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Archive pour novembre 2009

Le juif Süss n’est pas celui qu’on croit.

Dimanche 29 novembre 2009

Le juif Süss n’est pas celui qu’on croit.

Comment le héros d’un roman antifasciste est devenu le bouc émissaire de la propagande antisémite.

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N°  2661 du 17 au 22 novembre 1978

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Voici enfin accessible en français le texte du beau roman de Lion Feuchtwanger éclipsé par l’abject film du même nom, réalisé par Veit Harlan en 1940. A tort oublié aujourd’hui, Lion Feuchtwanger fut l’un des plus grands romanciers de l’Allemagne de Weimar, au même titre qu’Alfred Döblin. Ami de Bertolt Brecht – il fait revivre l’atmosphère munichoise dans  son roman Erfolg ( Succès) -, il se réfugia en France après 1933 avant d’émigrer à Hollywood et fut l’un des directeurs de la revue théorique du Front populaire anti-fasciste Das Wort, qui paraissait à Moscou et dans laquelle se déroula la célèbre polémique au sujet de l’expressionnisme.
L’ histoire du Juif Süss que Feuchtwanger retrace avec autant de générosité que de sensibilité, est celle le l’un de   » ces Juifs de 
cour  » (Hofjuden) très en vogue en Allemagne aux XVIIè et XVIIIè siècles. En dépit des explosions d’antisémitisme, des conditions de vie misérables de la plupart des Juifs d’Europe, il était assez fréquent de voir un prince, un empereur, confier ses finances, le ravitaillement de son armée, des fonctions administratives ou diplomatiques à un Juif. Détesté par la population, ce Juif de cour est reçu par ces princes, vit dans leur entourage et comme le rappelle Léon Poliakov dans la préface à cette traduction du roman de Feuchtwanger, «  des altesses royales mangent à la table des juifs, couchent chez eux lorsqu’ils sont en voyage, honorent par leur présence les fêtes et mariages    ». Les Oppenheimer, les Rothschild constituent l’exemple le plus brillant du rôle que jouèrent ces « Juifs de cour « .

Un bouc émissaire

Süss fut l’un d’entre eux. A la cour du Würtemberg, il s’était acquis un réel prestige et ne manqua pas d’en user pour venir en aide à ses coreligionnaires. Des troubles politiques – l’opposition des communes à la volonté du duc Charles-Alexandre – des conflits religieux trouvèrent leur issue dans la mort subite du souverain. Il est vraisemblable que Süss fut victime de cette volonté de pacification : il devint le bouc émissaire de la vindicte populaire et après un procès retentissant, fut pendu dans une cage. Le nombre impressionnant d’écrits, de pamphlets qui furent consacrés à son « procès  » indique que cette histoire frappa profondément l’imagination. Des historiens, des auteurs romantiques immortalisèrent la figure de Süss. Feuchtwanger, lui-même s’est documenté avec beaucoup de soins sur les faits historiques pour écrire ce roman, l’un des plus célèbres des années 20.
Le film de Veit Harlan fut réalisé sur l’ordre de Goebbels en personne. A partir du 10 février 1940, le port de l’étoile jaune avait été rendu obligatoire pour les juifs dans les pays occupés par le Reich. Plusieurs films antisémites (Les Rothschild d’Eric Waschnek, Le péril Juif de Fritz Hippler) justifiaient ce déferlement de haine. Le duc de Würtemberg est présenté par Harlan comme un personnage faible, avide de plaisirs et incapable de gouverner avec fermeté. Süss en profite pour accroître son pouvoir en flattant les vices du Duc, et favorisa ses coreligionnaires. Face à la lâcheté du souverain, à la bassesse de Süss, les valeurs allemandes sont incarnées par la famille du conseiller d’Etat Sturm, antisémite convaincu, sa fille la blonde Dorothéa et le greffier Faber, son futur gendre. Süss, l’intrigant, montré avec un sourire machiavélique, raffiné, efféminé et cruel, ne veut pas seulement favoriser ses coreligionnaires; il amasse une fortune immense et se montre de la plus extrême perversité avec les citoyens du Würtemberg, n’hésitant pas à faire démolir la moitié de la maison d’un forgeron qui est sur sa route. Sensible aux charmes de Dorothéa, il la demande en mariage. Outré, son père refuse en affirmant que sa fille ne mettra pas au monde d’enfants juifs. Il ouvre même la fenêtre après le départ de Süss car « l’odeur du juif  » l’incommode. Celui-ci, furieux et humilié, va exercer un odieux chantage sur la jeune fille : il fait arrêter Faber accusé de complot contre le duc et contraint la jeune fille à lui accorder ses faveurs en lui laissant entendre les hurlements de son fiancé que l’on torture. Elle lui cédera, mais, désespérée, se suicide dans un lac. Les habitants, horrifiés par ce crime, après une fantastique chasse aux flambeaux, retrouvent le corps de la malheureuse. Une délégation force la retraite du souverain qui, complètement ivre, meurt d’une crise cardiaque. Süss, arrêté et jugé, est hissé à une poterne dans une cage et pendu malgré ses protestations d’innocence. Un juge lit le décret qui ordonne que  » les Juifs doivent quitter le Würtemberg et sont déclarés bannis afin que bien des maux demeurent épargnés au Würtemberg et à ses voisins, à eux-mêmes et aux enfants de leurs enfants « .
Film infâme salué par la presse collaborationniste comme un pur chef-d’oeuvre et qu’Harlan essayera par la suite de faire passer pour un simple documentaire … lui aussi ! Pourtant, il n’était pas antisémite. Collaborant avec le régime pour la plus grande gloire de sa femme, il fut amené par lâcheté à tourner cette oeuvre, sa plus célèbre, qui a suffi à le déshonorer. Le film fut projeté aux gardiens des camps de concentration, aux fonctionnaires de la police et aux S.S. A Vienne, un vieux juif fut piétiné par de jeunes hitlériens après sa projection. Sans doute Harlan essaya-t-il de freiner l’antisémitisme que Goebbels voulait mettre dans le film, mais il ne parvint pas à détourner l’oeuvre de son intention malveillante et haineuse. Goebbels se chargea lui-même de faire tourner certains passages et de les ajouter au film d’Harlan.
Faut-il rappeler que de très grands acteurs allemands jouent dans ce film : Heinrich George (jadis contre-maître dans Métropolis de Fritz Lang) y incarne le souverain, Werner Krauss (le Dr Caligari, Jack l’Eventreur dans le Cabinet des figures de cire de Leni, le boucher de La rue sans joie de Pabst, etc.) multiplie les rôles de juifs, conseillers avides et lâches, rabbins répugnants et gâteux. Assez curieusement, ce film semble avoir porté malheur à ses interprètes : Heinrich George mourra dans un camp de prisonniers en 1946, Werner Krauss ne pourra plus jouer après la guerre et sera insulté en public. Son fils se suicidera, F. Marian (Süss) se tua en voiture et sa femme se noya.

LE JUIF SUSS
de Lion Feuchtwanger
France-Adel/Balland
369 P., 59 F.

Jean-Michel PALMIER.

Vers un langage des arts autour des années 20.

Dimanche 29 novembre 2009

Vers un langage des arts autour des années 20
de Georgiana M. M. Colville – Klincksieck – 145 p.; 60 F.

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Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2650 du 31 août au 7 septembre 1978

Intéressant projet que celui de Georgiana M.M. Colville: décrire la naissance, le développement du nouveau langage qui apparaît dans les premières décennies du XXème siècle. Son étude, malheureusement trop courte, porte surtout sur quelques poètes, quelques peintres et quelques spectacles. De cette fantastique effervescence artistique qui éclate dans toute l’Europe, mêlant le cubo-futurisme, le rayonnisme, le constructivisme, le suprématisme russe au futurisme italien, au cubisme français, à l’expressionnisme, au dadaïsme et à la nouvelle objectivité allemande, elle retient avant tout les liens privilégiés qui ont  existé entre certains poètes français et les peintres cubistes, en montrant des les analogies, les rencontres. En fait, les rapports qui existaient entre les différentes avant-gardes étaient d’une rare complexité. Non seulement, par exemple, le terme « Expressionnisme  » désignait alors les oeuvres les plus diverses, une toile ayant beaucoup de chances d’être qualifiée de futuriste en Italie, de cubiste en France, d’expressionniste  en Allemagne, mais ces mouvements ne cessaient d’interférer. Les peintres russes suivaient avec intérêt les travaux réalisés par les Cubistes, les Expressionnistes furent marqués par le travail formel des Futuristes italiens. Franz Marc et Feininger sont qualifiés d’expressionnistes, mais ils rejoignent parfois l’Orphisme et le Futurisme; Chagall à l’époque est considéré comme expressionniste, si bien que de nombreux historiens, y compris Gottfried Benn, l’un des chefs de file de l’Expressionnisme littéraire, ou Herwarth  Walden, directeur de la revue Der Sturm  à Berlin, étaient tentés de voir dans les différents courants avant-gardistes européens, autant de versions locales d’une même révolte.

