L’Apocalypse, le Diable, Hitler et l’Allemagne.
Préface écrite pour l’édition du Journal du Docteur Faustus; chez Christian Bourgois en 1994 – collection Titre N° 43
Les dernières années d’exil de Thomas Mann et la Genèse du Docteur Faustus
Pour Laure
I
Thomas Mann, qui fut si souvent qualifié par les autres exilés de « Kaiser de l’émigration antinazie », ne s’arracha à sa patrie que la mort dans l’âme. Son ralliement à la cause des émigrés de 1933 fut l’aboutissement d’une évolution complexe, à la fois morale et politique. Dans les années les plus sombres de la République de Weimar, il n’avait pas hésité, face au danger nazi, à inviter sa propre classe à tendre la main aux socialistes, à défendre la république, un certain héritage de valeurs démocratiques issues de l’Aufklärung que le fascisme foulait aux pieds. Mais il ne pouvait imaginer une rupture avec l’Allemagne sans effroi. Malgré sa haine pour Hitler et son parti, il se sentait trop profondément lié à la culture allemande, à sa langue, pour accepter l’exil.
Aussi fut-il tenté de minimiser d’abord la signification des événements. Une tournée de conférences à l’étranger sur Wagner lui avait permis d’échapper au déferlement de barbarie qui s’empara de l’Allemagne, avec la nomination de Hitler comme chancelier. Ne croyant pas qu’une telle terreur puisse se maintenir, il écrivait le 15 mai 1933 à Einstein : » Je suis beaucoup trop bon Allemand pour que la pensée d’un exil durable ne prenne pour moi une signification très pénible, et la rupture presque inévitable avec mon pays m’accable et m’inquiète beaucoup (…) Pour que je sois acculé à ce rôle, il a vraiment fallu que s’accomplissent des choses exceptionnellement erronées et mauvaises, et selon ma conviction profonde, toute cette » révolution allemande » est erronée et mauvaise. » Il ajoutait mélancoliquement : » Avoir jusqu’au bout dénoncé les forces qui ont entraîné ce désastre moral et spirituel, sera certainement quelque jour pour nous un titre d’honneur qui, d’ailleurs, peut-être entraînera notre perte. (1) » A cette époque, il n’avait pas encore pris officiellement parti pour l’émigration, d’autant plus que plusieurs de ses romans devaient paraître en Allemagne et que son oeuvre n’avait fait l’objet d’aucune censure officielle.
Alors que son frère Heinrich, son fils Klaus, sa fille Erika multipliaient les prises de position contre le régime nazi, il refusait de se départir d’une certaine prudence, ne pouvant imaginer, à cinquante-sept ans, lui, le plus éminent représentant de la culture allemande, commencer une existence de proscrit. Son ralliement à la cause des émigrés était pourtant inévitable. Ses lettres témoignent de la sévérité croissante de ses jugements sur les événements qui ensanglantaient l’Allemagne. Cet exil, qui à l’origine ne fut pas un acte volontaire, il dut le revendiquer lorsqu’un journaliste suisse Eduard Korrodi s’en prit en janvier 1936 à un article de Léopold Schwarzchild, éditeur du Neue Tage – Buch à Paris, qui le comptait au nombre des exilés. Thomas Mann dut sortir de sa réserve officielle et affirma son appartenance à l’émigration. Les nazis réagirent immédiatement en le privant de sa citoyenneté allemande et en interdisant ses livres tandis que toute la presse des émigrés applaudissait à son courage et reconnaissait en lui son chef spirituel. » Contraint à la politique « , comme il le confiait lui-même, il assurera ce rôle jusqu’à la fin de l’exil, faisant preuve d’une générosité extrême envers ses confrères moins célèbres et surtout moins fortunés, multipliant les actions pour leur venir en aide et surtout en usant de son crédit, de son immense prestige, pour qu’ils puissent gagner l’Amérique et sauver leur vie, lorsque, après son occupation, la France était devenue une véritable souricière et que l’obtention d’un visa américain, d’un sauf-conduit par le consulat de Marseille représentaient l’ultime espoir de liberté.
Lui-même, après plusieurs tournées de conférences dans plus de quinze villes américaines, notamment en 1937-1938, s’embarqua le 9 septembre 1939 sur un bateau de réfugiés, songeant qu’il ne reverrait peut-être jamais plus l’Allemagne, qu’il était à jamais coupé de son public et que, sur les ruines de son existence bourgeoise, commençait son destin de proscrit…
II
C’était un étrange univers que celui des « étrangers au paradis » – la Californie des années 40 – où il allait demeurer jusqu’à ce que les débuts du maccarthysme le contraigne à revenir dans une Europe en ruines. L’Amérique de Roosevelt n’avait accepté que du bout des lèvres cette intelligentsia allemande. Sans doute représentait-elle une manne pour les universités et l’industrie hollywoodienne espérait aussi y trouver son profit. Nombre de studios n’avaient pas hésité à signer des contrats fictifs aux écrivains, aux acteurs, aux réalisateurs pour rendre possible leur exil, malgré la politique draconienne des » quotas « . Il s’avéra bien vite qu’en dehors des « scientifiques « , les « littéraires « , à quelques exceptions près, étaient décidément irrécupérables. Compositeurs, musiciens, cinéastes, acteurs, écrivains, poètes, spécialistes de toutes disciplines, ils n’avaient souvent rien emporté avec eux que leur savoir, leur talent mais aussi le sentiment d’appartenir à une élite intellectuelle. A beaucoup, l’Amérique apparaissait comme un désert culturel dominé par l’argent. Bien peu acceptèrent de se plier aux lois de sa « culture de masse « , craignant d’y perdre leur âme. Loin de se disperser à travers les Etats, d’accepter les postes qu’on leur proposait, ils préféraient se regrouper à New York ou autour d’Hollywood, dans des colonies d’émigrés que les Américains percevaient comme de véritables ghettos d’intellectuels, abasourdis par la morgue de ces Européens qui, à peine sauvés du cataclysme hitlérien, reconstituaient leur monde, refusaient d’apprendre l’anglais, vivaient à Santa Monica, à Santa Barbara, à Béverly Hills ou à Los Angeles, comme s’ils habitaient encore à Vienne, à Munich ou à Berlin.
