Article publié dans le Monde des Livres – date indéterminée -
L’Imagination dialectique de Martin Jay.Editions Payot, 416 p.,99 F.
De la montée du nazisme à l’exil aux Etats-Unis, l’itinéraire de chercheurs allemands
Peu de mouvements théoriques ont exercé une influence aussi profonde et aussi vaste que cette école de Francfort, née à la veille de la montée du nazisme, et qui, à travers l’exil aux Etats-Unis, puis le retour en Allemagne, dut lutter sans cesse pour garder son identité. Martin Jay a entrepris d’en retracer le le développement, et l’Imagination dialectique est avant tout un admirable ouvrage d’historien. Modeste dans sa visée, il ne prétend pas analyser la portée théorique de l’école de Francfort mais sa formation. Ayant eu accès à des correspondances inédites, interrogé des témoins aujourd’hui décédés, il a rassemblé une masse d’archives et de documents qui donnent à son livre une étonnante richesse.
C’es en 1922 que Félix Weil, fils d’un négociant en grains, eut l’idée de réunir à Francfort des universitaires – parmi lesquels Georg Lukacs, Karl Korsch, Friedrich Pollock, K.A. Wittfogel, Bela Fogarasi – qui s’intéressaient aux rapports entre l’hégélianisme et le marxisme. Le groupe allait prendre de plus en plus d’ampleur, notamment avec l’arrivée d’Horkheimer. La rigidité du système universitaire allemand, qui les limitait à une seule discipline, les conduisit à créer un institut de recherches résolument pluridisciplinaires, capable de confronter le marxisme aux sciences humaines, en particulier à la psychanalyse, ouvert sur tous les problèmes fondamentaux de la société moderne. Le père de Félix Weil accepta d’en être le mécène et bientôt l’institut put accueillir les premiers chercheurs et rétribuer ses enseignants. La direction en fut d’abord confiée à Carl Grünberg, professeur de droit et de science politiques à Vienne.
L’ orientation était alors assez orthodoxe. L’institut travaillait en liaison étroite avec le S.P.D. et l’institut Marx-Engels de Moscou, mais peu à peu il rassembla autour de lui, à côté de communistes comme Wittfogel, Borkenau, Gumperz, des libéraux et des « hégéliens de gauche « . En fait, l’institut semble avoir cherché dès le début à éviter tout lien étroit avec un parti, et, si Karl Korsch n’en fut pas membre, c’est vraisemblablement à cause de son engagement politique trop connu.
Antibourgeois, orienté vers l’étude critique de la société capitaliste, ouvert à toutes les disciplines – y compris la musique l’institut allait attirer des personnalités les plus diverses – Adorno, Benjamin, Marcuse - et développer cette conception de la » social-forschung » qui devait rester liée à toute l’école de Francfort.
Les années d’exil
Avec l’arrivée des nazis au pouvoir, ce centre animé par des intellectuels communistes d’origine juive était directement menacé. Sa bibliothèque fut confisquée; Horkheimer avait eu la sagesse, en tant que nouveau directeur, de créer une annexe de l’institut à Genève et de transférer les fonds aux Pays-Bas. Les membres de l’école se réfugièrent à Londres, à Paris, puis aux Etats-Unis. Par rapport aux autres émigrés, ceux de la New School notamment, ils jouiront d’une sécurité matérielle très enviable qui ne manquera pas de provoquer les sarcasmes d’autres émigrés, tels que Brecht qui n’aima jamais Horkheimer. Pourtant, l’institut refusa toute assimilation : la revue continua à être publiée en allemand, ainsi que par un éditeur français. C’est aux Etats-Unis que furent commencées certaines des recherches les plus fondamentales – sur la personnalité autoritaire, le nazisme, la culture de masse – et que les méthodes s’enrichirent aussi : il ne s’agissait plus seulement d’utiliser la dialectique marxiste, la philosophie sociale, mais aussi les enquêtes et les technique expérimentales. C’est sans doute à ces intellectuels émigrés que les sciences sociales américaines sont redevables de tant d’aperçus nouveaux.
