pour Pascal un Dieu présent et absent et non pas présent quelquefois et absent quelquefois; mais toujours présent et toujours absent . » (23)
C’est ce Dieu toujours présent et toujours absent qui est au coeur de la tragédie. Lukacs l’avait remarquablement compris lorsqu’il écrivit déjà en 1910 :
 » La tragédie est un jeu, un jeu de l’homme et de sa destinée, un jeu dont Dieu est le spectateur. Mais il n’est que spectateur, et jamais ni ses paroles ni ses gestes ne se mêlent aux paroles et aux gestes des acteurs. seuls ses yeux reposent sur eux.  » (24)
Mais quel monde historique peut correspondre à cette forme particulière de la conscience tragique. La tragédie est toujours liée à un monde -social ou cosmique – , et si le problème central de la tragédie est de savoir si l’homme sur lequel est tombé le regard de Dieu peut encore en vivre, le monde de la tragédie se définit ainsi :
 » Tout ce qui est nécessaire selon Dieu est impossible selon le monde et inversement, tout ce qui est possible suivant le monde n’existe plus pour le regard de Dieu. »(25)
Le monde est rien et tout en même temps :  » Le Dieu de la tragédie est un Dieu toujours présent et toujours absent. Or, sa présence dévalorise sans doute le monde et lui enlève toute réalité, mais son absence non moins radicale et non moins permanente fait au contraire du monde la seule réalité en face de laquelle se trouve l’homme et à laquelle il peut et doit opposer son exigence de réalisation des valeurs substantielles et absolues.  » (26) La tragédie ne connaît qu’une forme de pensée et d’attitude valables : le oui et non, c’est à dire le paradoxe : vivre – dans le monde – mais sans y prendre part. Il serait aussi peu cohérent de refuser le monde que de l’accepter dans son ambiguïté et son absurdité : « C’est là l’extrême rigueur et l’extrême cohérence de la conscience tragique telle qu’elle s’exprime dans Phèdre de Racine, dans les écrits philosophiques de Pascal, de Kant, et dans le texte déjà cité de Lukacs, attitude paradoxale et sans doute difficile à décrire et à rendre compréhensible, mais qui, seule, semble-t-il, nous permettra la compréhension des écrits que nous nous proposons d’étudier.  » (27)
A partir de là se développent deux attitudes face au monde :
- Le refus unilatéral du monde et l’appel à Dieu.
- Le refus ultramondain du monde et le pari sur l’existence de Dieu.
C’est cette différence qui sépare Junie de Phèdre, Barcos de la Mère Angélique de Pascal. Le héros tragique vit sous le regard permanent  du Dieu spectateur et pour lui  » le monde seul est réel « . La présence divine l’empêche de refuser le monde, et l’absence divine l’empêche de l’accepter entièrement. L’homme tragique vit pour la réalisation de valeurs rigoureusement irréalisables. Il réunit en lui l’Ange et la Bête, la grandeur et la misère, l’impératif catégorique et le mal radical. Dans le clair et l’ambigu, la proximité du Dieu absent, la seule forme d’expression que connaît l’homme tragique est le monologue, le dialogue solitaireselon une expression de Lukacs. Goldmann remarque que :  » Les Pensées sont un exemple suprême de ces dialogues où tout compte, où chaque mot pèse autant que les autres, où l’exégète ne saurait laisser rien de côté sous prétexte d’exagération ou d’outrance de langage, dialogues où tout est essentiel, parce que l’homme parle au seul être qui pourrait l’entendre mais dont il ne saura jamais s’il l’entend réellement. » (28)
Conscient de la vanité du monde, de l’abîme infranchissable qui le sépare de lui, l’homme sait qu’il ne pourra atteindre la valeur exclusive de Dieu par ses propres forces. Le message que l’ âme croit entendre en permanence est cette voix du Dieu caché, invisible, qui lui apporte la certitude dans le doute, l’optimisme dans la crainte, la grandeur dans la misère. Telle est schématiquement l’interprétation globale que défend Goldmann dans son approche de la vision tragique de Pascal et de Racine. La seconde partie de sa thèse tente de découvrir un fondement social et intellectuel à cette vision.

