Le juif Süss n’est pas celui qu’on croit.
Comment le héros d’un roman antifasciste est devenu le bouc émissaire de la propagande antisémite.
Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2661 du 17 au 22 novembre 1978
Voici enfin accessible en français le texte du beau roman de Lion Feuchtwanger éclipsé par l’abject film du même nom, réalisé par Veit Harlan en 1940. A tort oublié aujourd’hui, Lion Feuchtwanger fut l’un des plus grands romanciers de l’Allemagne de Weimar, au même titre qu’Alfred Döblin. Ami de Bertolt Brecht – il fait revivre l’atmosphère munichoise dans son roman Erfolg ( Succès) -, il se réfugia en France après 1933 avant d’émigrer à Hollywood et fut l’un des directeurs de la revue théorique du Front populaire anti-fasciste Das Wort, qui paraissait à Moscou et dans laquelle se déroula la célèbre polémique au sujet de l’expressionnisme.
L’ histoire du Juif Süss que Feuchtwanger retrace avec autant de générosité que de sensibilité, est celle le l’un de » ces Juifs de
cour » (Hofjuden) très en vogue en Allemagne aux XVIIè et XVIIIè siècles. En dépit des explosions d’antisémitisme, des conditions de vie misérables de la plupart des Juifs d’Europe, il était assez fréquent de voir un prince, un empereur, confier ses finances, le ravitaillement de son armée, des fonctions administratives ou diplomatiques à un Juif. Détesté par la population, ce Juif de cour est reçu par ces princes, vit dans leur entourage et comme le rappelle Léon Poliakov dans la préface à cette traduction du roman de Feuchtwanger, « des altesses royales mangent à la table des juifs, couchent chez eux lorsqu’ils sont en voyage, honorent par leur présence les fêtes et mariages ». Les Oppenheimer, les Rothschild constituent l’exemple le plus brillant du rôle que jouèrent ces « Juifs de cour « .
Un bouc émissaire
Süss fut l’un d’entre eux. A la cour du Würtemberg, il s’était acquis un réel prestige et ne manqua pas d’en user pour venir en aide à ses coreligionnaires. Des troubles politiques – l’opposition des communes à la volonté du duc Charles-Alexandre – des conflits religieux trouvèrent leur issue dans la mort subite du souverain. Il est vraisemblable que Süss fut victime de cette volonté de pacification : il devint le bouc émissaire de la vindicte populaire et après un procès retentissant, fut pendu dans une cage. Le nombre impressionnant d’écrits, de pamphlets qui furent consacrés à son « procès » indique que cette histoire frappa profondément l’imagination. Des historiens, des auteurs romantiques immortalisèrent la figure de Süss. Feuchtwanger, lui-même s’est documenté avec beaucoup de soins sur les faits historiques pour écrire ce roman, l’un des plus célèbres des années 20.
Le film de Veit Harlan fut réalisé sur l’ordre de Goebbels en personne. A partir du 10 février 1940, le port de l’étoile jaune avait été rendu obligatoire pour les juifs dans les pays occupés par le Reich. Plusieurs films antisémites (Les Rothschild d’Eric Waschnek, Le péril Juif de Fritz Hippler) justifiaient ce déferlement de haine. Le duc de Würtemberg est présenté par Harlan comme un personnage faible, avide de plaisirs et incapable de gouverner avec fermeté. Süss en profite pour accroître son pouvoir en flattant les vices du Duc, et favorisa ses coreligionnaires. Face à la lâcheté du souverain, à la bassesse de Süss, les valeurs allemandes sont incarnées par la famille du conseiller d’Etat Sturm, antisémite convaincu, sa fille la blonde Dorothéa et le greffier Faber, son futur gendre. Süss, l’intrigant, montré avec un sourire machiavélique, raffiné, efféminé et cruel, ne veut pas seulement favoriser ses coreligionnaires; il amasse une fortune immense et se montre de la plus extrême perversité avec les citoyens du Würtemberg, n’hésitant pas à faire démolir la moitié de la maison d’un forgeron qui est sur sa route. Sensible aux charmes de Dorothéa, il la demande en mariage. Outré, son père refuse en affirmant que sa fille ne mettra pas au monde d’enfants juifs. Il ouvre même la fenêtre après le départ de Süss car « l’odeur du juif » l’incommode. Celui-ci, furieux et humilié, va exercer un odieux chantage sur la jeune fille : il fait arrêter Faber accusé de complot contre le duc et contraint la jeune fille à lui accorder ses faveurs en lui laissant entendre les hurlements de son fiancé que l’on torture. Elle lui cédera, mais, désespérée, se suicide dans un lac. Les habitants, horrifiés par ce crime, après une fantastique chasse aux flambeaux, retrouvent le corps de la malheureuse. Une délégation force la retraite du souverain qui, complètement ivre, meurt d’une crise cardiaque. Süss, arrêté et jugé, est hissé à une poterne dans une cage et pendu malgré ses protestations d’innocence. Un juge lit le décret qui ordonne que » les Juifs doivent quitter le Würtemberg et sont déclarés bannis afin que bien des maux demeurent épargnés au Würtemberg et à ses voisins, à eux-mêmes et aux enfants de leurs enfants « .
Film infâme salué par la presse collaborationniste comme un pur chef-d’oeuvre et qu’Harlan essayera par la suite de faire passer pour un simple documentaire … lui aussi ! Pourtant, il n’était pas antisémite. Collaborant avec le régime pour la plus grande gloire de sa femme, il fut amené par lâcheté à tourner cette oeuvre, sa plus célèbre, qui a suffi à le déshonorer. Le film fut projeté aux gardiens des camps de concentration, aux fonctionnaires de la police et aux S.S. A Vienne, un vieux juif fut piétiné par de jeunes hitlériens après sa projection. Sans doute Harlan essaya-t-il de freiner l’antisémitisme que Goebbels voulait mettre dans le film, mais il ne parvint pas à détourner l’oeuvre de son intention malveillante et haineuse. Goebbels se chargea lui-même de faire tourner certains passages et de les ajouter au film d’Harlan.
Faut-il rappeler que de très grands acteurs allemands jouent dans ce film : Heinrich George (jadis contre-maître dans Métropolis de Fritz Lang) y incarne le souverain, Werner Krauss (le Dr Caligari, Jack l’Eventreur dans le Cabinet des figures de cire de Leni, le boucher de La rue sans joie de Pabst, etc.) multiplie les rôles de juifs, conseillers avides et lâches, rabbins répugnants et gâteux. Assez curieusement, ce film semble avoir porté malheur à ses interprètes : Heinrich George mourra dans un camp de prisonniers en 1946, Werner Krauss ne pourra plus jouer après la guerre et sera insulté en public. Son fils se suicidera, F. Marian (Süss) se tua en voiture et sa femme se noya.
LE JUIF SUSS
de Lion Feuchtwanger
France-Adel/Balland
369 P., 59 F.
Jean-Michel PALMIER.
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