Retour en Allemagne
A la fin de la guerre, l’institut reçut plusieurs propositions pour son retour à Francfort. Horkheimer accepta de revenir en Allemagne en 1946, tout en exigeant de garder la nationalité américaine. L’Ecole de Francfort retrouva un public d’étudiants avides de suivre l’enseignement de ces théoriciens dont ils avaient découvert, peu à peu, les écrits. L’unité du groupe n’existait plus – mais a-t-elle jamais existé ? Wittfogel était devenu anti-communiste, Adorno et Horkheimer, comme le souligne Jay, avaient été marqués eux aussi par le climat de la guerre froide, Marcuse affirmait son appartenance à l’extrême gauche, tandis qu’Erich Fromm semblait s’être adapté à la société américaine. pourtant ces années virent la publication de travaux qui renouvelèrent le champ de la recherche sociale, mais aussi la philosophie politique et l’esthétique.
Les théoriciens de Francfort étaient à présent confrontés à de nouveaux disciples : non plus des universitaires isolés, en rupture avec la tradition, mais ces étudiants qui voulaient ajouter une praxis politique à la « »théorie critique » enseignée par Adorno. On connaît les démêlés d’Adorno avec la contestation étudiante. Ce n’est peut-être qu’aujourd’hui, à la lumière des tragiques événements qui viennent de marquer l’extrême-gauche allemande, que l’inquiétude d’Adorno et les avertissements de Jürgen Habermas prennent tout leur sens : on ne peut greffer sur une analyse critique du capitalisme n’importe quelle politique pratique qui peut devenir la caricature de l’intention et de la visée théorique.
Jean-Michel PALMIER.
La philosophie de Karl Popper et le positivisme logique, de J.F. Malherbe. PUF., 311 pages, 95 F.
Découvrir Karl Popper
A l’image de Ludwig Wittgenstein, Karl Popper est l’un de ceux qui ont le plus fortement marqué la philosophie anglo-saxonne. Ses travaux font figure de classiques en épistémologie et ses écrits en philosophie politique et en sociologie ont provoqué de nombreuses controverses. Le mérite de cet essai de J-F. Maherbe tient à ce qu’il retrace l’itinéraire de Popper et l’unité de ses travaux sans pour autant en dissimuler les limites.
En 1961, au congrès de sociologie de Tübingen, une controverse opposa la « théorie critique » de l’école de Francfort et le « rationalisme critique » de Karl Popper. Adorno et Habermas reprochaient à la » logique des sciences sociales » de Popper une théorie de l’objectivité scientifique qui prend comme catégorie à priori ce qui est socialement déterminé. Popper, lui, accuse l’école de Fancfort de ne proposer comme solution à sa critique générale de la société que des analyses portant sur des catégories particulières, mais Habermas dans des essais comme Connaissance et intérêt (1965), la Technique et la Science comme idéologie (1965) souligne certaines naïvetés propres au « rationalisme » de Popper.
Science et Idéologie
La théorie « objective » par opposition à la théorie « critique » semble souvent négliger le cadre axiologique au sein duquel sont formulés ses énoncés. Elle croit en une – neutralité – axiologique de la science, alors que Habermas ne cesse de souligner les intérêts qui guident la connaissance scientifique. L’articulation du politique et du scientifique passe par l’opinion publique. Aussi, en se limitant à des considérations purement logiques, Popper ne tient pas compte de l’importance des formes de domination.
A travers cs polémiques, c’est non seulement le rapport entre science et idéologie qui est en question, mais aussi le statut de l’objectivité scientifique, et le lien de la logique formelle à la logique dialectique. Ce livre est non seulement une contribution importante à la connaissance du positivisme logique, du Cercle de Vienne, mais aussi aux travaux de Jürgen Habermas car il nous en dévoile la cible favorite.
Jean-Michel PALMIER
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