Ce qui frappe aussi, c’est l’étonnante osmose qui s’accomplit entre les différents arts. L’Allemagne est sans doute l’exemple le plus frappant de ce nouveau langage de formes : Barlach est sculpteur et dramaturge, Kokoschka écrit des pièces de théâtre, Trakl peint. Schönberg écrit des poèmes. Les romans des années 20-30 empruntent aux collages dadaïstes, aux techniques de montage du cinéma. Apollinaire est chez lui aussi bien à Paris qu’à  Berlin. Cendrars est plus connu en Allemagne qu’en France. Walden rencontre Chagall à Montmartre, expose Delaunay comme Kandinsky. L’auteur de l’étude  accorde une grande importance au structuralisme.  Ce qu’elle en tire pour son analyse ne convainc pas. On eût préféré, aux résumés de Jakobson, Barthes, Levi-Strauss (chacun présenté en quelques pages !) une étude plus approfondie des oeuvres, poétiques ou picturales, qu’elle mentionne. Mais le projet est passionnant, même s’il demeure très limité et fragmentaire. On consultera avec profit les trois volumes très complets, publiés par le même éditeur sur les formes artistiques autour de l’année 1913  (titre des volumes).

Jean-Michel PALMIER

Hitler, un film d’Allemagne – critique de J-M Palmier

Samedi 28 novembre 2009

Hitler, un film d’Allemagne de Hans Jürgen Syberberg

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Critique parue dans  » Les Nouvelles Littéraires  » N° 2642 du 29 juin au 5 juillet 1978

Ce nouveau film de Hans Jürgen Syberberg, qui sort en première mondiale à Paris, ne pouvant trouver de distributeur en Allemagne, a de quoi déconcerter, irriter, passionner. Avec lui s’achève la trilogie par laquelle il tente de comprendre, de représenter le destin de l’Allemagne : après son Ludwig, Requiem pour un roi vierge (1972), Karl May ou le Paradis perdu (1975), ce film sur Hitler veut résumer un siècle d’histoire allemande. Il n’y parvient pas, même en sept heures ! Syberberg affirme à ceux qui lui reprochent la longueur du film qu’il faut au moins 90 minutes à Hitchkock pour démonter un meurtre, lui n’en a utilisé que 450 pour expliquer 50 millions d’assassinats. En fait, il ne s’agit aucunement d’un film historique. Rien de comparable avec le si douteux portrait de Hitler réalisé par Johachim Fest. Syberberg a construit à partir de l’Allemagne, des manifestations de sa sensibilité, des figures qui marquèrent son histoire, une sorte de poème, de montage de visions de rêves et de cauchemars qui vise beaucoup plus à suggérer, à faire sentir, qu’à expliquer. Hitler est présent tout au long des quatre parties du film, et il n’y a à son égard aucune complaisance. Son souvenir est évoqué par son valet de chambre, sa voix télescope les images, il est là, obsédant, dans les actualités. Mais Syberberg refuse de faire de lui l’abcès de nos bonnes consciences. Il lui laisse sa chance en le laissant s’expliquer, se justifier. Aussi resurgit-il sous des déguisements multiples, couvert de toiles d’araignées, vêtu en Siegfried, spectre monstrueux sortant de la tombe de Wagner, comme un vampire se nourrissant de sa musique, poupée, pantin, marionnette sur les genoux d’un acteur. Pour Syberberg, Hitler n’est que le cancer de nos démocraties, ce sont elles qui l’ont porté au pouvoir. Il n’est pas seulement un monstre ou l’Antéchrist, mais la somme des désirs du petit-bourgeois. Le Führer n’est pas présenté au sommet de sa gloire, mais à travers les souvenirs de son valet de chambre, qui raconte comment il choisissait ses chaussettes, ses bottes, sa casquette. Absurde, pitoyable, il n’est qu’un individu médiocre et – c’est là peut-être la seule ambiguïté du film de Syberberg – on finit par en avoir pitié, comme d’une chose abjecte et ridicule.

Plus de trente ans après l’effondrement du Reich, que nous dit-il ? Qu’il a gagné. gagné sur toute la ligne, que nous sommes ses enfants, qu’il nous habite comme nous l’avons créé, qu’à côté de ses camps de concentration, de sa barbarie, il faut aligner les nôtres : les violations quotidiennes de la démocratie, la torture légalement pratiquée, la pornographie (de droite et de gauche précise Syberberg), la guerre du Vietnam, les Palestiniens, le terrorisme, Amin Dada. Qu’à l’Est comme à l’Ouest, le mépris des libertés, des droits de l’homme, la barbarie se portent bien. Celui qui, à travers la marionnette d’Hitler dénonce tout cela,  c’est Syberberg lui-même, qui avait dix ans à la fin de l’Allemagne hitlérienne et qui développe à travers ce film une vision aussi radicale que désespérée.

Jean-Michel PALMIER

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J-M Palmier : Thomas Mann, Journal du Dr Faustus (3/3)

Dimanche 22 novembre 2009

L’Apocalypse, le Diable, Hitler et l’Allemagne.
Préface écrite pour l’édition du Journal du Docteur Faustus; chez Christian Bourgois en 1994 – collection  Titre  N° 43

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Les dernières années d’exil de Thomas Mann et la Genèse du Docteur Faustus (Fin)

V

Tout au long de l’exil, les émigrés se gardèrent bien d’identifier Hitler au peuple allemand. A mesure qu’approchait l’effondrement final, ils se sentaient déchirés par des sentiments contradictoires. Souhaitant de toutes leurs forces la fin du régime hitlérien, ils ne pouvaient songer sans effroi au destin des populations civiles. Et c’est avec une joie douloureuse qu’ils accueillaient les communiqués de victoire des Alliès.

 » Ma ville natale, comment vais-je la retrouver
C’est en suivant le vol des bombardiers »
,

s’écrie Brecht dans un poème de cette époque. Dans son Journal  il évoque la ville de Cologne rasée par la RAf et déclare :  » Le coeur s’arrête quand on lit le récit des bombardements aériens de Berlin (1) ». Quant à Thomas Mann, il écrivait à Agnés E. Meyer le 11 octobre 1944 :  » Mon Dieu, Aix – la – Chapelle ! Il faut encore que nous la réduisions en cendres (…). Poor People !  » Après l’entrée en guerre de l’Amérique, les émigrés étaient de plus en plus divisés par des controverses qui touchaient autant à l’avenir de l’Allemagne qu’à la question de la
 » responsabilité collective  » du peuple allemand, à la filiation possible entre le national-socialisme et une certaine tradition politique et culturelle. La situation des exilés était d’autant plus difficile qu’ils espéraient une victoire aussi rapide que possible des Alliés contre Hitler tout en souhaitant ne pas voir leur patrie transformée en un champ de ruines, qu’ils devaient combattre parmi eux certaines tendances nationalistes et la tentation de  » diaboliser  » l’Allemagne toute entière. Si Brecht était hostile au  » pathos nationaliste  » des poèmes de Johannes Becher, futur ministre de la Culture de la RDA, il ne désapprouvait pas au moins les conférences que fit Emil Ludwig, auteur de biographies à succès, en 1939-40, et où il dénonçait dans le national-socialisme le dernier avatar de l’éternel  » caractère allemand  » qui savait unir la musique et la barbarie. Brecht n’avait pas non plus une très grande sympathie pour la position de Thomas Mann.
Cette position était des plus complexes, comme le montrent en particulier les émissions de radio qu’il enregistra en Amérique, destinées à l’Allemagne et qu’évoque Le Journal du  » Docteur Faustus «  . Après avoir longtemps cru à l’existence d’une  » émigration intérieure  » constituée de tous ceux qui étaient demeurés en Allemagne sans approuver le régime, avoir attendu l’éclatement de mouvements de résistance, Thomas Mann en était venu à désespérer de l’Allemagne toute entière. Par un curieux renversement, il était tenté d’en faire une entité irrationnelle et démoniaque, comme le suggérait son ouvrage de 1914 Considérations d’un apolitique  (2). Il s’agissait alors, à partir de l’opposition classique entre la  » culture  » et la  » civilisation « , d’exalter dans l’Allemagne ce lien unique entre la culture, la musique, l’individu et la poésie qui trouva sa plus grande expression chez Schopenhauer, Nietzsche et Wagner. Le pays qui avait donné naissance à un tel irrationalisme ne pouvait que tourner le dos à la république et à la  » démocratie hystérique « .
Face à la montée du national-socialisme, il fut contraint de reconnaître que l’hystérie n’était pas du côté de la démocratie et que cet irrationalisme, qu’il célébrait chez Wagner, était aussi revendiqué par la pire barbarie. Aussi l’exaltation de  » l’âme germanique  » des Considérations  fait-elle place à la notion de  » germanité poétique  » dans sa conférence  » De la République allemande  » (15 octobre 1922). C’est le souci de défendre l’héritage culturel qui l’amena aux prises de positions développées dans la conférence de 1930,  » la Situation spirituelle de l’écrivain à notre époque  ». Lui, l’auteur des Considérations d’un apolitique , soutenait la république et la démocratie, dénonçait l’irrationalisme de pacotille des nazis qui défiguraient la tradition dont ils se revendiquaient. De nombreuses conférences de Thomas Mann, tout au long des années 30, comme « Allocution allemande, un appel à la raison  » ou  » La Régénération de la bienséance  » (1931)  semblent avoir pour unique thème la séparation d’un  » bon irraionalisme « , le sien, celui qui trouvait sa justification, philosophique chez Schopenhauer, Nietzsche  et Wagner, et le « mauvais  » celui des nazis qui n’était que « grossièreté « , « obscurantisme sentimental  » et  » hystérie « .
Thomas Mann aura pourtant de plus en plus de mal à faire la part entre les deux (3). En 1938, il publiera son étrange essai – qui fit scandale parmi les émigrés – Frère Hitler (4) . Au-delà de l’horreur, du dégoût que lui inspirait le personnage, il s’interrogeait sur ce qui unit ce Lohengrin séducteur de cuisinières et l’irrationalisme philosophique que lui-même plaçait au coeur de sa vision du monde. Sans doute, Hitler a-t-il travesti, défiguré Wagner, mais il reconnaissait dans le mouvement national – socialiste quelque chose qui puisait, à travers Wagner notamment, à la même source que ses romans. Et il ne pouvait s’empêcher d’admettre l’existence, entre les deux univers, d’une communication souterraine. Destin et Devoir  prolongera cette douloureuse intrspection. S’il voit dans  » l’irrationalisme des masses « un  » affreux spectacle « , il hésite à dresser, entre lui et les fondements de sa vision du monde, son attachement à cette tradition germanique, un mur infranchissable. Des Considéraions d’un apolitique  à ces essais des années 40, les signes se sont inversés. Le caractère  » allemand  » est toujours saisi comme une entité magique, mais surtout démoniaque :

