Article publié dans Les Nouvelles Littéraires N° 2712 du 15 au 22 novembre 1979
Notes de lecture
Le dernier Marcuse
La Dimension esthétique d’Herbert Marcuse (Le Seuil)
Testament philosophique de Marcuse ? Non sans doute, car cet essai ne fait que développer des idées déjà présentes dans Eros et Civilisation. Son originalité tient au fait que, pour la première fois, Marcuse s’attache plus précisément à l’élucidation de la signification de cette « dimension esthétique » qui joue dans son œuvre un rôle fondamental. La tradition marxiste de l’esthétique cherche dans les œuvres littéraires des visions du monde, des contenus idéologiques, des significations. Les méthodes de Plekhanov, Lénine, Lukacs, Trotski ou Goldmann ne diffèrent guère sur ce point. Marcuse refuse de réduire l’art à cette seule dimension idéologique et à la lutte des classes. Si l’art est un processus révolutionnaire, c’est parce qu’il parle à la sensibilité, qu’il véhicule les images d’un autre monde, étranger aux valeurs répressives de la domination. Aussi est-ce l’élucidation de cette forme qu’il tente à partir de la littérature des XVIIIème et XIXème siècles. Critique de Lukacs et de toute une tradition, dialogue avec Adorno, cet essai est l’ébauche d’une théorie qu’il nous appartient d’enrichir et de développer.
Jean-Michel PALMIER
Féminisme et anthropologie
d’Evelyne Reed (Denoël-Gonthier)
A partir des données de l’anthropologie, Evelyne Reed s’efforce de montrer tout ce que l’humanité doit à la femme depuis la préhistoire. De l’utilisation du feu à la construction des greniers et des habitations, de la fabrication des poteries au tissage et à la culture, ce furent les femmes qui apportèrent patiemment les plus grandes conquêtes. Le matriarcat lui apparaît comme une sorte d’âge d’or où régnaient la paix, l’amour et la justice. Sur le plan des faits, on ne peut nier l’intérêt de l’ouvrage. La façon dont la femme vit son corps selon les cultures, la place qu’on lui donne dans la société, sa responsabilité témoignent de l’importance du culturel sur le biologique. La démonstration d’Evelyne Reed semble néanmoins trop complète pour être convaincante. Ainsi, des phénomènes aussi complexes que l’interdit de l’inceste et le cannibalisme sont-ils réduits à la survivance déformée d’une règle édictée par les femmes pour se protéger elles et leurs enfants contre les mâles cannibales. Son généreux projet ne semble pas toujours suffisamment étayé sur le plan théorique. Le livre n’en est pas moins passionnant.
Jean-Michel PALMIER
Note publiée dans Le journal Le Monde -1976 -
Daniel Lindenberg : Le Marxisme introuvable
Calman-Levy, 250 pages, 18 F.
Daniel Lindenberg dans un livre court et passionnant, s’est efforcé de déchirer une partie du voile qui recouvre encore l’histoire de la diffusion du marxisme en France. Il nous fait revivre les » années 1880 « , retraçant ainsi la » misère du marxisme ordinaire : le guesdisme « . Il s’efforce de montrer ce qu’ont signifié théoriquement et politiquement Blanqui, Lafargue, Millerand, s’arrêtant sur des figures étranges comme celle de Sorel.
Cet essai est non seulement une contribution essentielle à la sociologie des idéologies, mais une mise en accusation de la » philosophie universitaire « , qui, avec sa réthorique souvent creuse, a pu, pendant si longtemps interdire l’accès à Hegel, à Marx, à Nietzsche et à Freud, n’y voyant que des iconoclastes, des matérialistes ou simplement des Allemands –
Jean-Michel PALMIER
Note publiée dans Le journal Le Monde – date indéterminée -
Lénine et la pratique scientifique.
Editions sociales. 601 pages, 50 F. Centre d’études et de recherches scientifiques.
Ce livre est le résultat d’une rencontre entre philosophes marxistes et scientifiques qui se sont efforcés de confronter le matérialisme dialectique avec les différentes méthodes d’approche dans les sciences. Les études réunies dans ce volume, à la suite du Colloque d’Orsay (4 et 5 décembre 1971), confrontent aussi bien les méthodes des sciences humaines que celles des sciences de la nature avec la dialectique de Marx, d’Engels et de Lénine.
Jean-Michel PALMIER
Note publiée dans Le journal Le Monde – date indéterminée -
Alexandre Métraux : Max Scheler
Seghers : 152 pages, 13,70 F.
Max Scheler
Figure centrale du courant phénoménologique avec Husserl et Heidegger, Max Scheler est peu connu en France malgré la traduction de plusieurs de ses ouvrages, dont nature et Formes de la sympathie (Payot) et le sens de la souffrance (Aubier). Ce philosophe, mort à Francfort en 1928, mérite un meilleur sort. Ses travaux sur la méthode eidétique, appliquée à l’éthique, constituent un des prolongements les plus originaux de la phénoménologie husserlienne. L’essai que lui consacre Alexandre Métraux est remarquable par sa clarté et sa précision. IL invite à une lecture moderne d’une oeuvre à tort délaissée.
Jean-Michel Palmier
Note publiée dans Le journal Le Monde – date indéterminée -
Le Nazisme et la Culture
de Lionel Richard, Maspéro. 303 p., 22F. (parution en livre de poche)
Lionel Richard
C’est beaucoup plus qu’une réédition. Non seulement de nombreux documents – les seuls accessibles en français – se sont ajoutés aux essais, mais les analyses elles-mêmes ont été complétées et enrichies. Alors qu’il existe en Italie et en Allemagne d’ importantes études consacrées à l’art et à la littérature sous le IIIème Reich, ces problèmes n’ont fait l’objet en France d’aucune analyse systématique. Le Nazisme et la Culture retrace ce que fût, au niveau des lettres, la barbarie nazie que certains s’obstinent à imputer à la bêtise de quelques fonctionnaires.
Citant les textes, Lionel Richard montre qu’il n’en est rien : la vie culturelle du IIIè Reich, les autodafés, les expositions d’art dégénéré, la médiocrité qui caractérise les arts plastiques, l’arrestation des écrivains furent la mise en pratique des principes déjà édictés dans Mein Kampf par Hitler. Aussi analyse-t-il les valeurs, les idéaux politiques et racistes qui ont présidé à ce démantèlement de la culture de Weimar. Si les nazis ont été incapables d’inventer un style, une esthétique, ils ont largement puisé dans tous les courants antérieurs – du réalisme du XIX ème siècle au kitsch en passant par le prussianisme, les idéaux petits-bourgeois, les thèmes rustiques qui constitueront le courant Sang et Sol.
Ce que montre aussi L. Richard, c’est que les productions de l’époque hitlérienne n’ont pas été ensevelies avec elle: de nombreux écrivains qui collaborèrent ou se rendirent complices du nazisme sont réhabilités et traduits en français. La littérature de gare, qui sous prétexte d’écrire l’histoire du fascisme, alimente le sadisme petit-bourgeois, certaines productions de la « culture de masse » sont encore imprégnées des idéaux nazis. Tout cela souligne la justesse de la phrase de Max Horkheimer, qui avait été mise en exergue à l’exposition de Francfort sur l’art nazi : « Celui qui parle du fascisme ne doit rien taire du capitalisme « .
Jean-Michel PALMIER
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.