Léonhard Frank : A gauche à la place du coeur
PUG, Grenoble, 1992
Ecrivain pacifiste, proche de l’expressionnisme, de cet «Esprit de l’Utopie» que célébra Ernst Bloch, Leonhard Frank (1882-1961) fut toute sa vie un idéaliste révolté. Révolté par l’Allemagne wilhelminienne et ses valeurs, la barbarie de la guerre de 1914, la cruauté des années 20-30 et le désespoir qui allaient conduire à Hitler. Figure inclassable de la littérature allemande, cet idéaliste blessé ne cessa de croire en un monde plus juste et plus humain, tandis que l’histoire piétinait ses rêves. “A gauche à la place du cœur”, son chef-d’œuvre, commencé en 1949 et achevé en 1952, est plus qu’un roman autobiographique. C’est un extraordinaire témoignage sur l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Le héros, Michael, c’est Leonhard Frank lui-même, écorché vif, adolescent humilié, ouvrier, bientôt, au prix d’innombrables sacrifices, deviendra l’un des écrivains les plus célèbres de son temps. Au terme de l’exil, retrouvant sa patrie en ruine, il décide de retracer sa traversée du siècle. Son écriture impressionniste fait revivre la bohème de Munich, à l’époque où naissaient les théories du Cavalier Bleu, où l’on discutait de la peinture d’avant-garde, de Freud, de Nietzsche, des poèmes de Stefan George, des théories du Dr Otto Gross, psychanalyste toxicomane, schizophrène et dadaïste. A travers le passé, il évoque l’inéluctable naufrage de la République de Weimar, la montée du national-socialisme, et l’exil. De Paris à Hollywood puis à New-York, il retrace les étapes du calvaire de l’émigration antinazie. En écrivant cette autobiographie, Leonhard Frank réalisa son rêve: que le livre atteigne les générations futures comme une balle en plein cœur.
[...] La guerre de 1914 bouleversa son [de Frank] univers, le plongea dans le désespoir. Pacifiste enflammé, Leonhard Frank, qui vouait à Guillaume II et au système prussien une profonde haine, ne pardonnait pas aux intellectuels de sombrer dans le nationalisme. Aussi évoque-t-il – sans le nommer -, avec un sentiment de révolte et de dégoût, ce critique de théâtre berlinois qui, au début des hostilités, clamait sa haine des Russes, des Anglais et des Français. Il s’agit du célèbre Alfred Kerr, le futur adversaire de Karl Kraus et de Brecht. Leonhard Frank vit disparaître un à un, massacrés dans les tranchées, les peintres et les poètes qu’il avait côtoyés dans les cafés de Munich et de Berlin, tel «le peintre du Blauer Reiter «Petit Chevreuil» – probablement August Macke. Conscient qu’il ne pouvait rester indifférent aux événements, il se lia avec des écrivains pacifistes comme l’Alsacien René Schickele, Max Brod, cherchant un moyen d’agir contre la guerre. Comme il ne cachait pas ses idées et qu’il risquait l’arrestation, il s’exila à Zurich. Chaque nouvelle du front l’atteindra «comme une balle en plein cœur». Il décida d’écrire un livre contre la guerre, un recueil de nouvelles qui paraîtront d’abord dans la revue pacifiste de René Schickele, «Die Weissen Blätter». Au cours de son séjour en Suisse, il rencontra aussi les fondateurs du Cabaret Voltaire et les premiers dadaïstes, en particulier Tristan Tzara et Hugo Ball. L’opposition entre les pacifistes, les activistes proches de l’expressionnisme, révoltés par la barbarie de la guerre, et le cynisme, le nihilisme affichés par Dada, était radicale. L. Frank la ressentit avec le même désarroi qu’Yvan Goll. Au moment où l’on massacrait la jeunesse de toute l’Europe, on ne pouvait plaisanter sans avoir du sang sur les