Jansénisme et noblesse de robe

Il s’agit de montrer en quoi cette vision correspond à l’expression d’une classe sociale. L’hypothèse centrale de Goldmann permet de rendre compte d’un certain nombre de faits politiques, sociaux, idéologiques, qui ont profondément marqués la société française entre 1637 et 1677, dates qui séparent la retraite du premier solitaire Antoine le Maître (et l’aristocrate Saint Cyran en 1638) de la première représentation de Phèdre, dernière tragédie de Racine. Tous ces faits semblent se rattacher à l’apparition et au développement d’une même idéologie : l’impossibilité radicale de réaliser une vie valable dans le monde. Un tel choix historique mérite d’être justifié. S’il y a eu avant 1637 des
 » abandons du monde  » et des retraites dans la solitude, aucune n’a pris le caractère idéologique de la retraite d’Antoine de Maître. Si on écrira après Phèdre, des pièces sérieuses, graves et tristes, aucune oeuvre ne nous montrera vraiment le Dieu spectateur de la tragédie. Aussi Goldmann tente-t-il de découvrir dans quel milieu social s’est développée cette vision tragique et ce qui a pu orienter les hommes vers une telle vision. En d’autres termes, quelle a été l’infrastructure sociale, économique et politique du premier jansénisme, celui de Barcos, de la Mère Angélique, de Pascal et des tragédies de Racine ?
Le jansénisme est en premier lieu issu des milieux de robe. Si l’on fait abstraction de quelques figures isolées, originaires de la petite bourgeoisie, figures qui se rangent à l’aile extrémiste du mouvement, la pensée janséniste s’est répandue dans deux groupes sociaux parfaitement circonscrits :
- Quelques figures de la grande aristocratie qui s’accordent assez mal de la domestication qu’implique la monarchie absolue et qui peuvent constituer une opposition propre.
- Les milieux d’Officiers, surtout membres des cours souveraines et les avocats.
Comment expliquer cette étrange affinité entre le jansénisme, la vision tragique qu’il développe, et la petite noblesse de robe ? Goldmann montre que la politique du pouvoir central a progressivement réduit l’importance de ce groupe social, le rejetant pratiquement de la vie économique et politique. C’est cette éviction qui aurait conduit progressivement ce groupe à une position de retraite face au monde et à la vie sociale. Exclue du processus économique, privée de tout avenir social, cette petite noblesse de robe sera la plus sensible à cette idéologie qui prône le refus du monde et son acceptation avec l’ambiguïté qu’une telle position comporte, comme un idéal de vie.