 » Le cas de l’Allemagne est troublant et compliqué, précisément parce que le bien et le mal, le beau et le néfaste s’y mêlent de la plus singulière façon. Prenons par exemple le grand phénomène artistique qu’est Richard Wagner, qu’on a souvent lié au phénomène national-socialiste, en indiquant la prédilection du sieur Adolf Hitler pour cet art, une prédilection contre laquelle on voudrait bien défendre Wagner et qui pourtant n’est pas dénuée de signification et reste instructive. (5) « 

Dans sa conférence  » L’Allemagne et les Allemands   » (1945), alors qu’il rédigeait son Docteur Faustus, Thomas Mann ira jusqu’à reconnaître, comme une composante du caractère allemand, l’idée du pacte avec le Diable, le diable de Luther et de Dürer, qui permet de « gagner temporairement tous les trésors et toutes la puissance du monde en échange du salut « . Et il ajoutait :  » Une grande erreur de la légende et du poème, c’est de ne pas établir un lien entre Faust et la musique. La musique est du domaine démonique. (6)  »
Ce poids de souffrances et d’angoisses, Thomas mann l’a incarné dans cet Adrian Leverkühn et le narrateur, son ami qui assiste impuissant à son lent naufrage dans la folie.  » Allemagne, ma souffrance « , ainsi s’intitulait une autre conférence de Thomas Mann. La fin du Journal du Docteur Faustus souligne son inquiétude pour l’avenir de l’Allemagne, son indignation devant la haine que certains écrivains demeurés dans le Reich, et qui hurlèrent avec les loups, portent à ceux qui sauvèrent leur vie et leur honneur en fuyant ce pays qui, selon la boutade de Karl Krauss, n’était plus celui des « poètes et des penseurs  » (Dichter und Denker) mais des « juges et des bourreaux (Richter und Henker). Il n’avait guère plus de sympathie pour les  » émigrés de l’intérieur « , qui prétendaient avoir secrètement haï le régime nazi mais n’en avaient jamais dénoncé la barbarie. Pendant longtemps, Thomas Mann ne souhaitera pas revoir sa patrie. Prétextant son âge, sa fatigue, il avait peur des ruines, peur de ses compatriotes. Il fallut les débuts du maccarthysme  et des accusations de  » sympathies communistes  » pour qu’il songe sérieusement à revenir en Europe, car il ne reconnaissait plus dans l’Amérique le pays où il avait trouvé asile, dont il avait demandé la nationalité et qui, par son caractère cosmopolite, lui semblait en harmonie avec sa vision de la germanité.
L’année 1949 fut marquée par la célébration du bicentenaire de Goethe. Cette commémoration de la naissance du plus grand poète allemand était un événement qui concernait les deux Allemagnes. Goethe, par un génial préssentiment, avait associé à sa vie deux villes qui se trouvaient justement aujourd’hui dans deux zones d’occupation différentes, Francfort et Weimar. Dans toute la zone soviétique, les manifestations se multiplièrent. Peu de villes échappèrent aux festivités. On rejoua Faust dans la plupart des théâtres, notamment au Deutches Theater de Berlin
Lors du congrès du parti, les 9 et 10 mars, la célébration de cette année Goethe fut minutieusement préparée. Une fête de la jeunesse se tint en son honneur, célébrée les 21 et 22 mars, en présence d’Otto Grotewohl et du responsable de la jeunesse libre allemande, Erich Honnecker. Elle fut suivie de la célébration de Goethe par la classe ouvrière et les syndicats. Une semaine Goethe était prévue à Weimar et, à cette occasion, le président du Kulturbund, Johannes Becher, avait invité Thomas Mann.
Ce choix était judicieux. Vivant toujours en Amérique, il apparaissait comme le symbole de l’émigration antifasciste, de cette intelligentsia bourgeoise, nourrie de culture classique qui, sans rallier le communisme, n’y était pas viscéralement hostile et se retrouvait dans ses idéaux de paix, d’humanisme et de liberté. On saluait l’évolution de Thomas Mann comme exemplaire. Il était par ailleurs l’auteur moderne préféré de Lukacs, qui avait nourri toute sa vie un amour mal payé de retour pour l’auteur de La Montagne magique  et lui avait consacré un important essai dans la revue communiste Internationale Literatur . Remarquable connaisseur de son oeuvre, sur laquelle il écrivit des analyses subtiles, Lukacs célébrait en lui, comme il l’affirme dans le texte rédigé à l’occasion de sa mort,  » le plus grand écrivain bourgeois de son temps  » et « un grand éducateur de la société « . Goethe avait toujours fasciné Thomas Mann. Il s’en inspira pour le personnage de La Mort à Venise, Aschenbach. Lotte à Weimar  (paru en 1939) fut son premier livre réédité après-guerre et, surtout, on ne cessait de discuter de son Docteur Faustus  récemment publié (1947), de sa vision de l’Allemagne.
Refusant les invitations, les honneurs qu’on voulait lui décerner dans les deux zones occupées, il choisit finalement de les accepter ensemble, pour ne mécontenter personne et n’apparaître ni comme un  » compagnon de route du communisme « , ni comme le  » partisan de l’impérialisme « . S’étant décidé à venir en Europe pour la célébration du bicentenaire de Goethe, il lui semblait impossible de ne pas lui rendre hommage en Allemagne . Aussi prononça-t-il une allocution à Francfort et l’armée soviétique le conduisit ensuite à Weimar, où il fut reçu avec tous les honneurs. Dans son  » Allocution en l’année Goethe « , il rappela son destin d’ exilé, la haine dont l’avaient accablée les nazis, son émotion en retrouvant l’Allemagne. Exaltant Goethe comme  » le grand homme de la nation allemande « , le « surhomme « , l’ » ami de la vie, le héros de la paix « ,   » l’enfant chéri de l’humanité « , il célébrait dans sa prodigieuse existence, la  » victoire sur le démonisme  » qu’il sentait en lui et dans Faust une  » utopie sociale « . L’instant suprême de Faust, au bord de la tombe, n’est-il pas de faire le bonheur des hommes, incarnation de l’ »humanisme suprême » ? Et en 1949, cette évocation d’un « peuple libre sur une terre libre  » prenait une résonance particulière, presque tragique. Les rapports de Thomas Mann avec les intellectuels de Berlin-Est et les officiers culturels soviétiques furent cordiaux et son séjour à Weimar une incontestable victoire idéologique.
Le Faust de Goethe triomphait du démoniaque alors que Leverkühn se laisait lentement envahir par son souffle glacé. Une question restait en suspens, que n’éclairent ni la lecture du Journal du Docteur Faustus  ni les conférences que fit Thomas Mann dans les années 40 : quand l’Allemagne signa-t-elle ce pacte avec le diable ? Hanns Eisler proposa une réponse, presque à la même époque, en composant le livret de son opéra Johann Faustus , qui fut perçu comme une véritable provocation par les autorités de Berlin-Est, et dont la problématique recoupe étrangement celle du Docteur Faustus . Eisler admirait le roman de Thomas Mann avec qui il entretint toujours des relations très cordiales. Contrairement à Brecht, il était sensible à sa profonde humanité. Dans son Docteur Faustus , au-delà du sens historique et politique de l’oeuvre, Thomas Mann laissait entrevoir à Leverkühn la possibilité d’un autre rapport entre le public et la musique. Eisler termina la première ébauche de son texte le 13 juillet 1951. Le 15, il apprit la mort de Schönberg. La croyance, comme il le dit dans ses  » Notes sur le Doktor Faustus   » que « la production d’une grande oeuvre ne peut réussir que dans l’isolement total, la solitude, le renoncement complet aux valeurs du coeur dans cette société en décrépitude « . Aussi les lamentations brûlantes et glacées de Leverkühn deviennent-elles celles de l’effondrement final des allemands à la suite des crimes hitlériens. Mais Leverkühn rêve d’une autre musique, qui marquerait aussi la fin de la musique bourgeoise, qui serait  » à tu et à toi avec le peuple « . Eisler voulait que son Faustus  restitue les protagonistes de l’époque. Il était frappé par cette vérité : des événements politiques et historiques qui marquèrent la vie de Faust, la tradition n’a rien retenu. Il se mit à l’ouvrage, prévoyant dans sa partition  » six ou sept morceaux essentiels  » et réfléchit sur le contexte historique de la légende de Faust, celui de la guerre des paysans et, de sa répression sanglante, alors qu’avec Thomas Münzer, le théologien évangéliste, adversaire de Luther, ils voulaient construire le paradis des pauvres sur la terre. Son opéra se situe au lendemain de l’écrasement des paysans par les seigneurs allemands, sous la bénédiction de Luther. Le drame de Faustus  d’Eisler, c’est d’avoir voulu se maintenir au-dessus des classes, d’éviter la violence. Il est contraint de rejoindre le camp des puissants. Lui, le fils de paysans, trahit les siens. Il connaît la vérité historique. Et, parce qu’il n’agit pas, la vérité s’empare de lui, le détruit et c’est le sens du pacte avec le Diable.
Faustus est décrit par Eisler au lendemain de l’écrasement de cette guerre des paysans. Ce qui importe, c’est moins la lâcheté dont il a fait preuve que le regard qu’il porte sur son attitude. Et c’est pour oublier cette vérité qu’il signe le pacte avec le Diable, mais il ne peut surmonter sa mauvaise conscience car il n’y a pas d’oubli pour celui qui a trahi le peuple. Cette vérité l’obsédera jusqu’à la fin et aura raison de lui. A travers Faustus, rejoignant la problématique des Tu-i  de Brecht, Eisler dénonce l’attitude des intellectuels qui se laissent corrompre par les puissants. Il songeait au destin de l’intelligentsia allemande, au comportement des écrivains sous le IIIème Reich, mais aussi face au maccarthysme. Aussi le second acte se déroule – t- il à Atlanta et évoque-t-il l’expulsion d’Eisler d’Hollywood. Créature faible, Faustus est confronté à un Diable fonctionnaire, spécialiste des trahisons en tous genres. Torturé par sa mauvaise conscience, Faustus qui a abandonné les siens tentera d’offrir ses services aux puissants, cherchant leur approbation. Mais il ne put oublier les opprimés et quand les maîtres découvrent qu’il a sympathisé avec les paysans révoltés, ils s’éloignent de lui. Aussi Faustus est-il condamné à se fuir lui-même. Il connaît alors sa suprême perdition. La rédemption goethéenne fait place à la confession et il s’écrie :

