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J-M Palmier : Thomas Mann, Journal du Dr Faustus (2/3)

L’Apocalypse, le Diable, Hitler et l’Allemagne.
Préface écrite pour l’édition du Journal du Docteur Faustus; chez Christian Bourgois en 1994 – collection  Titre  N° 43

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Les dernières années d’exil de Thomas Mann et la Genèse du Docteur Faustus (Suite)

 III

Lorsqu’il commença la rédaction du Docteur Faustus  après le quatrième volume, Joseph le Nourricier , Thomas Mann, l’homme qui pouvait oser dire :  » Là où je suis, là est la culture allemande « , était au faîte de sa gloire. Respecté et adulé par la presque totalité des exilés – sauf de Brecht ! – pour son courage, sa générosité, les nazis n’avaient pu arracher son oeuvre des mémoires allemandes. Même publiés, en exil, ses romans pénétraient clandestinement dans le Reich et lui-même bénéficiait en Amérique d’un immense crédit moral. Il s’honorait de l’estime et même de l’amitié du président Roosevelt. Considéré comme le porte-parole spirituel de l’émigration – on songea même à lui pour présider un gouvernement allemand en exil -, ses tournées de conférences étaient organisées par des « agents  » comme de véritables « shows  » et il avait l’écoute d’un grand nombre de personnalités américaines. Outre sa santé déficiente, la disparition de certaines des figures les plus chères -Bruno Frank, M. Reinhardt, F. Werfel -, les évènements qui déchiraient l’Europe, le destin de l’Allemagne, après Hitler constituaient en ce début des années 40 ses préoccupations les plus angoissantes.
Ce fut sans doute la conscience aiguë du caractère à la fois prophétique et terriblement actuel du Docteur Faustus qui le conduisit à en repenser scrupuleusement la genèse, le rapport à l’histoire événementielle, dont il est, selon l’aveu même de l’auteur, l’interprétation, symbolique. L’idée du roman naquit en 1942, mais il fut rédigé de mai 1943 à janvier 1947. Dès 1901, Thomas Mann avait songé à évoquer, dans une oeuvre littéraire, le pacte de Faust avec le diable, comme allégorie du destin de l’artiste moderne. Il fallut attendre l’effondrement, de l’Allemagne, l’agonie du national-socialisme pour que l’horizon dans lequel s’inscrit l’oratorio apocalyptique d’Adrian Leverkühn pût prendre tout son sens. Le Journal du Docteur Faustus  montre qu’à côté de l’angoisse suscitée par le dernier acte de la conflagration mondiale, il a puisé son inspiration dans les sources les plus diverses. Outre le drame de Goethe et les légendes populaires de Faust avec lesquelles Thomas Mann renoue librement, il a lu la correspondance du musicien romantique Hugo Wolf, des biographies de Tchaïkovski et de Berlioz. Certains épisodes de la vie de Leverkühn sont inspirés, presque calqués, sur ceux de la vie de Nietzsche, comme la contamination au bordel de Cologne et ce sont des phrases d’ Ecce Homo  que profère parfois le Diable. Il a médité les visions d’Ivan Karamazov comme le commentaire de l’Apocalypse par Luther ou les gravures de Dürer. Mas il a surtout écouté à la radio l’annonce des bombardements sur les villes allemandes, tandis que s’effondrait, dans ses oripeaux wagnériens, le « Reich millénaire « , et que presque tout un peuple apparaissait à la face du monde comme coupable d’avoir vendu son âme au Diable.
Faut-il s’étonner que le narrateur, Zeitblom, commence son récit le 23 mai 1943, le jour même où Thomas Mann se consacre à la rédaction de son roman ? L’architecture symbolique du livre, d’une complexité extrême, montre avec quelle maîtrise Thomas Mann a su jouer avec les éléments mythiques et les événements historiques. Le narrateur évoque les origines de son ami Adrian Leverkühn, les expériences étranges auxquelles se livrait son père dans la petite ville de Kaisersaschern. C’est là qu’Adrian découvrit à la fois les mathématiques, la musique et la théologie. A Halle, la théologie se transforme en démonologie, tandis que la musique devient le centre de ses préoccupations. Entré par erreur dans une maison de passe, une certaine Esmeralda lui transmit la syphilis. Toujours en quête d’une « écriture rigoureuse « , il sombre alors, lentement dans l’exaltation de la maladie, croit voir apparaître le Diable qui lui offre l’enthousiasme de l’inspiration et le paroxysme de la création. Au moment même où, dans le sillage du traumatisme de la guerre de 1914, certains saluent la venue d’une nouvelle barbarie, Leverkühn songe à composer un « oratorio apocalyptique  » – Apocalipsis cum figuris  - avec une musique presque anti-humaine. Lui-même est sans figure. Il est le seul personnage du roman qui demeure anonyme, ne fasse l’objet d’aucune description. Il n’est présent qu’à travers ce  » froid brûlant  » proprement diabolique qu’évoque le mystique allemand Baader et qui rejaillit sur sa musique. Il va la révolutionner par la découverte d’un accord insolite. Mais l’apothéose de son génie va de pair avec la destruction physique et mentale. Il sombre dans les hallucinations, croit signer un pacte avec le Diable pour atteindre le génie et sa rétractation de l’Hymne à la joie  de la IXème Symphonie de Beethoven, du « Alle Menschen werden Bruder », marque sa rupture avec l’humanité. La folie individuelle de Leverkühn symbolise celle de l’Allemagne qui succombe au national-socialisme. Et de même que Thomas Mann relisait l’Apocalypse tandis que l’on bombardait Berlin, c’est dans l’Allemagne en ruine que Zeitblom raconte sa fin .