mains. L’esprit de ce recueil de nouvelles, publié en Suisse sous le titre provocateur «L’homme est bon » (1917) et dédié «à la génération à venir» peut paraître aujourd’hui dérisoire. Dès le milieu des années 20, beaucoup [tra cui Busoni stesso, lettera a Egon Petri del 1º marzo 1818*] ne considéraient l’idéalisme de Leonhard Frank qu’avec une certaine ironie. On ne peut nier toutefois la beauté de ces cinq nouvelles qui évoquent certains textes de Borchert. L’auteur parvient à traduire l’horreur de la guerre, non en accumulant comme le feront d’autres pacifistes, les visions les plus apocalyptiques, mais à travers l’évocation de ces existences qu’elle a brisées à jamais – le père dont le fils est mort, la veuve de guerre ou l’homme mutilé dans son âme et dans son corps. Il n’oppose pas à la guerre une conception mystique de la nature humaine, mais la certitude que c’est la société qui a fait de chacun une machine à tuer et il se demande pour quelle raison, ces hommes doivent mourir. Par là, Leonhard Frank développe ce qui fut l’essentiel de la protestation expressionniste, en 1914. Et c’est beaucoup plus dans ses idées que dans son style -
sauf à de rares moments – qu’il la rejoint. Cri de révolte, acte de foi dans la liberté et la dignité humaine «L’homme est bon » est aussi proche de certains poèmes de Franz Werfel**, publiés dans l’anthologie de Kurt Pinthus «Crépuscule de l’humanité » et des pièces d’Ernst Toller. Leonhard Frank, qui collabore à la presse pacifiste est alors fort peu éloigné d’Ernst Bloch, des thèses de «L’Esprit de l’Utopie » et surtout de ses articles politiques.*** Il y a chez lui une sorte de messianisme laïcisé, de socialisme utopique qui le poussent à croire qu’une métamorphose intérieure de l’homme moderne est la plus grande des révolutions à accomplir, que c’est dans le coeur, le sentiment, que réside le visage de la réalité à venir. «L’homme est bon» – livre-manifeste – connut immédiatement un immense succès. Traduit en douze langues, interdit en Allemagne, il fut, néanmoins, relié avec une fausse couverture, diffusé par l’armée anglaise parmi les prisonniers de guerre allemands, polycopié par les lycéens, imprimé sur papier journal par les socialistes proches de Karl Liebknecht qui le distribuaient aux soldats du front. [...] * «Ammetto: l’uomo è buono, intendo l’autore; ma lo è anche il suo libro? Sono contrario a questo nuovo genere di frutti letterari dovuti a operai trasformatisi in artisti. – E gli inni contro la guerra mi irritano tanto quanto quelli in cui echeggia il clangore delle armi: un tema nell’inversione è anche un’imitazione, e l’inizio di un’alba presenta una somiglianza fatale con la fine di un tramonto.» **Michael évoque «un poète autrichien très connu» qui vint à Zurich déclamer ses poèmes. Il s’agit d’une allusion à la tournée de lectures que fit Franz Werfel en 1918, notamment au Tonhallesaal. Fréquentant le café Odéon, il rencontra Else Lasker-Schüler, Leonhard Frank, Annette Kolb, Frank Wedekind, Albert Ehrenstein et Stefan Zweig. Bien qu’envoyé par le Bureau de presse autrichien, Werfel fit l’éloge de l’Union soviétique, gagné aux idées socialistes par l’influence de l’écrivain pragois Egon Erwin Kisch. Aussi fut-il immédiatement rappelé par le gouvernement autrichien et il dut interrompre ses conférences.
***Sur les rapports idéologiques entre E. Bloch et L. Frank, cf. Ernst Bloch: «Kampf, nicht Krieg. Politische Schriften 1917-1919», Suhrkamp 1985, qui rassemble la plupart des articles que Bloch écrivit en Suisse, pendant la guerre de 1914.