Ainsi je meurs misérablement.
Qu’arrive la même chose
A qui n’a pas le courage
De défendre sa cause.

Thomas Mann  réagit avec enthousiasme à la lecture du Johann Faustus  d’Eisler. Il en souligne l’audace, l’originalité et prévoit qu’il sera  » un grand spectacle  » . Feuchtwanger et Brecht ne ménagèrent pas leurs éloges. Brecht avait d’ailleurs collaboré à la conception de certaines parties. Il songeait à monter lui-même l’opéra d’Eisler, d’autant plus qu’il s’attaquait à une mise en scène de l’Urfaust  de Goethe avec la même audace.
Publié en 1952 par l’Aufbau Verlag, le Johann Faustus  d’Eisler provoqua la stupéfaction et l’indignation des dirigeants car il prenait le contre-pied de toute la politique culturelle du régime laquelle visait à unir ensemble les idéaux de la culture classique et ceux du socialisme. L’oeuvre d’Eisler fut immédiatement attaquée par Alexandre Asbuch, Wilhelm Girnus et Walter Ulbricht, puis interdite. Il s’ensuivit une polémique esthétique et politique à laquelle participèrent non seulement les fonctionnaires de la Culture de la jeune RDA mais des esthéticiens marxistes, tels Georg Lukacs et Ernst Fischer. Tout au long des discussions, la confrontation entre l’oeuvre d’Eisler et celle de Thomas Mann revint comme un leit-motiv. L’audace de l’un justifiait-elle celle de l’autre ? A partir de perspectives bien différentes, tous deux avaient réussi à transformer la vieille légende de Faust en une interrogation politique, chacun y transposant sa propre vision de l’histoire allemande.
Publié pour la première fois en France, il y a plus de trente ans, le Journal du  » Docteur Faustus  « , loin de ne concerner que les exégètes de Thomas Mann, ne cesse de nous surprendre par sa richesse. De l’Amérique des années 40 à l’Europe en ruine de l’après-guerre, c’est tout un pan de l’histoire intellectuelle et politique européenne qu’il nous invite à redécouvrir et à méditer. A la condamnation sans appel de l’Allemagne que les critiques y virent jadis, on y trouvera aujourd’hui plutôt ce qui constitue la chair même du livre : des notes tissées d’angoisse, de souffrance, de révolte et qu’accompagne une immense pitié.

Jean-Michel PALMIER

 

(1) – Bertolt Brecht, Journal de travail 1938-1955, l’Arche, 1976, p. 364.
(2) – Grasset, 1975.
(3) – Assez étrangement, c’est cette position philosophique de Thomas Mann qui constituera le fondement de la plupart des films du cinéaste allemand contemporain, Hans Jürgen Syberberg.
(4) – In Les exigences du jour, Grasset, 1976, p.279 et sq.
(5) – Ibid., p. 296.
(6) - Ibid., p. 317.

J-M Palmier : Thomas Mann, Journal du Dr Faustus (2/3)

Samedi 21 novembre 2009

L’Apocalypse, le Diable, Hitler et l’Allemagne.
Préface écrite pour l’édition du Journal du Docteur Faustus; chez Christian Bourgois en 1994 – collection  Titre  N° 43

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Les dernières années d’exil de Thomas Mann et la Genèse du Docteur Faustus (Suite)

 III

Lorsqu’il commença la rédaction du Docteur Faustus  après le quatrième volume, Joseph le Nourricier , Thomas Mann, l’homme qui pouvait oser dire :  » Là où je suis, là est la culture allemande « , était au faîte de sa gloire. Respecté et adulé par la presque totalité des exilés – sauf de Brecht ! – pour son courage, sa générosité, les nazis n’avaient pu arracher son oeuvre des mémoires allemandes. Même publiés, en exil, ses romans pénétraient clandestinement dans le Reich et lui-même bénéficiait en Amérique d’un immense crédit moral. Il s’honorait de l’estime et même de l’amitié du président Roosevelt. Considéré comme le porte-parole spirituel de l’émigration – on songea même à lui pour présider un gouvernement allemand en exil -, ses tournées de conférences étaient organisées par des « agents  » comme de véritables « shows  » et il avait l’écoute d’un grand nombre de personnalités américaines. Outre sa santé déficiente, la disparition de certaines des figures les plus chères -Bruno Frank, M. Reinhardt, F. Werfel -, les évènements qui déchiraient l’Europe, le destin de l’Allemagne, après Hitler constituaient en ce début des années 40 ses préoccupations les plus angoissantes.
Ce fut sans doute la conscience aiguë du caractère à la fois prophétique et terriblement actuel du Docteur Faustus qui le conduisit à en repenser scrupuleusement la genèse, le rapport à l’histoire événementielle, dont il est, selon l’aveu même de l’auteur, l’interprétation, symbolique. L’idée du roman naquit en 1942, mais il fut rédigé de mai 1943 à janvier 1947. Dès 1901, Thomas Mann avait songé à évoquer, dans une oeuvre littéraire, le pacte de Faust avec le diable, comme allégorie du destin de l’artiste moderne. Il fallut attendre l’effondrement, de l’Allemagne, l’agonie du national-socialisme pour que l’horizon dans lequel s’inscrit l’oratorio apocalyptique d’Adrian Leverkühn pût prendre tout son sens. Le Journal du Docteur Faustus  montre qu’à côté de l’angoisse suscitée par le dernier acte de la conflagration mondiale, il a puisé son inspiration dans les sources les plus diverses. Outre le drame de Goethe et les légendes populaires de Faust avec lesquelles Thomas Mann renoue librement, il a lu la correspondance du musicien romantique Hugo Wolf, des biographies de Tchaïkovski et de Berlioz. Certains épisodes de la vie de Leverkühn sont inspirés, presque calqués, sur ceux de la vie de Nietzsche, comme la contamination au bordel de Cologne et ce sont des phrases d’ Ecce Homo  que profère parfois le Diable. Il a médité les visions d’Ivan Karamazov comme le commentaire de l’Apocalypse par Luther ou les gravures de Dürer. Mas il a surtout écouté à la radio l’annonce des bombardements sur les villes allemandes, tandis que s’effondrait, dans ses oripeaux wagnériens, le « Reich millénaire « , et que presque tout un peuple apparaissait à la face du monde comme coupable d’avoir vendu son âme au Diable.
Faut-il s’étonner que le narrateur, Zeitblom, commence son récit le 23 mai 1943, le jour même où Thomas Mann se consacre à la rédaction de son roman ? L’architecture symbolique du livre, d’une complexité extrême, montre avec quelle maîtrise Thomas Mann a su jouer avec les éléments mythiques et les événements historiques. Le narrateur évoque les origines de son ami Adrian Leverkühn, les expériences étranges auxquelles se livrait son père dans la petite ville de Kaisersaschern. C’est là qu’Adrian découvrit à la fois les mathématiques, la musique et la théologie. A Halle, la théologie se transforme en démonologie, tandis que la musique devient le centre de ses préoccupations. Entré par erreur dans une maison de passe, une certaine Esmeralda lui transmit la syphilis. Toujours en quête d’une « écriture rigoureuse « , il sombre alors, lentement dans l’exaltation de la maladie, croit voir apparaître le Diable qui lui offre l’enthousiasme de l’inspiration et le paroxysme de la création. Au moment même où, dans le sillage du traumatisme de la guerre de 1914, certains saluent la venue d’une nouvelle barbarie, Leverkühn songe à composer un « oratorio apocalyptique  » – Apocalipsis cum figuris  - avec une musique presque anti-humaine. Lui-même est sans figure. Il est le seul personnage du roman qui demeure anonyme, ne fasse l’objet d’aucune description. Il n’est présent qu’à travers ce  » froid brûlant  » proprement diabolique qu’évoque le mystique allemand Baader et qui rejaillit sur sa musique. Il va la révolutionner par la découverte d’un accord insolite. Mais l’apothéose de son génie va de pair avec la destruction physique et mentale. Il sombre dans les hallucinations, croit signer un pacte avec le Diable pour atteindre le génie et sa rétractation de l’Hymne à la joie  de la IXème Symphonie de Beethoven, du « Alle Menschen werden Bruder », marque sa rupture avec l’humanité. La folie individuelle de Leverkühn symbolise celle de l’Allemagne qui succombe au national-socialisme. Et de même que Thomas Mann relisait l’Apocalypse tandis que l’on bombardait Berlin, c’est dans l’Allemagne en ruine que Zeitblom raconte sa fin .