IV

Dans cette oeuvre d’une grande beauté, apparaissent, comme des thèmes d’une symphonie, tous les motifs qui ont donné à l’oeuvre de Thomas Mann sa profondeur unique. Le climat dans lequel grandit Leverkühn, l’évocation des petites villes allemandes ne sont pas sans rappeler Les Buddenbrook . L’association du génie – et même de la créativité – à la maladie est déjà présente dans La Montagne magique et La Mort à Venise . Le Journal du Docteur Faustus , s’il nous renseigne fort peu sur la rédaction concrète du  roman, montre que Thomas Mann s’y consacre avec le plus d’acharnement, lorsque lui-même est gravement atteint d’une maladie pulmonaire. Quant à sa réflexion sur le caractère démoniaque de la musique, elle est inséparable de la fréquentation constante de Schopenhauer, de Nietzsche et surtout de Wagner, dont certaines oeuvres font l’objet de transpositions dans le roman.
Les innombrables monologues que tient Adrian sur sa conception de la musique, la volonté d’expression harmonique par opposition à l’objectivité polyphonique, l’éloge de la dissonnance, tout comme l’argumentation serrée du Diable qui, devant un Leverkühn médusé, transi par son froid glacial, l’entend justifier la transgression de l’accord de septième diminuée et de certaines notes de passage chromatique, témoignent d’une information musicale d’une exceptionnelle rigueur. L’idée, presque diabolique, de Thomas Mann fut de faire découvrir à Leverkühn, comme musique aussi glacée qu’inhumaine, le style dodécaphonique de Schönberg. Non seulement il travailla attentivement son Traité d’harmonie  mais il bénéficia en la personne d’Adorno d’un Mephisto particulièrement compétent qui le conseilla dans la rédaction des passages les plus techniques et lui prêta le manuscrit de son étude Philosophie de la Nouvelle Musique  et son Essai sur Wagner . Nombre de développements du livre sont impensables sans lui et sans certaines discussions avec Hanns Eisler sur la polyphonie chez Beethoven.
Schönberg, personnage aussi attachant qu’irrascible, véritable écorché vif, apprécia fort peu de voir attribuer sa découverte à un musicien dément et syphilitique, par le wagnérien Thomas Mann, d’autant plus que la critique américaine était tentée d’y chercher son portrait à peine transposé. Il s’en ouvrit, avec autant de colère que d’amertume, à l’auteur du Docteur Faustus , craignant qu’aux yeux de la postérité, ce soit à Leverkühn, et non à lui, qu’on attribuât la paternité de la musique sérielle. Il exigea – ce qui fut fait – que, dans les éditions ultérieures du roman, un appendice précise qu’il en était le véritable inventeur. Il est vrai que si, du point de vue de l’intelligence, Thomas Mann admirait la musique de Schönberg, il considérait comme sa véritable patrie l’acte II des Maîtres Chanteurs . Dans une lettre à Michael Mann, il reconnaissait que la musique de Leverkühn lui inspirait  » de la compassion et du respect, plus que de la sympathie  » et il qualifiait la musique sérielle d’ »art du désespoir » (1) .
C’est toutefois dans la subtile technique de montage de lieux et d’époques – Zeitblom évoque la vie du musicien de 1885 à 1930 -, dans sa vision allégorique de l’histoire allemande et de sa tradition culturelle que réside la dimension la plus politique du livre. Leverkühn porte la souffrance de son temps, affirma Thomas Mann, et le narrateur unit dans une même pitié « son ami et sa patrie « . La lecture du Journal du Docteur Faustus  n’apporte pas un simple éclairage sur le roman mais tout comme celle des essais politiques, des lettres, des émissions de radio rédigées au cours des mêmes années, elle en conditionne la compréhension historique et politique.

Jean-Michel PALMIER

(1) Thomas Mann, Lettres 1948-1955 . Gallimard, 1973, p. 17

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