Jean-Michel PALMIER
Extrait – chapitre IV -
Dans l’impeccable ville de Zurich, blottie dans le paysage comme si elle faisait corps avec lui, les rues prennent la pente là où la nature a persuadé l’architecte d’élever ses maisons au long des collines verdoyantes, avec vue sur les montagnes enneigées dans le lointain et, en bas, sur le lac, domaine des mouettes. Les jours de soleil, la couleur de base de la ville dans la verdure est un blanc chaleureux, rehaussé des couleurs de la vie. Ces impressions, Michael les avait notées dans son carnet en marchant dans les rues. Il revenait doucement chez lui à l’issue de longues heures de promenade où il avait découvert la ville, et, pour finir, les vieux quartiers où des ruelles en pente, sinueuses, larges de trois mètres, croisent d’autres ruelles de trois mètres de large, sinueuses et en pente, où le tapissier rembourre ses matelas en plein air devant sa boutique, entre les magasins de brocante remplis de mille et mille choses, de tout ce qu’il faut à l’homme de la naissance à la mort. Quelques semaines après, Lisa vint le rejoindre à Zurich. Dans la petite chambre de la pension, elle était assise face à Michael, immobile. Elle avait gardé son chapeau et ses gants et racontait ce qu’elle avait vu à Constance sur le quai de la gare. Dans son visage blanc, pétrifié, seules les lèvres remuaient. A onze heures du matin, sur le quai ensoleillé à ciel ouvert de Constance, il y avait des médecins, des infirmiers et des infirmières en manteaux blancs, des petites voitures avec des rafraîchissements et des bouquets de fleurs, un mur de badauds qui attendaient en silence et une fanfare militaire qui se mit à jouer Deutschland, Deutschland Über alles quand le train des blessés entra en gare. Cent mains ouvrirent de l’extérieur les portes des wagons, et les gros pansements blancs imbibés de sang par endroits qui attiraient le premier regard, descendaient lentement, lentement, quand manquaient seulement les bras, ou, quand les jambes n’étaient plus là, on les sortait des wagons puis on les posait sur des brancards. Quelques uns, amputés d’une jambe, avaient déjà des béquilles. Tous avaient le même visage déserté par la vie. Ils étaient blancs comme des morts et se déplaçaient comme des morts. Pas un seul ne dit un mot. L’un d’eux, qui n’avait qu’une jambe, projeta une béquille au beau milieu de la fanfare en train de jouer et s’écroula. La mélodie se fit chaotique puis s’arrêta. Quand Lisa eut fini, ses lèvres étaient bleues. Ses yeux figés semblaient contenir encore l’image du quai de Constance. Michael comprit que la guerre s’était imprimée dans son âme et la marquerait désormais. Lisa avait le cœur trop tendre pour l’époque et manquait de l’énergie indispensable pour y faire face. Elle n’était qu’un cœur tendre. La guerre la fit périr à petit feu. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, ils parlèrent de la guerre et de ses causes. Il n’existait pas de cause qui rendait la guerre inévitable. Il y en avait toujours cent et aucune, au gré des gouvernants. A la phrase cynique «La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens» on pouvait en opposer une autre: «La guerre est la preuve que la politique n’en était pas une». En outre, l’histoire montrait que les guerres ne réglaient rien à long terme. Les humains s’étaient accommodés des guerres incessantes parce qu’au long de l’histoire apparaissaient sans cesse de nouveaux conflits. Mais il ne fallait pas s’en accommoder. Et on pouvait trouver des moyens de régler les différends. Michael recevait tous les jours en plein cœur les nouvelles sanguinolentes du front. Dans le journal, huit mille Français tués. Pour lui, huit mille n’était pas un nombre: il voit un individu qui tombe la figure en avant. Balle dans la tête. Balle dans le cœur. Il voit le soldat français accroché