IV

Dans cette oeuvre d’une grande beauté, apparaissent, comme des thèmes d’une symphonie, tous les motifs qui ont donné à l’oeuvre de Thomas Mann sa profondeur unique. Le climat dans lequel grandit Leverkühn, l’évocation des petites villes allemandes ne sont pas sans rappeler Les Buddenbrook . L’association du génie – et même de la créativité – à la maladie est déjà présente dans La Montagne magique et La Mort à Venise . Le Journal du Docteur Faustus , s’il nous renseigne fort peu sur la rédaction concrète du  roman, montre que Thomas Mann s’y consacre avec le plus d’acharnement, lorsque lui-même est gravement atteint d’une maladie pulmonaire. Quant à sa réflexion sur le caractère démoniaque de la musique, elle est inséparable de la fréquentation constante de Schopenhauer, de Nietzsche et surtout de Wagner, dont certaines oeuvres font l’objet de transpositions dans le roman.
Les innombrables monologues que tient Adrian sur sa conception de la musique, la volonté d’expression harmonique par opposition à l’objectivité polyphonique, l’éloge de la dissonnance, tout comme l’argumentation serrée du Diable qui, devant un Leverkühn médusé, transi par son froid glacial, l’entend justifier la transgression de l’accord de septième diminuée et de certaines notes de passage chromatique, témoignent d’une information musicale d’une exceptionnelle rigueur. L’idée, presque diabolique, de Thomas Mann fut de faire découvrir à Leverkühn, comme musique aussi glacée qu’inhumaine, le style dodécaphonique de Schönberg. Non seulement il travailla attentivement son Traité d’harmonie  mais il bénéficia en la personne d’Adorno d’un Mephisto particulièrement compétent qui le conseilla dans la rédaction des passages les plus techniques et lui prêta le manuscrit de son étude Philosophie de la Nouvelle Musique  et son Essai sur Wagner . Nombre de développements du livre sont impensables sans lui et sans certaines discussions avec Hanns Eisler sur la polyphonie chez Beethoven.
Schönberg, personnage aussi attachant qu’irrascible, véritable écorché vif, apprécia fort peu de voir attribuer sa découverte à un musicien dément et syphilitique, par le wagnérien Thomas Mann, d’autant plus que la critique américaine était tentée d’y chercher son portrait à peine transposé. Il s’en ouvrit, avec autant de colère que d’amertume, à l’auteur du Docteur Faustus , craignant qu’aux yeux de la postérité, ce soit à Leverkühn, et non à lui, qu’on attribuât la paternité de la musique sérielle. Il exigea – ce qui fut fait – que, dans les éditions ultérieures du roman, un appendice précise qu’il en était le véritable inventeur. Il est vrai que si, du point de vue de l’intelligence, Thomas Mann admirait la musique de Schönberg, il considérait comme sa véritable patrie l’acte II des Maîtres Chanteurs . Dans une lettre à Michael Mann, il reconnaissait que la musique de Leverkühn lui inspirait  » de la compassion et du respect, plus que de la sympathie  » et il qualifiait la musique sérielle d’ »art du désespoir » (1) .
C’est toutefois dans la subtile technique de montage de lieux et d’époques – Zeitblom évoque la vie du musicien de 1885 à 1930 -, dans sa vision allégorique de l’histoire allemande et de sa tradition culturelle que réside la dimension la plus politique du livre. Leverkühn porte la souffrance de son temps, affirma Thomas Mann, et le narrateur unit dans une même pitié « son ami et sa patrie « . La lecture du Journal du Docteur Faustus  n’apporte pas un simple éclairage sur le roman mais tout comme celle des essais politiques, des lettres, des émissions de radio rédigées au cours des mêmes années, elle en conditionne la compréhension historique et politique.

Jean-Michel PALMIER

(1) Thomas Mann, Lettres 1948-1955 . Gallimard, 1973, p. 17

J-M Palmier :Thomas Mann, Journal du Dr Faustus (1/3)

Samedi 21 novembre 2009

L’Apocalypse, le Diable, Hitler et l’Allemagne.
Préface écrite pour l’édition du Journal du Docteur Faustus; chez Christian Bourgois en 1994 – collection  Titre  N° 43

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Les dernières années d’exil de Thomas Mann et la Genèse du Docteur Faustus

Pour Laure

Thomas Mann, qui fut si souvent qualifié par les autres exilés de « Kaiser de l’émigration antinazie », ne s’arracha à sa patrie que la mort dans l’âme. Son ralliement à la cause des émigrés de 1933 fut l’aboutissement d’une évolution complexe, à la fois morale et politique. Dans les années les plus sombres de la République de Weimar, il n’avait pas hésité, face au danger nazi, à inviter sa propre classe à tendre la main aux socialistes, à défendre la république, un certain héritage de valeurs démocratiques issues de l’Aufklärung que le fascisme foulait aux pieds. Mais il ne pouvait imaginer une rupture avec l’Allemagne sans effroi. Malgré sa haine pour Hitler et son parti, il se sentait trop profondément lié à la culture allemande, à sa langue, pour accepter l’exil.

Aussi fut-il tenté de minimiser d’abord la signification des événements. Une tournée de conférences à l’étranger sur Wagner lui avait permis d’échapper au déferlement de barbarie qui s’empara de l’Allemagne, avec la nomination de Hitler comme chancelier. Ne croyant pas qu’une telle terreur puisse se maintenir, il écrivait le 15 mai 1933 à Einstein :  » Je suis beaucoup trop bon Allemand pour que la pensée d’un exil durable ne prenne pour moi une signification très pénible, et la rupture presque inévitable avec mon pays m’accable et m’inquiète beaucoup (…) Pour que je sois acculé à ce rôle, il a vraiment fallu que s’accomplissent des choses exceptionnellement erronées et mauvaises, et selon ma conviction profonde, toute cette  » révolution allemande  » est erronée et mauvaise. » Il ajoutait mélancoliquement :  » Avoir jusqu’au bout dénoncé les forces qui ont entraîné ce désastre moral et spirituel, sera certainement quelque jour pour nous un titre d’honneur qui, d’ailleurs, peut-être entraînera notre perte. (1)  » A cette époque, il n’avait pas encore pris officiellement parti pour l’émigration, d’autant plus que plusieurs de ses romans devaient paraître en Allemagne et que son oeuvre n’avait fait l’objet d’aucune censure officielle.

Alors que son frère Heinrich, son fils Klaus, sa fille Erika multipliaient les prises de position contre le régime nazi, il refusait de se départir d’une certaine prudence, ne pouvant imaginer, à cinquante-sept ans, lui, le plus éminent représentant de la culture allemande, commencer une existence de proscrit. Son ralliement à la cause des émigrés était pourtant inévitable. Ses lettres témoignent de la sévérité croissante de ses jugements sur les événements qui ensanglantaient l’Allemagne. Cet exil, qui à l’origine ne fut pas un acte volontaire, il dut le revendiquer lorsqu’un journaliste  suisse Eduard Korrodi s’en prit en janvier 1936 à un article de Léopold Schwarzchild, éditeur du Neue Tage – Buch à Paris, qui le comptait au nombre des exilés. Thomas Mann dut sortir de sa réserve officielle et affirma son appartenance à l’émigration. Les nazis réagirent immédiatement en le privant de sa citoyenneté allemande et en interdisant ses livres tandis que toute la presse des émigrés applaudissait à son courage et reconnaissait en lui son chef spirituel.  » Contraint à la politique « , comme il le confiait lui-même, il assurera ce rôle jusqu’à la fin de l’exil, faisant preuve d’une générosité extrême envers ses confrères moins célèbres et surtout moins fortunés, multipliant les actions pour leur venir en aide et surtout en usant de son crédit, de son immense prestige, pour qu’ils puissent gagner l’Amérique et sauver leur vie, lorsque, après son occupation, la France était devenue une véritable souricière et que l’obtention d’un visa américain, d’un sauf-conduit par le consulat de Marseille représentaient l’ultime espoir de liberté.
Lui-même, après plusieurs tournées de conférences dans plus de quinze villes américaines, notamment en 1937-1938, s’embarqua le 9 septembre 1939 sur un bateau de réfugiés, songeant qu’il ne reverrait peut-être jamais plus l’Allemagne, qu’il était à jamais coupé de son public et que, sur les ruines de son existence bourgeoise, commençait son destin de proscrit…