La vision tragique dans le théâtre de Racine

Goldmann considère qu’un lien profond unit les Pensées de Pascal, les tragédies de Racine et la vision janséniste du Dieu caché. Ce qui caractérise la tragédie racinienne d’Andromaque à Phèdre, c’est qu’elle se joue en un seul instant :
 » Celui où l’homme devient réellement tragique par le refus du monde et de la vie. Un vers revient au moment décisif dans la bouche de tous les héros tragiques de Racine, un vers qui indique le temps de la tragédie, l’instant où la relation du héros avec ce qu’il aime encore dans le monde s’établit pour la dernière fois. »
Andromaque : Céphise, allons le voir pour la dernière fois (IV,1).
Junie : Et si je vous parlais pour la dernière fois (V,1).
Titus : Et je vais lui parler pour la dernière fois (II,2).
Bérénice : Pour la dernière fois, adieu, Seigneur  (V,7).
Phèdre : Soleil, je viens te voir pour la dernière fois  (I,3).
« Tout le reste, d’Andromaque à Bérénice tout au moins, n’est qu’exposition de la situation, exposition qui n’a pas d’importance essentielle pour la pièce. Comme le dit Lukacs, lorsque le rideau se lève sur une tragédie, l’avenir est déjà présent depuis l’éternité. Les jeux sont faits, aucune conciliation n’est possible entre l’homme et le monde. «  (29)
Dans toutes les tragédies raciniennes les éléments constitutifs du tragique sont Dieu, le monde et l’homme. Le monde, c’est aussi bien Oreste, Hermione, Pyrrhus, Hippolyte, Thésée et Oenone. Ce qui les réunit c’est un même manque d’authenticité, de caractère et de valeur humaine.
Le Dieu, c’est toujours le Dieu caché – Deus Absconditus- et c’est en ce sens que Goldmann montre combien des pièces comme Andromaque et Phèdresont profondément jansénistes, bien que Racine soit en conflit avec Port – Royal  » qui n’aimait pas la comédie, même (et peut-être surtout) lorsqu’elle exprimait sa propre vision  « . (30) L’intuition géniale de Goldmann c’est d’avoir montré l’identité fondamentale du Dieu caché de Pascal et du Soleil absent des pièces de Racine
 » Le Soleil de Phèdre est, en réalité, le même Dieu tragique que le Dieu caché de Pascal, de même qu’ Andromaque, Junie, Bérénice et Phèdre sont les incarnations concrètes de ces appelées dont la reconnaissance constitue dans l’Ecrit sur la grâce  un des critères pour différencier les jansénistes des calvinistes, ou de ces justes que la grâce a manqué, dont parle la première des cinq propositions condamnées par l’Eglise.  » (31)
L’ opposition radicale est encore celle de la vision tragique du monde et d’un univers d’êtres sans conscience authentique et sans grandeur humaine. Le personnage tragique trouve au contraire sa grandeur dans le refus du monde et de la vie. Ainsi apparaît la possibilité de deux sortes de tragédie : la tragédie sans et la tragédie avec péripétie. Goldmann les définie ainsi :
 » La tragédie sans péripétie ni reconnaissance est celle dans laquelle le héros sait clairement, dès le début, qu’aucune conciliation n’est possible avec un monde dépourvu de conscience, auquel il oppose, sans la moindre défaillance ou illusion, la grandeur de son refus. Ce type de tragédie, Andromaque s’en approchera de très près, Britannicus et Bérénice le réaliseront respectivement dans l’une et dans l’autre de ses formes.  »
 » L’autre type de tragédie est celui où il y a péripétie parce que le personnage tragique croit encore pouvoir vivre sans compromis en imposant au monde ses exigences, et reconnaissance parce qu’il finit par prendre conscience de l’illusion à laquelle il s’était laissé aller.  » (32)
Ces quelques indications suffisent, je l’espère, à montrer l’extrême cohérence de l’interprétation marxiste – la première du genre – que Goldmann a consacrée à Pascal et à Racine. Aujourd’hui encore, aucune autre interprétation ne l’a dépassée en richesse et en cohérence. Mais une telle approche pouvait-elle être appliquée à d’autres oeuvres, plus modernes et dont le rattachement à un groupe social déterminé était des plus problématiques ? C’est à cette question que se heurtera Goldmann lorsqu’il abordera l’étude de plusieurs oeuvres caractéristiques du roman moderne. Une telle approche nécessitait une transformation profonde de la méthode, une recherche de nouvelles médiationsentre l’oeuvre et la conscience collective. Mais où les découvrir ? C’est l’ensemble de ces problèmes que Goldmann tentera d’élucider dans son recueil d’essais : Pour une sociologie du roman. (33)