aux barbelés entre les tranchées ennemies. Balle dans le ventre. On ne peut pas le récupérer au milieu de la mitraille. Il crie pendant vingt quatre heures avant de mourir. Huit mille en un jour. Six mille Allemands tombés au champ d’honneur. Qu’est-ce que c’est le champ d’honneur? Est-ce un honneur d’enfoncer la baïonnette dans le ventre d’un homme? Des champs de blé, de pommes de terre, voilà des champs d’honneur. Qu’est-ce que c’est l’autel de la patrie? Un étal de boucherie couvert de sang! Que sont «nos biens les plus sacrés»? Les actifs bancaires! Les biens les plus sacrés de la veuve de guerre sont le regard de son enfant et l’homme qui l’aimait. Ces phrases abominables qui tuent des millions d’hommes, il faudrait enfin qu’on les démystifie. Michael arpentait les rues comme dans un rêve. Un marchand de fleurs lui tend un bouquet de violettes. Il l’achète pour Lisa, et dans sa tête, le repose dans le panier. «Des centaines de milliers de Français et d’Allemands qui ne s’étaient rien fait les uns aux autres, qui ne se connaissaient pas, se mettent à se tuer les uns les autres. Ils avaient des pères, des mères, des femmes, ils aimaient et ils étaient ce qui pourrait mettre fin à la boucherie ?» Il rentra chez lui et dit à Lisa: «Je vais écrire un livre contre la guerre. Il le faut. — Oui. Il le faut ! » Il ne dormit pas et le lendemain, il était dans une sorte d’état second en commençant à écrire l’histoire [«Der Mensch ist gut»] d’un garçon de café dont le fils est mort à la guerre. Au cours d’un rassemblement, le vieil homme se frappe la poitrine et proclame à la foule qu’il est lui-même responsable de la mort de son fils, parce que, vingt ans auparavant, il a été assez inconscient pour lui offrir des petits soldats, des fusils, des sabres, des canons pour jouer, il lui a appris les chants patriotiques qui appelaient au meurtre, il l’a élevé dans l’esprit guerrier. Il entraîne ceux qui l’écoutent à travers les rues en une manifestation pacifiste et révolutionnaire. Michael travaillait au café Nebelspalter où un petit orchestre à cordes se produisait l’après-midi. Tous les jours, c’était lui le premier client. Il écrivait. L’orchestre se mettait à jouer, les clients arrivaient. Il écrivait. Le café se remplissait, des gens venaient même s’asseoir à sa table. Il écrivait. L’établissement se vidait peu à peu, les musiciens rangeaient leurs instruments. Michael écrivait jusqu’au moment où le garçon se manifestait. Cela dura six mois, jour après jour. A la pension, quand de temps à autre quelqu’un parlait ou même simplement toussait dans la chambre à côté, il n’arrivait plus à travailler. Il était sourd au brouhaha du café Nebelspalter. La musique et le bruit formaient un rempart sonore autour de lui, l’isolaient et lui permettaient d’écrire en toute tranquillité, dans une sorte de transe, comme un somnambule qui n’entendait rien et ne percevait rien d’autre que ses propres visions. L’histoire du vieux garçon de café parut d’abord sous le titre «Le père» dans la revue de René Schickele Die weissen Blätter, imprimée en Suisse. Un éditeur berlinois la reproduisit dans son almanach annuel insoupçonnable et la comédienne Tilla Durieux la lut en public à Berlin. Peu après, Michael apprit que les cinq cents auditeurs avaient mis à exécution la fin de l’histoire, la manifestation pacifiste; à la sortie de la salle, ils avaient défilé dans les rues. C’était une bonne nouvelle pour Michael qui voyait dans son livre moins une œuvre en prose qu’un manifeste destiné à remuer et à faire réagir directement le lecteur contre l’esprit guerrier. L’événement l’avait rendu heureux et il s’accrocha à son travail. Il écrivait dans la rue, à la gare, dans le tramway, quelquefois la nuit entière dans le lit, il écrivait en marchant, là où il se trouvait, debout, assis ou couché. Il avait