Article publié dans le Monde des Livres – date indéterminée –
L’esprit de l’Utopie.
Traduit de l’allemand par Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard
Editions Gallimard, 343 p., 69 F.
Héritage de ce temps.
Traduit de l’allemand par Jean Lacoste. Edition Payot, 390 p., 80 F.
Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegel.
Traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac. Editions Gallimard, 498 p., 92 F.
Ce philosophe voulait construire le royaume de Dieu sur la Terre
Tandis qu’en Allemagne on achève de publier les derniers entretiens accordés par Ernst Bloch aux visiteurs qu’il reçut jusqu’à sa mort, dans sa maison, au bord du Necker, non loin de la tour de Hölderlin, à Tübingen où il s’était établi depuis son départ d’Allemagne démocratique, trois ouvrages traduits en Français – L’Esprit de l’utopie, Héritage de ce temps, Sujet-Objet : Eclaircissements sur Hegel – permettent de mesurer la richesse d’une oeuvre encore peu connue en France, et qui compte sans doute parmi les plus importantes du siècle. Rendons hommage aux traducteurs : l’entreprise n’est guère facile. Il faut non seulement pénétrer dans un univers conceptuel d’une grande complexité, mais aussi s’approprier un style qui unit constamment l’analyse métaphysique et la poésie, la métaphore et la parabole. Pourtant, aucune traduction française ne parvient à rendre ce que l’allemand de Bloch a d’insolite et d’émouvant.
L’ Esprit de l’utopie naquit dans ces années où, sur les plaines d’Europe, les charniers se multipliaient. Une poignée d’hommes, souvent des poètes, réfugiés en Suisse, écrivaient des manifestes et des hymnes à la fraternité, essayaient de sauver l’humanité alors que l’Internationale socialiste était en lambeaux. Le livre de Bloch est plus qu’un ouvrage philosophique : c’est le cri d’agonie et le champ de résurrection de cette jeunesse de 1941, » mise à terre par les pères ».
En lisant ces pages d’un lyrisme souvent poignant, comment ne pas songer aux drames d’Ernst Toller, aux poèmes d’Yvan Goll au Requiem pour nos frères assassinés , à cette sensibilité expressionniste dont Bloch s’est fait si souvent l’interprète et le défenseur ? A chaque page surgit cet élan qui s’efforce de croire que ceux qui sont morts ne sont pas tombés en vain, qu’il sera possible de construire, avec le socialisme et le christianisme le plus mystique, le royaume de Dieu sur la Terre, celui des victimes, des innocents et des pauvres, d’où seuls les profiteurs, ceux-là même que Brecht dénoncera dans Tambours dans la nuit, seront bannis. Au milieu des visions crépusculaires se dressent les symboles d’espoir. Les cavaliers sanguinaires de l’Apocalypse font place aux immenses chevaux bleus de Franz Marc, tués à la bataille de Verdun.
Le coeur de l’ouvrage est ce long chapitre dans lequel Bloch essaie de réconcilier l’Apocalypse de Jean avec le Capital de Marx et la Mort. La légende du grand Inquisiteur y tient une grande place. De Moeller van den Bruck à Lukacs en passant par Jünger, elle les a tous fascinés. En relisant les propos d’Aliocha et d’Yvan Karamasov, Bloch se demande seulement si le sacrifice des uns sera justifié par la résurrection des autres. Prophète athée, marxiste catholicisant, Bloch ne cesse d’affirmer que les ombres de la terreur et de la mort ne sauraient nous empêcher de construire un monde nouveau dont les oeuvres d’art nous fourniraient les premières allégories.
Les analyses qu’il consacre à l’ornement, à la philosophie de la musique, les discussions sur le socialisme, trahissent un étonnant carrefour d’influences : la conscience tragique de la sociologie allemande, l’amitié avec Lukacs, le romantisme anti-capitaliste, le prophétisme biblique, la lecture de Dostoïevski, un hégélianisme étrange, qui refuse de déclarer l’utopie et la dialectique inconciliables et dont Sujet-Objet, oeuvre écrite en exil, montre l’approfondissement constant.
Les débats sur l’expressionnisme
Héritage de ce temps est la somme philosophique et littéraire des réflexions de Bloch sur les années 20-30. Le triomphe du fascisme en Allemagne, le naufrage de la démocratie. Le lyrisme baroque de l’Esprit de l’utopie a fait place à une nouvelle technique d’exposition: le montage. Ces suites d’aphorismes, de courts chapitres, reflètent un monde en agonie, comme les films allemands des années 20, et les romans prolétariens.