Jean-Michel Palmier

(1) Bibliographie sommaire des oeuvres de Lucien Goldmann et liste des abréviations utilisées:
La communauté humaine et l’univers chez Kant, P.U.F., 1948, réédité en 1967 sous le titre : Introduction à la philosophie de Kant (I.K.); Sciences humaines et philosophie, P.U.F. 1952. Médiations, 1966. (S.P); Racine. L’Arche, 1956 (R.); le Dieu caché. Gallimard, 1956 (D.C.); Recherches dialectiques. Gallimard, 1959 (R.D.); Pour une sociologie du roman. Gallimard, 1964 (S.R.); Structures mentales et création culturelle, Anthropos. 1970 (S.M.); Marxisme et sciences humaines. Gallimard, 1970 (M.S.).
(2) Dans son étude sur l’Esthétique du jeune Lukacs  Goldmann remarque à juste titre au sujet du genre même de l’essai : »l’essai, en revanche, est précisément une forme d’expression qui pose plutôt des questions qu’elle n’apporte des réponses et qui, surtout, lorsqu’il s’agit de ses dernières, les esquisse plutôt qu’elle ne les affirme. » (M.S., page 230)
(3) Il faut regretter aussi l’absence d’indications chronologiques dans son premier recueil d’essais, paru peu de temps après sa mort: Marxisme et sciences humaines(Idées,1970). Dans la plupart de ces textes – essais et conférences – Goldmann précise sa pensée en fonction d’une question particulière (sujet du colloque ou du congrès) aussi est-il particulièrement difficile de comprendre l’importance de ses prises de position lorsqu’on en ignore l’objet.
(4) Ce jugement s’appuie non seulement sur les derniers textes politiques de Goldmann (M.S) mais aussi sur une logique de discussions personnelles lors du dernier colloque sur Hegel organisé par l’École de Korçula.
(5)Ainsi le dernier ouvrage (posthume) de Lucien Goldmann : Structures mentales et création culturelle (Anthropos, 1970 et éditions 10×18, 1974) est-il encore dédicacé à Georg Lukacs.
(6) Rappelons seulement l’étonnement de Max Weber lorsqu’il apprit que son jeune ami Georg Lukacs était devenu Commissaire de la Culture dans le Gouvernement Communiste de Bela Kun, en Hongrie.
(7) Tragique qui culmine sans doute dans l’essai de Kant : La Religion dans les limites de la simple raison où il développe cette idée de « mal radical ».
(8) Cf. Goldmann :  » l’Esthétique du jeune Lukacs  » (Marxisme et sciences humaines) et Recherches dialectiques : Georg Lukacs l’essayiste.
(9) Sur le rapport de la phénoménologie au marxisme Cf. les remarquables travaux du philosophe tchèque Karel Kosik, en particulier sa Dialectique du concret (Maspéro, 1969)
(10) M.S., page 324.
(11) M.S., page 235.
(12) M.S., page 236.
(13) M.S., page 238.
(14) Ibidem, page 239.
(15) Ibidem, page 239.
(16) Ibidem, page 240.

(17) Aussi est-il stupéfiant qu’un critique soviétique ait pu reprocher à Goldmann d’être « partisan de la théorie du reflet « , et d’établir des dépendances directes entre la structure sociale et économique d’une société et la structure de la création littéraire. (Cf. S.M. p. 445.)
(18) L’ouvrage a été réédité en 1967 dans la collection Idées sous le titre Introduction à la philosophie de Kant.
(19) Comme en témoignent les comptes rendus navrants publiés à l’époque dans les revues d’obédience strictement communistes.
(20) D.C., page 1.
(21) D.C., page 32.
(22) D.C., page 45.
(23) Ibidem, page 46.
(24) Ibidem, (cité par Goldmann), page 47.
(25) Ibidem, page 59.
(26) Ibidem, page 60.
(27) Ibidem, page 62.
(28) Ibidem, page 70.
(29) D.C., page 351.
(30) D.C., page 352.
(31) D.C., page 352.
(32) Ibidem, page 352.
(33) Collection Idées. Gallimard, 1965.


 pourunesociologieduroman.jpg

« Lukacs et Heidegger », selon Goldmann

Dimanche 1 novembre 2009

Article paru dans le Monde des Livres du 25 octobre 1973 

 heidegger1.jpg   georglukacs.jpg 
Martin Heidegger                                                    Georg Lukacs

Lucien Goldmann : Lukacs et Heidegger. Editions Gonthier-Denoël, 182 p;, 8,50 F.

On est souvent tenté, lorsqu’il s’agit d’un livre posthume, d’y rechercher, sinon l’aboutissement d’une oeuvre et d’une vie, du moins des éclaircissements sur les derniers écrits. C’est pourtant à l’origine même de sa réflexion philosophique et politique que nous ramènent ces fragments de Lucien Goldmann. Dans son premier livre, la Communauté humaine et l’Univers chez Kant (1945), il esquissait déjà un rapprochement entre les premiers écrits de Georg Lukacs et ceux de Martin Heidegger, s’efforçant de dégager le rapport polémique qui les unissait. Presque trente ans plus tard, il a repris le même problème, sans pouvoir mener cette investigation à son terme. Ces fragments de cours donnés à l’Ecole pratique des hautes études en 1967-1968, ces débuts de chapitre, sont pourtant un complément indispensable au Dieu caché.