rédigé la majeure partie du livre au café Nebelspalter, à l’abri de son rempart sonore. Il travaillait déjà à la conclusion du récit. A Zurich, se trouvaient maintenant des espions des pays en guerre, une meute d’aventuriers en tout genre, des gens riches venus mettre leur fortune en sécurité, des spéculateurs de tous les pays d’Europe escortés de filles vénales surgissant là où les affaires étaient rentables. De France et d’Allemagne arrivaient de plus en plus d’opposants à la guerre qui croyaient pouvoir œuvrer ici plus efficacement. Pour les raisons les plus diverses, la guerre avait rejeté en Suisse tous ces drôles d’oiseaux. L’ambiance de la rue n’était plus la même, surtout dans l’élégante Rue de la Gare; on devinait de l’agitation. Les hôtels et les cafés étaient bondés. Le café Nebelspalter était en cours de rénovation et Michael travaillait maintenant dans le jardin du café La Terrace (sic) où se retrouvaient tous les après-midis Hugo Ball et son amie Emmy Hennings, une belle fille blonde et mince style bohème, ainsi qu’un petit jeunot aux cheveux noirs, au front immense et au teint de cire, Tristan Tzara, co-fondateur du mouvement Dada qui faisait son apparition à l’époque. Ils composaient. Chacun disait une phrase qui ne devait surtout avoir aucun rapport avec la précédente. Si la phrase avait le moindre sens, Tristan Tzara l’éliminait. Michael lui aussi dit une phrase en souriant. Elle fut refusée. Tel le boulanger qui fait cuire toutes les nuits les petits pains qu’on mangera au matin, ils composaient tous les après-midis les poèmes qu’ils récitaient le soir au cabaret Voltaire, fondé par Hugo Ball. Il se trouvait dans la vieille ville, à quelques minutes du restaurant végétarien où Lénine et sa femme Krupskaia dînaient tous les soirs pour trente rappen. Michael allait souvent au cabaret Voltaire et il arrivait qu’il fût seul dans la salle. Sur le podium, les trois artistes se déclamaient à eux-mêmes les poèmes de l’après-midi, psalmodiant simultanément en allemand, français et anglais. C’était le sommet de l’absurdité. Il y avait divergence des esprits: les dadaïstes ils n’avaient pas tout à fait tort prenaient Michael pour un clown sérieux, et Michael pensait que le dadaïsme était un phénomène mort-né et que les dadaïstes ne cherchaient qu’à fuir les difficultés du temps présent. Mais rien n’était fini, le monde et la vie continuaient malgré la guerre et il ne fallait pas fermer les yeux face aux événements sanglants. Les dadaïstes se réfugiaient modestement dans le cynisme, pensait-il, et leur modestie était un tout petit peu entachée de sang. Là, au milieu des psalmodies simultanées des turbulents dadaïstes, Michael acheva dans les premières semaines de 1917 le dernier récit qui se terminait par la révolution annoncée en Allemagne. Les événements du début de 1917 modifièrent le cours de l’histoire du monde ainsi que le destin de tous les vivants et des générations futures. En février, la révolution éclata en Russie. Le 12 mars, le gouvernement du tsar fut renversé. Avec l’accord du général Ludendorff, Lénine quitta la Suisse, traversa l’Allemagne dans un wagon plombé et le 4 avril, en descendant du train à la gare Finlyandsky à Petrograd, il tint un discours où il affirmait que l’abolition du tsarisme n’était qu’une première étape et que la révolution bourgeoise ne pouvait pas satisfaite plus longtemps les masses. Le 1er février 1917, l’Allemagne avait décrété la guerre sous-marine totale. Le 6 avril, l’Amérique déclarait la guerre à l’Allemagne. Le livre de Michael était déjà composé à l’imprimerie et il n’avait toujours pas de titre. Il était assis au café La Terrace avec Alvarez del Vayo et René Schickele qui, en dehors de l’histoire introductive «Le père», avait publié les autres récits: «La veuve de guerre», «La mère», «Les fiancés» et «Les mutilés