Mais il faut parler à voix basse car, affirme Bloch, il y a un mort dans la chambre : l’Allemagne célèbre dans le sang et la fureur la naissance du Reich millénaire, caricature du grand rêve d’Ibsen et des anabaptistes, qui voulaient réconcilier dans le Troisième Royaume la chair et l’esprit, l’Antiquité et le christianisme. C’est non seulement l’Allemagne mais l’Europe entière que Bloch autopsie. Derrières idées et mots, valeurs et idéaux, il fait surgir la réalité que des voiles dissimulent. Ecrits pour la plupart entre 1924 et 1935, ces textes ne peuvent se comprendre qu’à la lumière des positions philosophiques de Bloch, qui s’éloigne de Lukacs, et surtout de la vie artistique allemande, décor de fond pour le grand-guignol nazi. Analyses froides comme un couperet, d’une lucidité ironique et jamais désespérée.
Mais ce volume est aussi un véritable kaléidoscope d’images : souvenirs de la capitale allemande, opposition entre Mannheim et Ludwigshafen, d’un côté du Rhin, l’Allemagne de la Lorelei, de l’autre côté les cités ouvrières, la misère, la crasse des usines, les égouts d’I.G. Farben qui se déversent dans le fleuve romantique.
L’essentiel du volume réside dans les prises de position de Bloch à propos de la querelle suscitée par l’expressionnisme. Lukacs, après son adhésion au marxisme orthodoxe, brûla ce qu’il avait adoré. Prisonnier d’une vision assez étriquée du réalisme, il jugea négativement presque toutes les oeuvres qui incarnaient l’avant-garde allemande, Bloch défend passionnément le mouvement. Loin de voir en lui un courant réactionnaire pré-fasciste, il discerne dans les oeuvres expressionnistes les lueurs d’un monde nouveau, le refus du capitalisme, l’aspiration à une nouvelle réalité.
On devine chez Bloch une profonde sympathie pour toutes ces oeuvres qu’il n’a pas seulement comprises théoriquement, mais qu’il aime. Il célèbre dans Brecht une révolution théâtrale, affirme son admiration pour l’Opéra de quat’sous et proposera même un étrange commentaire de la chanson de Jenny- la – fiancée – du – Corsaire . A travers la complainte de Jenny et la « chic musique » de Kurt Weil, il entend un air qui » tient le milieu entre le bar et la cathédrale « .
Bloch s’interroge avec le même sérieux sur le marxisme et le Petit Poucet; rêve d’un sauvetage de Wagner par Karl May, l’écrivain populaire, auteur de romans sur les Indiens. En lisant aujourd’hui Héritage de ce temps , merveilleux livre qui à lui seul fait resurgir toute la vie artistique allemande de années 20, on y découvre à travers les ombres et les ruines d’un monde disparu quelque chose qui nous enchante et nous bouleverse. Ce cheminement entre l’histoire politique de l’Allemagne et les avant-gardes artistiques s’accomplira dans Principe Espérance(dont un seul volume est jusqu’à présent traduit en français). Ce livre-là, l’étude sur Hegel l’éclaire considérablement. De l’Esprit de l’utopie aux derniers écrits de Bloch, aucune rupture. C’est là, sans doute, l’extraordinaire richesse de son oeuvre : la fidélité à une idée, à son idée, la croyance que la lutte au nom du rêve et de l’utopie, la volonté forcenée de construire un monde plus juste et plus humain sont le fondement de tout projet révolutionnaire. Lui qui affirmait que seul un athée pouvait comprendre la christianisme, et qui mêlait avec autant de plaisir les images rabbiniques de Martin Buber et de Chagall aux allégories chrétiennes médiévales, est mort sans avoir rien renié. Le vieil homme qui s’est éteint, presqu’aveugle cet été, à Tübingen, laissant derrière lui une oeuvre immense, n’a cessé, comme il aimait à le répéter, de faire sienne la parole du Don Carlos de Schiller ; « Qu’il reste toujours fidèle aux rêves de sa jeunesse ».
Jean-Michel PALMIER.
Extrait de « rêveries d’un montreur d’ombres » – Adieu à Ernst Bloch – page 74 -
» Nous avions parlé longuement ensemble de l’expressionnisme, de Lukacs et de Brecht et de cette passion que sucitaient les années 20 – 30 chez ceux qui les découvraient aujourd’hui. Il m’avait encouragé à écrire sur l’expressionnisme et me parlait de l’influence qu’avait exercée cette sensibilité sur son livre L’Esprit de l’utopie . Et puis, il a souri et a ajouté : » Mais attention, n’oubliez pas que l’expressionnisme fut la révolte de ma génération, celle de 1914. Il faut vous demander ce que votre génération a produit. »
Je ne sus que lui répondre.
Jean-Michel Palmier
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