II

C’était un étrange univers que celui des « étrangers au paradis  » – la Californie des années 40 – où il allait demeurer jusqu’à ce que les débuts du maccarthysme le contraigne à revenir dans une Europe en ruines. L’Amérique de Roosevelt n’avait accepté que du bout des lèvres cette intelligentsia allemande. Sans doute représentait-elle une manne pour les universités et l’industrie hollywoodienne espérait aussi y trouver son profit. Nombre de studios n’avaient pas hésité à signer des contrats fictifs aux écrivains, aux acteurs, aux réalisateurs pour rendre possible leur exil, malgré la politique draconienne des  » quotas « . Il s’avéra bien vite qu’en dehors des « scientifiques « , les « littéraires « , à quelques exceptions près, étaient décidément irrécupérables. Compositeurs, musiciens, cinéastes, acteurs, écrivains, poètes, spécialistes de toutes disciplines, ils n’avaient souvent rien emporté avec eux que leur savoir, leur talent mais aussi le sentiment d’appartenir à une élite intellectuelle. A beaucoup, l’Amérique apparaissait comme un désert culturel dominé par l’argent. Bien peu acceptèrent de se plier aux lois de sa « culture de masse « , craignant d’y perdre leur âme. Loin de se disperser à travers les Etats, d’accepter les postes qu’on leur proposait, ils préféraient se regrouper à New York ou autour d’Hollywood, dans des colonies d’émigrés que les Américains percevaient comme de véritables ghettos d’intellectuels, abasourdis par la morgue de ces Européens qui, à peine sauvés du cataclysme hitlérien, reconstituaient leur monde, refusaient d’apprendre l’anglais, vivaient à Santa Monica, à Santa Barbara, à Béverly Hills ou à Los Angeles, comme s’ils habitaient encore à Vienne, à Munich ou à Berlin.
L’exil avait imposé à tous une communauté de destin. Derrière la façade apparente du  » New Weimar « , du  » Weimar in Exile « , de leur opposition à Hitler, de leur nostalgie de l’Europe, les inimitiés entre eux étaient souvent féroces. Le Journal de travail  de Brecht, les Journaux de Thomas Mann, les lettres de Schönberg, les souvenirs de Hans Eisler en témoignent à chaque page. Communistes et anticommunistes, marxistes et libéraux, juifs orthodoxes et juifs tentés par la conversion au catholicisme, athées et protestants, tous coexistaient dans cet espace si limité qu’étaient pour eux les banlieues de Los Angeles et les petites villes estivales qui bordent la mer. Aux anciennes querelles politiques ou littéraires, issues des années 20-30, s’en ajoutaient de nouvelles. Certains comme Lion Feuchtwanger ou Thomas Mann, étaient des  » illustrious migrants « , vivant dans les somptueuses villas qui surplombent le Pacifique. D’autres se contentaient des salaires de misère des studios hollywoodiens, rédigeaient des scripts que personne ne lisait car les sachant d’avance inutilisables. C’était le cas d’Alfred Döblin, l’auteur de Berlin Alexanderplatz , qui ne cachait pas son hostilité à l’égard de Thomas Mann, sa jalousie de Leonhard Frank, mais aussi de Heinrich Mann, le frère aîné de la famille Mann, réfugié dans son petit appartement de Los Angeles, subsistant grâce à la générosité des plus riches – dont son frère – et au travail à l’hôpital, comme infirmière, d’une femme déséquilibrée et alcoolique qui finira par se suicider. Leur situation en Amérique, ils la vivaient comme le symbole de leur déchéance.

Rescapés d’un monde englouti par le nazisme, représentants d’une culture assassinée, ces émigrés allemands fréquentaient peu les Américains – en dehors de Charles Laughton ou de Charlie Chaplin – et se rencontraient souvent avec méfiance. Leur colonie était constituée de petits cercles que seules quelques figures faisaient communiquer entre eux. Le Journal du  » Docteur Faustus »  est aussi le miroir de ces tensions, de ces conflits toujours ouverts. Il y avait le cercle constitué par Franz Werfel et Alma Malher, que fréquentait aussi Thomas Mann, Bruno Walter, Arnold Schönberg, celui de Thomas Mann qui accueillait des écrivains comme Léonhard Frank ou Franz Werfel, des musiciens comme B. Walter, H. Eisler et A. Schönberg mais aussi Theodor Adorno. Brecht ne fréquentait assidûment que Döblin, F. Kortner, Fritz Lang et Eisler. Ce dernier pouvait être fier d’entretenir des relations amicales, aussi bien avec Brecht, qu’avec Th. Mann, Th. Adorno ou Schönberg. Brecht n’avait aucune estime pour Thomas Mann, ne voyait en lui qu’un  » écrivain bourgeois « , prétentieux et guindé. Thomas Mann supportait mal la mauvaise éducation de Brecht et n’avait guère de sympathie pour ses idées politiques. Schönberg, ulcéré du peu d’honneur qui lui était rendu en Amérique, maudissait Hitler qui l’avait obligé à se réfugier dans ce pays inculte. Etonné que les Américains n’aient pas proposé à Einstein d’enseigner l’arithmétique dans un collège des Appalaches, il se demandait au nom de quelle infortune, lui, Schönberg devait faire cours à des étudiants américains. Ses rapports avec les autres émigrés étaient souvent tendus. Contrairement à son ami Alban Berg, il n’avait jamais voulu voir l’Opéra de Quat’sous ;  et avait une horreur viscérale du communisme. Que son élève Hans Eisler y ait adhéré lui apparaissait comme une « gaminerie stupide », une manière de « faire l’intéressant ». Quant à Brecht, qui rapprochait insolemment le « chanté-parlé » du Pierrot Lunaire  d’une variante très spécifique de hennissements de cheval, il était néanmoins sensible, derrière le réactionnaire tyrannique qu’il réprouvait en Schönberg, à   » cette sorte de grand oiseau qui a beaucoup de charme « . Il n’avait par contre pas la moindre sympathie pour Adorno et surtout pour F. Polock, M. Horkheimer, les théoriciens de l’Ecole de Francfort, qu’il qualifie de « clowns » et il songeait à les utiliser pour son roman sur les Tu-i. Ces intellectuels à phraséologie révolutionnaire le fascinaient. Adorno, lui, désapprouvait autant la « pensée massive  » de Brecht, ses convictions communistes que sa mauvaise éducation.

Jean-Michel PALMIER

(1) Thomas Mann, Lettres 1889 – 1936 . Gallimard, 1966.

Une histoire de l’école de Francfort

Lundi 9 novembre 2009

Article publié dans le Monde des Livres – date indéterminée -

L’Imagination dialectique de Martin Jay.Editions Payot, 416 p.,99 F.

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De la montée du nazisme à l’exil aux Etats-Unis, l’itinéraire de chercheurs allemands

Peu de mouvements théoriques ont exercé une influence aussi profonde et aussi vaste que cette école de Francfort, née à la veille de la montée du nazisme, et qui, à travers l’exil aux Etats-Unis, puis le retour en Allemagne, dut lutter sans cesse pour garder son identité. Martin Jay a entrepris d’en retracer le le développement, et l’Imagination dialectique  est avant tout un admirable ouvrage d’historien. Modeste dans sa visée, il ne prétend pas analyser la portée théorique de l’école de Francfort mais sa formation. Ayant eu accès à des correspondances inédites, interrogé des témoins aujourd’hui décédés, il a rassemblé une masse d’archives et de documents qui donnent à son livre une étonnante richesse.

C’es en 1922 que Félix Weil, fils d’un négociant en grains, eut l’idée de réunir à Francfort des universitaires – parmi lesquels Georg Lukacs, Karl Korsch, Friedrich Pollock, K.A. Wittfogel, Bela Fogarasi – qui s’intéressaient aux rapports entre l’hégélianisme et le marxisme. Le groupe allait prendre de plus en plus d’ampleur, notamment avec l’arrivée d’Horkheimer. La rigidité du système universitaire allemand, qui les limitait à une seule discipline, les conduisit à créer un institut de recherches résolument pluridisciplinaires, capable de confronter le marxisme aux sciences humaines, en particulier à la psychanalyse, ouvert sur tous les problèmes fondamentaux de la société moderne. Le père de Félix Weil accepta d’en être le mécène et bientôt l’institut put accueillir les premiers chercheurs et rétribuer ses enseignants. La direction en fut d’abord confiée à Carl Grünberg, professeur de droit et de science politiques à Vienne.
L’ orientation était alors assez orthodoxe. L’institut travaillait en liaison étroite avec le S.P.D. et l’institut Marx-Engels de Moscou, mais peu à peu il rassembla autour de lui, à côté de communistes comme Wittfogel, Borkenau, Gumperz, des libéraux et des « hégéliens de gauche « . En fait, l’institut semble avoir cherché dès le début à éviter tout lien étroit avec un parti, et, si Karl Korsch n’en fut pas membre, c’est vraisemblablement à cause de son engagement politique trop connu.
Antibourgeois, orienté vers l’étude critique de la société capitaliste, ouvert à toutes les disciplines – y compris la musique l’institut allait attirer des personnalités les plus diverses – Adorno, Benjamin, Marcuse - et développer cette conception de la  » social-forschung  » qui devait rester liée à toute l’école de Francfort.

Les années d’exil

Avec l’arrivée des nazis au pouvoir, ce centre animé par des intellectuels communistes d’origine juive était directement menacé. Sa bibliothèque fut confisquée; Horkheimer avait eu la sagesse, en tant que nouveau directeur, de créer une annexe de l’institut à Genève et de transférer les fonds aux Pays-Bas. Les membres de l’école se réfugièrent à Londres, à Paris, puis aux Etats-Unis. Par rapport aux autres émigrés, ceux de la New School notamment, ils jouiront d’une sécurité matérielle très enviable qui ne manquera pas de provoquer les sarcasmes d’autres émigrés, tels que Brecht qui n’aima jamais Horkheimer. Pourtant, l’institut refusa toute assimilation : la revue continua à être publiée en allemand, ainsi que par un éditeur français. C’est aux Etats-Unis que furent commencées certaines des recherches les plus fondamentales – sur la personnalité autoritaire, le nazisme, la culture de masse – et que les méthodes s’enrichirent aussi : il ne s’agissait plus seulement d’utiliser la dialectique marxiste, la philosophie sociale, mais aussi les enquêtes et les technique expérimentales. C’est sans doute à ces intellectuels émigrés que les sciences sociales américaines sont redevables de tant d’aperçus nouveaux.