de guerre» dans sa revue «Die weissen Blätter ». Michael parla à ses amis de son problème de titre. Il en avait essayé et éliminé des douzaines. Max Rascher, l’éditeur, le pressait car le livre devait être imprimé cette semaine-là. Les deux amis passèrent des heures, en vain, à chercher un titre; ils en revenaient constamment au contenu du livre et ainsi à la situation de l’Europe couverte de cadavres. Del Vayo qui fut par la suite ministre des Affaires étrangères de la République espagnole, anéantie plus tard par Hitler et Mussolini, était déjà socialiste à ce moment-là. Il considérait l’état de l’Europe à partir d’un point de vue socialiste, au contraire de Schickele et de Michael qui, comme tous les écrivains et intellectuels de l’époque, croyaient pouvoir agir et combattre victorieusement uniquement par la parole et l’écrit. Pendant que Michael, dans son désespoir, se tournait et se retournait sur sa chaise et s’efforçait de ramener la conversation sur le titre à trouver, Del Vayo qui, derrière un tempérament chaleureux, cachait une grande force de volonté, sourit en découvrant sa mâchoire puissante et d’une voix calme, sur le ton de la persuasion, déclara que seul l’ordre économique socialiste pouvait permettre la victoire de ce qu’il y a de bon chez l’homme. Michael le regarda fixement, pâlit, comme s’il avait vu une apparition. «J’ai mon titre. Je l’ai: L’homme est bon ». Après un moment de réflexion où il avait regardé en coin vers le ciel, Schickele dit avec un sourire: «Le titre est bon. Mais que l’homme soit bon, ça je le conteste.» Michael défendit avec ardeur son titre et lui-même. Il ne voulait pas affirmer par là que l’homme fût bon. Il voulait dire, et c’est ce qu’il avait écrit dans son livre, qu’il faudrait créer des conditions permettant à l’homme d’être bon. «Il l’est quand on le laisse faire.» D’un ton décidé, il déclara: «On en reste à ce titre: L’homme est bon.» Il écrivit le titre sur une feuille et alla vite trouver l’éditeur dont la mère travaillait au pupitre du bureau. Elle avait l’air et les vêtements d’une vieille paysanne. Elle lut le titre et fit: «Oui, oui!.» En retournant chez lui, Michael rencontra sur le Limmatquai un homme à l’allure inoubliable. C’était un grand Russe avec un long manteau pourvu d’une ceinture, des bottes à tige et une grande toque de fourrure; à une courroie passée sur l’épaule, il portait dans le dos un balluchon en forme de traversin. Il ne marchait pas sur le trottoir mais au milieu de la chaussée, d’un pas mesuré, en balançant les bras; l’expression du visage et l’attitude parfaitement droite du corps en faisaient la fierté personnifiée. Il semblait ne plus rien voir, ne plus rien sentir d’autre que la Russie révolutionnaire. Michael se demandait si la fierté en marche atteindrait un jour la lointaine Russie. A la maison l’attendait une lettre du professeur Kippenberg, propriétaire des éditions Insel à Leipzig. L’éditeur de Michael, Georg Müller, était gravement malade. (Il mourut à la fin décembre 1917). Kippenberg vint à Zurich et acquit pour 20 000 marks les droits des deux livres «La bande de brigands» et «La cause»; ce dernier avait paru en 1916. Michael acheta une petite maison avec jardin dans les faubourgs, Zeppelinstrasse. Ils avaient engagé une cuisinière, une grosse femme. Lisa, que bouleversaient tous les jours les pertes humaines épouvantables de la bataille de Verdun et qui n’arrivait pas à réprimer sa compassion, s’était mise à souffrir du cœur. La faute de la guerre, avait dit leur médecin. Il fallait qu’elle reste beaucoup alitée. A cette époque, un poète autrichien très connu [Franz Werfel] vint à Zurich. Dans une salle de concert archicomble, il déclama ses poèmes et impressionna la salle par le pathétique de sa diction, un grand comédien. Des larmes coulèrent sur ses grosses joues et sa voix