Contre le positivisme

Le rapprochement de Lukacs et de Heidegger a de quoi surprendre. Si Lukacs a souvent violemment attaqué Heidegger pour son attitude politique au cours de son rectorat de 1933, dénonçant un « irrationalisme » où il croyait voir la préfiguration du nazisme, Heidegger, par contre, s’est fort peu occupé des travaux du marxiste hongrois. On chercherait en vain, dans leurs problématiques, des questions communes. Pourtant Goldmann s’efforce de montrer que cette coupure radicale n’a pas toujours existée : les écrits du jeune Lukacs sont proches des positions heideggeriennes. D’autre part, l’Etre et le Temps, de Heidegger, pourrait bien être une attaque voilée contre Histoire et Conscience de classe, de Lukacs. Si la première thèse est facilement acceptable, la seconde l’est beaucoup moins. Heidegger, en effet, a souvent affirmé qu’il n’avait, à cette époque, jamais lu Lukacs. Goldmann, à l’appui de sa thèse, retrace les grands courants de la pensée allemande entre 1910 et 1925, persuadé que c’est dans cette élucidation que l’on peut trouver la raison de l’importance du rôle joué par Heidegger et Lukacs dans la philosophie et le marxisme.

A cette époque, en effet, un tournant semble s’effectuer, qui marque une rupture par rapport au positivisme. L’Etre et le Temps, publié en 1927, ouvre non seulement une nouvelle direction au sein du courant phénoménologique en renouvelant l’ontologie traditionnelle, mais marque la fin du positivisme prôné par le néo-kantisme. Histoire et Conscience de classe, publié en 1923, écrit sous l’influence de Hegel et de Rosa Luxemburg, renouvelait la pensée marxiste en lui insufflant un courant dialectique. Goldmann pense pouvoir établir que ces deux oeuvres sont une réponse à une situation politique et culturelle commune. Toutes deux rompent avec la dualité sujet-objet, le positivisme, pour renouer avec l’inspiration originale de Kant. C’est d’elles qu’allaient naître tous les courants ultérieurs, l’existentialisme de Sartre et de Jaspers, comme la « pensée critique  » de l’école de Francfort. Aussi n’est-ce pas un hasard si Marcuse, dans ses premiers écrits, s’efforce de concilier l’influence contradictoire de Lukacs et de Heidegger.

La métaphysique de la tragédie

Dès 1909, Lukacs s’inspirait d’un kantisme tragique en écrivant les essais qui composent le recueil l’Ame et les formes, essais dont le plus célèbre, Métaphysique de la tragédie, servit de point de départ à l’étude que Goldmann consacra à Pascal et Racine. Goldmann voit avec raison dans cet écrit la première manifestation de la pensée existentialiste et souligne ce qui rapproche les positions philosophiques du jeune Lukacs de celles de Heidegger : l’authenticité se définit par la conscience de la mort, l’ipséité est affirmée en même temps que l’inspiration tragique. Tout l’effort ultérieur de Lukacs, dans la Théorie du roman, lecture marxiste de l’Esthétique de Hegel, et dans Histoire et Conscience de classe, consistera à dépasser cette position  tragique vers l’idée de communauté. Son ralliement au mouvement communiste donnera à sa réflexion une direction nouvelle et il reniera ses trois premiers écrits. Dès lors, les chemins de Lukacs et de Heidegger ne pourront que diverger, et Goldmann montre bien tout ce qui sépare la pensée concrète et dialectique de l’un et l’effort désespéré de l’autre pour unir sa définition de l’homme comme être-pour-la-mort à celle d’une communauté mythique qui prend parfois une coloration paysanne.

Goldmann a sans doute tort de trop privilégier le « jeune Lukacs » au détriment du Lukacs de la maturité qu’il ignore presque totalement, car, selon lui, son ralliement implicite au stalinisme lui aurait fait perdre toute radicalité. Mais cet écrit s’inscrit désormais comme l’un des plus originaux et des plus profonds dans la littérature lukacsienne.

Jean-Michel Palmier.

12