Retour en Allemagne

A la fin de la guerre, l’institut reçut plusieurs propositions pour son retour à Francfort. Horkheimer accepta de revenir en Allemagne en 1946, tout en exigeant de garder la nationalité américaine. L’Ecole de Francfort retrouva un public d’étudiants avides de suivre l’enseignement de ces théoriciens dont ils avaient découvert, peu à peu, les écrits. L’unité du groupe n’existait plus – mais a-t-elle jamais existé ? Wittfogel était devenu anti-communiste, Adorno et Horkheimer, comme le souligne Jay, avaient été marqués eux aussi par le climat de la guerre froide, Marcuse affirmait son appartenance à l’extrême gauche, tandis qu’Erich Fromm semblait s’être adapté  à la société américaine. pourtant ces années virent la publication de travaux qui renouvelèrent le champ de la recherche sociale, mais aussi la philosophie politique et l’esthétique.
Les théoriciens de Francfort étaient à présent confrontés à de nouveaux disciples : non plus des universitaires isolés, en rupture avec la tradition, mais ces étudiants qui voulaient ajouter une praxis politique à la «  »théorie critique  » enseignée par Adorno. On connaît les démêlés d’Adorno avec la contestation étudiante. Ce n’est peut-être qu’aujourd’hui, à la lumière des tragiques événements qui viennent de marquer l’extrême-gauche allemande, que l’inquiétude d’Adorno et les avertissements de Jürgen Habermas prennent tout leur sens : on ne peut greffer sur une analyse critique du capitalisme n’importe quelle politique pratique qui peut devenir la caricature de l’intention et de la visée théorique.

Jean-Michel PALMIER.

La philosophie de Karl Popper et le positivisme logique, de J.F. Malherbe. PUF., 311 pages, 95 F.

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Découvrir Karl Popper

A l’image de Ludwig Wittgenstein, Karl Popper est l’un de ceux qui ont le plus fortement marqué la philosophie anglo-saxonne.  Ses travaux font figure de classiques en épistémologie et ses écrits en philosophie politique et en sociologie ont provoqué de nombreuses controverses. Le mérite de cet essai de J-F. Maherbe tient à ce qu’il retrace l’itinéraire de Popper et l’unité de ses travaux sans pour autant en dissimuler les limites.
En 1961, au congrès de sociologie de Tübingen, une controverse opposa la « théorie critique  » de l’école de Francfort et le « rationalisme critique  » de Karl Popper. Adorno et Habermas reprochaient à la  » logique des sciences sociales  » de Popper une théorie de l’objectivité scientifique qui prend comme catégorie à priori ce qui est socialement déterminé. Popper, lui, accuse l’école de Fancfort de ne proposer comme solution à sa critique générale de la société que des analyses portant sur des catégories particulières, mais Habermas dans des essais comme Connaissance et intérêt (1965), la Technique et la Science comme idéologie (1965) souligne certaines naïvetés propres au « rationalisme » de Popper.

Science et Idéologie

La théorie « objective » par opposition à la théorie « critique » semble souvent négliger le cadre axiologique au sein duquel sont formulés ses énoncés. Elle croit en une – neutralité – axiologique de la science, alors que Habermas ne cesse de souligner les intérêts qui guident la connaissance scientifique. L’articulation du politique et du scientifique passe par l’opinion publique. Aussi, en se limitant à des considérations purement logiques, Popper ne tient pas compte de l’importance des formes de domination.
A travers cs polémiques, c’est non seulement le rapport entre science et idéologie qui est en question, mais aussi le statut de l’objectivité scientifique, et le lien de la logique formelle à la logique dialectique. Ce livre est non seulement une contribution importante à la connaissance du positivisme logique, du Cercle de Vienne, mais aussi aux travaux de Jürgen Habermas car il nous en dévoile la cible favorite.

Jean-Michel PALMIER

Ernst Bloch : entre le rêve et la barbarie.

Dimanche 8 novembre 2009

Article publié dans le Monde des Livres – date indéterminée –

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L’esprit de l’Utopie.
Traduit de l’allemand par Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard
Editions Gallimard, 343 p., 69 F. 
Héritage de ce temps.
Traduit de l’allemand par Jean Lacoste. Edition Payot, 390 p., 80 F.
Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegel.
Traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac. Editions Gallimard, 498 p., 92 F.

Ce philosophe voulait construire le royaume de Dieu sur la Terre

Tandis qu’en Allemagne on achève de publier les derniers entretiens accordés par Ernst Bloch aux visiteurs qu’il reçut jusqu’à sa mort, dans sa maison, au bord du Necker, non loin de la tour de Hölderlin, à Tübingen où il s’était établi depuis son départ d’Allemagne démocratique, trois ouvrages traduits en Français – L’Esprit de l’utopie, Héritage de ce temps, Sujet-Objet : Eclaircissements sur Hegel – permettent de mesurer la richesse d’une oeuvre encore peu connue en France, et qui compte sans doute parmi les plus importantes du siècle. Rendons hommage aux traducteurs : l’entreprise n’est guère facile. Il faut non seulement pénétrer dans un univers conceptuel d’une grande complexité, mais aussi s’approprier un style qui unit constamment l’analyse métaphysique et la poésie, la métaphore et la parabole. Pourtant, aucune traduction française ne parvient à rendre ce que l’allemand de Bloch a d’insolite et d’émouvant.

L’ Esprit de l’utopie naquit dans ces années où, sur les plaines d’Europe, les charniers se multipliaient. Une poignée d’hommes, souvent des poètes, réfugiés en Suisse, écrivaient des manifestes et des hymnes à la fraternité, essayaient de sauver l’humanité alors que l’Internationale socialiste était en lambeaux. Le livre de Bloch est plus qu’un ouvrage philosophique : c’est le cri d’agonie et le champ de résurrection de cette jeunesse de 1941,  » mise à terre par les pères ».

En lisant ces pages d’un lyrisme souvent poignant, comment ne pas songer aux drames d’Ernst Toller, aux poèmes d’Yvan Goll au Requiem pour nos frères assassinés , à cette sensibilité expressionniste dont Bloch s’est fait si souvent l’interprète et le défenseur ? A chaque page surgit cet élan qui s’efforce de croire que ceux qui sont morts ne sont pas tombés en vain, qu’il sera possible de construire, avec le socialisme et le christianisme le plus mystique, le royaume de Dieu sur la Terre, celui des victimes, des innocents et des pauvres, d’où seuls les profiteurs, ceux-là même que Brecht dénoncera dans Tambours dans la nuit, seront bannis. Au milieu des visions crépusculaires se dressent les symboles d’espoir. Les cavaliers sanguinaires de l’Apocalypse font place aux immenses chevaux bleus de Franz Marc, tués à la bataille de Verdun.

Le coeur de l’ouvrage est ce long chapitre dans lequel Bloch essaie de réconcilier l’Apocalypse de Jean avec le Capital de Marx et la Mort. La légende du grand Inquisiteur y tient une grande place. De Moeller van den Bruck à Lukacs en passant par Jünger, elle les a tous fascinés. En relisant les propos d’Aliocha et d’Yvan Karamasov, Bloch se demande seulement si le sacrifice des uns sera justifié par la résurrection des autres. Prophète athée, marxiste catholicisant, Bloch ne cesse d’affirmer que les ombres de la terreur et de la mort ne sauraient nous empêcher de construire un monde nouveau dont les oeuvres d’art nous fourniraient les premières allégories.

Les analyses qu’il consacre à l’ornement, à la philosophie de la musique, les discussions sur le socialisme, trahissent un étonnant carrefour d’influences : la conscience tragique de la sociologie allemande, l’amitié avec Lukacs, le romantisme anti-capitaliste, le prophétisme biblique, la lecture de Dostoïevski, un hégélianisme étrange, qui refuse de déclarer l’utopie et la dialectique inconciliables et dont Sujet-Objet, oeuvre écrite en exil, montre l’approfondissement constant.