se brisa quand il récita un poème sur une cigogne à l’aile cassée. Michael se leva et parti: 20 000 Français étaient morts en défendant un point stratégique près de Verdun. Un soir de novembre 1917, l’anarchiste suisse dont Michael avait fait la connaissance au café Stéphanie par l’intermédiaire de Sophie et du docteur Kreuz, et l’écrivain Ludwig Rubiner vinrent dîner chez eux. L’anarchiste donna un dessin au crayon à Michael: l’autoportrait de Sophie, exécuté peu de temps avant sa disparition; elle portait déjà dans le regard son adieu à la vie. Ils parlèrent de la révolution d’Octobre. Les bolchevicks avaient renversé le gouvernement provisoire de Kerenski et pris le pouvoir. On envisageait déjà une guerre d’intervention contre-révolutionnaire des puissances occidentales, à laquelle appelait Winston Churchill. L’anarchiste sourit d’un air supérieur et dit: «Tant que les bolchevicks ne suppriment pas l’argent, toute leur révolution ne m’intéresse pas.» Les bolchevicks n’étaient pas assez radicaux à son goût. Ludwig Rubiner proposa de faire sauter à la bombe la statue de fer d’Hinderburg qui se trouvait dans la Siegesallee et près de laquelle les gens plantaient des clous, un mark à chaque clou. Cet acte déclencherait la révolution en Allemagne, c’était sûr. Tous les deux discutaient avec excitation pour savoir qui transporterait la bombe à Berlin et ferait sauter en l’air l’homme de fer. L’idée les enthousiasmait. On en resta là. «L’homme est bon» avait paru. Le livre fit sensation en Suisse,* et en peu de temps, on publia une douzaine de traductions. Mais l’importation en Allemagne avait été immédiatement interdite. Même les quelques exemplaires envoyés par la poste n’arrivèrent jamais à leur destinataire. Michael était désemparé: il avait écrit le livre conte le militarisme allemand. Une nuit, à moitié endormi, il se souvint d’un admirateur, le professeur X., qui travaillait au service de la propagande au ministère des Affaires étrangères à Berlin. Il lui écrivit pour lui demander s’il pouvait lui expédier un certain nombre d’exemplaires et une liste d’adresses. Le professeur rêveur qui ne semblait pas se faire une idée du danger auquel il s’exposait, envoya une lettre de remerciement ainsi que sa réponse affirmative à la demande de Michael. Celui-ci chercha longtemps dans les vieux quartiers avant de trouver un relieur qui avait de grandes piles de couvertures destinées au Code civil suisse et à «Chevauchée dans le désert», un livre avec un bédouin en blanc sur un chameau qui marche vers un couchant flamboyant. Sur ses honoraires, Michel acheta mille exemplaire de son livre, le fit relier dans les couvertures à l’air anodin et expédia les trois énormes caisses au professeur X, ministère des Affaires étrangères à Berlin. Quand il reçut la lettre où le professeur annonçait qu’il avait bien reçu les caisses et fait parvenir les livres aux personnes dont les noms étaient sur la liste, Michael fut stupéfait comme quelqu’un qui, par un coup de chance inattendu, a fini par atteindre son objectif. Tout joyeux, il mit la lettre dans sa poche et quitta la maison. En chemin, il acheta le roman de Barbusse «Le Feu», paru également chez Max Rascher. Le libraire lui dit: «Hier, quelqu’un m’a acheté 500 exemplaires de votre livre « L’homme est bon » pour le compte du gouvernement anglais; ils sont destinés aux prisonniers de guerre allemands qui se trouvent en Angleterre. » C’était une belle soirée d’automne. Sur le Bellevue-Platz et au bord du lac, il y avait plusieurs groupes. Des orateurs improvisaient des discours pacifistes. Les discussions étaient passionnées. Michael s’arrêta, il entendit des choses qu’il avait écrites dans son livre. Pour la première fois depuis l’école, les larmes lui montèrent aux yeux. En revenant par la vieille ville, il entendit une fille qui