L’exil avait imposé à tous une communauté de destin. Derrière la façade apparente du » New Weimar « , du » Weimar in Exile « , de leur opposition à Hitler, de leur nostalgie de l’Europe, les inimitiés entre eux étaient souvent féroces. Le Journal de travail de Brecht, les Journaux de Thomas Mann, les lettres de Schönberg, les souvenirs de Hans Eisler en témoignent à chaque page. Communistes et anticommunistes, marxistes et libéraux, juifs orthodoxes et juifs tentés par la conversion au catholicisme, athées et protestants, tous coexistaient dans cet espace si limité qu’étaient pour eux les banlieues de Los Angeles et les petites villes estivales qui bordent la mer. Aux anciennes querelles politiques ou littéraires, issues des années 20-30, s’en ajoutaient de nouvelles. Certains comme Lion Feuchtwanger ou Thomas Mann, étaient des » illustrious migrants « , vivant dans les somptueuses villas qui surplombent le Pacifique. D’autres se contentaient des salaires de misère des studios hollywoodiens, rédigeaient des scripts que personne ne lisait car les sachant d’avance inutilisables. C’était le cas d’Alfred Döblin, l’auteur de Berlin Alexanderplatz , qui ne cachait pas son hostilité à l’égard de Thomas Mann, sa jalousie de Leonhard Frank, mais aussi de Heinrich Mann, le frère aîné de la famille Mann, réfugié dans son petit appartement de Los Angeles, subsistant grâce à la générosité des plus riches – dont son frère – et au travail à l’hôpital, comme infirmière, d’une femme déséquilibrée et alcoolique qui finira par se suicider. Leur situation en Amérique, ils la vivaient comme le symbole de leur déchéance.
Rescapés d’un monde englouti par le nazisme, représentants d’une culture assassinée, ces émigrés allemands fréquentaient peu les Américains – en dehors de Charles Laughton ou de Charlie Chaplin – et se rencontraient souvent avec méfiance. Leur colonie était constituée de petits cercles que seules quelques figures faisaient communiquer entre eux. Le Journal du » Docteur Faustus » est aussi le miroir de ces tensions, de ces conflits toujours ouverts. Il y avait le cercle constitué par Franz Werfel et Alma Malher, que fréquentait aussi Thomas Mann, Bruno Walter, Arnold Schönberg, celui de Thomas Mann qui accueillait des écrivains comme Léonhard Frank ou Franz Werfel, des musiciens comme B. Walter, H. Eisler et A. Schönberg mais aussi Theodor Adorno. Brecht ne fréquentait assidûment que Döblin, F. Kortner, Fritz Lang et Eisler. Ce dernier pouvait être fier d’entretenir des relations amicales, aussi bien avec Brecht, qu’avec Th. Mann, Th. Adorno ou Schönberg. Brecht n’avait aucune estime pour Thomas Mann, ne voyait en lui qu’un » écrivain bourgeois « , prétentieux et guindé. Thomas Mann supportait mal la mauvaise éducation de Brecht et n’avait guère de sympathie pour ses idées politiques. Schönberg, ulcéré du peu d’honneur qui lui était rendu en Amérique, maudissait Hitler qui l’avait obligé à se réfugier dans ce pays inculte. Etonné que les Américains n’aient pas proposé à Einstein d’enseigner l’arithmétique dans un collège des Appalaches, il se demandait au nom de quelle infortune, lui, Schönberg devait faire cours à des étudiants américains. Ses rapports avec les autres émigrés étaient souvent tendus. Contrairement à son ami Alban Berg, il n’avait jamais voulu voir l’Opéra de Quat’sous ; et avait une horreur viscérale du communisme. Que son élève Hans Eisler y ait adhéré lui apparaissait comme une « gaminerie stupide », une manière de « faire l’intéressant ». Quant à Brecht, qui rapprochait insolemment le « chanté-parlé » du Pierrot Lunaire d’une variante très spécifique de hennissements de cheval, il était néanmoins sensible, derrière le réactionnaire tyrannique qu’il réprouvait en Schönberg, à » cette sorte de grand oiseau qui a beaucoup de charme « . Il n’avait par contre pas la moindre sympathie pour Adorno et surtout pour F. Polock, M. Horkheimer, les théoriciens de l’Ecole de Francfort, qu’il qualifie de « clowns » et il songeait à les utiliser pour son roman sur les Tu-i. Ces intellectuels à phraséologie révolutionnaire le fascinaient. Adorno, lui, désapprouvait autant la « pensée massive » de Brecht, ses convictions communistes que sa mauvaise éducation.
Jean-Michel PALMIER
(1) Thomas Mann, Lettres 1889 – 1936 . Gallimard, 1966.
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