chantait. La voix qui venait d’un cabaret en sous-sol, ne lui était pas inconnue. Il descendit. Sur l’estrade, c’était Emmy Hennings. Comme le cabaret Voltaire avait rarement la visite de clients payants, Hugo Ball et son amie Emmy l’avaient abandonné; il fallait bien manger. Depuis quelques semaines, ils se produisaient dans ce petit établissement qui était bondé tous les soirs. Emmy faisait une jeune Indienne, la jolie sœur du chef Winnetou, maquillée couleur café, sur sa tête blonde le diadème en carton passé à la dorure avec les plumes d’Indiens, et Hugo Ball accompagnait ses chants d’une mélancolie sauvage en martelant sur le piano; le texte et la musique étaient de lui. Au contraire des mélopées dadaïstes, les textes étaient des gagne-pain au sens facilement accessible. (Par la suite, Hugo Ball se convertit au catholicisme et écrivit un ouvrage semi-philosophique sur la religion catholique. Il mourut peu après). Le 22 décembre 1917, débutèrent les négociations de paix entre l’Allemagne et la Russie. La nouvelle provoqua la plus grande consternation même en Suisse. Vingt intellectuels, des Suisses de grande réputation ainsi que plusieurs personnalités mondialement connues qui vivaient en Suisse, demandèrent à Lénine dans un télégramme de ne pas conclure de paix séparée avec l’Allemagne. Lénine sembla considérer qu’il était plus important d’assurer la victoire finale de la Révolution: le traité de Brest-Litovsk fut signé le 3 mars 1918. Vers cette époque, l’ami de Michael, le philosophe Otto Buck, vint de Berlin le voir à Zurich. Il logea chez Michael. Après le repas, il fit un tableau de la situation dans la capitale. La faim, partout, et on ne voyait plus que des vieux et des infirmes. Plus personne ne croyait à la victoire allemande. Des milliers de soldats en permission, lassés de la guerre, préféraient prendre le risque d’être découverts et passés par les armes plutôt que de retourner au front. Dans cette atmosphère de pessimisme généralisé, le livre de Michael avait resplendi comme un corps céleste. Ils étaient assis dans le jardin près d’une énorme cytise qui étalait ses fleurs au soleil printanier. Le docteur raconta que des lycéens polycopiaient le livre. Les élèves dans les classes se répartissaient les feuilles et chacun copiait un certain nombre de pages à la main. Le livre passait de l’un à l’autre. Tous ceux à qui on en parlait le connaissaient. Le parti socialiste en avait fait imprimer cinq cent mille exemplaires sur papier journal et les avait envoyés au front. (Il tendit à Michael un exemplaire du gros journal.) Si un livre pouvait permettre d’abréger la guerre, c’était bien «L’homme est bon». Le docteur en philosophie sourit en disant: «Votre livre est un élément actif de l’histoire mondiale.» Michael pensa: “Si seulement le livre abrégeait la guerre d’un seul jour! Si seulement il faisait réfléchir les générations futures, ne serait-ce qu’un tout petit peu !» L’été marqua le début de l’effondrement de l’armée allemande. Par manque de réserves, Ludendorff dut renoncer à l’offensive sur le front ouest prévue pour juillet. Le 8 août, les Alliés lancèrent leur offensive victorieuse au sujet de laquelle Ludendorff déclara: «Le 8 août a été pour l’armée allemande le jour noir dans l’histoire de la guerre. Nos forces se sont effondrées. Il faut mettre un terme à la guerre.» Le 9 novembre, Lisa et Michael prirent le tramway pour aller en ville avec l’intention de chercher un tapis pour le salon. En descendant à la gare centrale, ils virent un groupe de gens agités qui achetaient une édition spéciale: «Révolution en Allemagne». Ils rentrèrent aussitôt. Il était trois heures de l’après-midi. À six heures, la maison était vendue. À huit heures, ils étaient dans le train pour l’Allemagne. [...]
Leonhard Franck
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