Les débats sur l’expressionnisme

Héritage de ce temps est la somme philosophique et littéraire des réflexions de Bloch sur les années 20-30. Le triomphe du fascisme en Allemagne, le naufrage de la démocratie. Le lyrisme baroque de l’Esprit de l’utopie a fait place à une nouvelle technique d’exposition: le montage. Ces suites d’aphorismes, de courts chapitres, reflètent un monde en agonie, comme les films allemands des années 20, et les romans prolétariens. 
Mais il faut parler à voix basse car, affirme Bloch, il y a un mort dans la chambre : l’Allemagne célèbre dans le sang et la fureur la naissance du Reich millénaire, caricature du grand rêve d’Ibsen et des anabaptistes, qui voulaient réconcilier dans le Troisième Royaume la chair et l’esprit, l’Antiquité et le christianisme. C’est non seulement l’Allemagne mais l’Europe entière que Bloch autopsie. Derrières idées et mots, valeurs et idéaux, il fait surgir la réalité que des voiles dissimulent. Ecrits pour la plupart entre 1924 et 1935, ces textes ne peuvent se comprendre qu’à la lumière des positions philosophiques de Bloch, qui s’éloigne de Lukacs, et surtout de la vie artistique allemande, décor de fond pour le grand-guignol nazi. Analyses froides comme un couperet, d’une lucidité ironique et jamais désespérée.
Mais ce volume est aussi un véritable kaléidoscope d’images : souvenirs de la capitale allemande, opposition entre Mannheim et Ludwigshafen, d’un côté du Rhin, l’Allemagne de la Lorelei, de l’autre côté les cités ouvrières, la misère, la crasse des usines, les égouts d’I.G. Farben qui se déversent dans le fleuve romantique.
L’essentiel du volume réside dans les prises de position de Bloch à propos de la querelle suscitée par l’expressionnisme. Lukacs, après son adhésion au marxisme orthodoxe, brûla ce qu’il avait adoré. Prisonnier d’une vision assez étriquée du réalisme, il jugea négativement presque toutes les oeuvres qui incarnaient l’avant-garde allemande, Bloch défend passionnément le mouvement. Loin de voir en lui un courant réactionnaire pré-fasciste, il discerne dans les oeuvres expressionnistes les lueurs d’un monde nouveau, le refus du capitalisme, l’aspiration à une nouvelle réalité.
On devine chez Bloch une profonde sympathie pour toutes ces oeuvres qu’il n’a pas seulement comprises théoriquement, mais qu’il aime. Il célèbre dans Brecht une révolution théâtrale, affirme son admiration pour l’Opéra de quat’sous  et proposera même un étrange commentaire de la chanson de Jenny- la – fiancée – du – Corsaire . A travers la complainte de Jenny et la « chic musique » de Kurt Weil, il entend un air qui  » tient le milieu entre le bar et la cathédrale « .
Bloch s’interroge avec le même sérieux sur le marxisme et le Petit Poucet; rêve d’un sauvetage de Wagner par Karl May, l’écrivain populaire, auteur de romans sur les Indiens. En lisant aujourd’hui Héritage de ce temps , merveilleux livre qui à lui seul fait resurgir toute la vie artistique allemande de années 20, on y découvre à travers les ombres et les ruines d’un monde disparu quelque chose qui nous enchante et nous bouleverse. Ce cheminement entre l’histoire politique de l’Allemagne et les avant-gardes artistiques s’accomplira dans Principe Espérance(dont un seul volume est jusqu’à présent traduit en français). Ce livre-là, l’étude sur Hegel l’éclaire considérablement. De l’Esprit de l’utopie aux derniers écrits de Bloch, aucune rupture. C’est là, sans doute, l’extraordinaire richesse de son oeuvre : la fidélité à une idée, à son idée, la croyance que la lutte au nom du rêve et de l’utopie, la volonté forcenée de construire un monde plus juste et plus humain sont le fondement de tout projet révolutionnaire. Lui qui affirmait que seul un athée pouvait comprendre la christianisme, et qui mêlait avec autant de plaisir les images rabbiniques de Martin Buber et de Chagall aux allégories chrétiennes médiévales, est mort sans avoir rien renié. Le vieil homme qui s’est éteint, presqu’aveugle cet été, à Tübingen, laissant derrière lui une oeuvre immense, n’a cessé, comme il aimait à le répéter, de faire sienne la parole du Don Carlos de Schiller ; « Qu’il reste toujours fidèle aux rêves de sa jeunesse ».

Jean-Michel PALMIER.

 Extrait de « rêveries d’un montreur d’ombres » – Adieu à Ernst Bloch – page 74 -

 » Nous avions parlé longuement ensemble de l’expressionnisme, de Lukacs et de Brecht et de cette passion que sucitaient les années 20 – 30 chez ceux qui les découvraient aujourd’hui. Il m’avait encouragé à écrire sur l’expressionnisme et me parlait de l’influence qu’avait exercée cette sensibilité sur son livre L’Esprit de l’utopie . Et puis, il a souri et a ajouté :  » Mais attention, n’oubliez pas que l’expressionnisme fut la révolte de ma génération, celle de 1914. Il faut vous demander ce que votre génération a produit. »
Je ne sus que lui répondre.

Jean-Michel Palmier

Notes de lecture

Samedi 7 novembre 2009

 

Article publié dans Les Nouvelles Littéraires N° 2712 du 15 au 22 novembre 1979

Notes de lecture

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Le dernier Marcuse

La Dimension esthétique d’Herbert Marcuse (Le Seuil)

Testament philosophique de Marcuse ? Non sans doute, car cet essai ne fait que développer des idées déjà présentes dans Eros et Civilisation. Son originalité tient au fait que, pour la première fois, Marcuse s’attache plus précisément à l’élucidation de la signification de cette « dimension esthétique » qui joue dans son œuvre un rôle fondamental. La tradition marxiste de l’esthétique cherche dans les œuvres littéraires des visions du monde, des contenus idéologiques, des significations. Les méthodes de Plekhanov, Lénine, Lukacs, Trotski ou Goldmann ne diffèrent guère sur ce point. Marcuse refuse de réduire l’art à cette seule dimension idéologique et à la lutte des classes. Si l’art est un processus révolutionnaire, c’est parce qu’il parle à la sensibilité, qu’il véhicule les images d’un autre monde, étranger aux valeurs répressives de la domination. Aussi est-ce l’élucidation de cette forme qu’il tente à partir de la littérature des XVIIIème et XIXème siècles. Critique de Lukacs et de toute une tradition, dialogue avec Adorno, cet essai est l’ébauche d’une théorie qu’il nous appartient d’enrichir et de développer.

Jean-Michel PALMIER

Féminisme et anthropologie

d’Evelyne Reed (Denoël-Gonthier)

A partir des données de l’anthropologie, Evelyne Reed s’efforce de montrer tout ce que l’humanité doit à la femme depuis la préhistoire. De l’utilisation du feu à la construction des greniers et des habitations, de la fabrication des poteries au tissage et à la culture, ce furent les femmes qui apportèrent patiemment les plus grandes conquêtes. Le matriarcat lui apparaît comme une sorte d’âge d’or où régnaient la paix, l’amour et la justice. Sur le plan des faits, on ne peut nier l’intérêt de l’ouvrage. La façon dont la femme vit son corps selon les cultures, la place qu’on lui donne dans la société, sa responsabilité témoignent de l’importance du culturel sur le biologique. La démonstration d’Evelyne Reed semble néanmoins trop complète pour être convaincante. Ainsi, des phénomènes aussi complexes que l’interdit de l’inceste et le cannibalisme sont-ils réduits à la survivance déformée d’une règle édictée par les femmes pour se protéger elles et leurs enfants contre les mâles cannibales. Son généreux projet ne semble pas toujours suffisamment étayé sur le plan théorique. Le livre n’en est pas moins passionnant.

Jean-Michel PALMIER

Note publiée dans Le journal Le Monde -1976 - 

Daniel Lindenberg : Le Marxisme introuvable
Calman-Levy, 250 pages, 18 F.

Daniel Lindenberg dans un livre court et passionnant, s’est efforcé de déchirer une partie du voile qui recouvre encore l’histoire de la diffusion du marxisme en France. Il nous fait revivre les  » années 1880 « , retraçant ainsi la  » misère du marxisme ordinaire : le guesdisme « . Il s’efforce de montrer ce qu’ont signifié théoriquement et politiquement Blanqui, Lafargue, Millerand, s’arrêtant sur des figures étranges comme celle de Sorel.
Cet essai est non seulement une contribution essentielle à la sociologie des idéologies, mais une mise en accusation de la  » philosophie universitaire « , qui, avec sa réthorique souvent creuse, a pu, pendant si longtemps interdire l’accès à Hegel, à Marx, à Nietzsche et à Freud, n’y voyant que des iconoclastes, des matérialistes ou simplement des Allemands –

Jean-Michel PALMIER

Note publiée dans Le journal Le Monde – date indéterminée -

Lénine et la pratique scientifique.
Editions sociales. 601 pages, 50 F. Centre d’études et de recherches scientifiques.

Ce livre est le résultat d’une rencontre entre philosophes marxistes et scientifiques qui se sont efforcés de confronter le matérialisme dialectique avec les différentes méthodes d’approche dans les sciences. Les études réunies dans ce volume, à la suite du Colloque d’Orsay (4 et 5 décembre 1971), confrontent aussi bien les méthodes des sciences humaines que celles des sciences de la nature avec la dialectique de Marx, d’Engels et de Lénine.

Jean-Michel PALMIER

Note publiée dans Le journal Le Monde – date indéterminée -

 Alexandre Métraux : Max Scheler
Seghers : 152 pages, 13,70 F.

 maxscheler.jpg Max Scheler

Figure centrale du courant phénoménologique avec Husserl et Heidegger, Max Scheler est peu connu en France malgré la traduction de plusieurs de ses ouvrages, dont nature et Formes de la sympathie (Payot) et le sens de la souffrance (Aubier). Ce philosophe, mort à Francfort en 1928, mérite un meilleur sort. Ses travaux sur la méthode eidétique, appliquée à l’éthique, constituent un des prolongements les plus originaux de la phénoménologie husserlienne. L’essai que lui consacre Alexandre Métraux est remarquable par sa clarté et sa précision. IL invite à une lecture moderne d’une oeuvre à tort délaissée.

Jean-Michel Palmier

Note publiée dans Le journal Le Monde – date indéterminée -

Le Nazisme et la Culture
de Lionel Richard, Maspéro. 303 p., 22F. (parution en livre de poche)

lionelrichard01.jpg Lionel Richard

C’est beaucoup plus qu’une réédition. Non seulement de nombreux documents – les seuls accessibles en français – se sont ajoutés aux essais, mais les analyses elles-mêmes ont été complétées et enrichies.  Alors qu’il existe en Italie et en Allemagne d’ importantes études consacrées à l’art et à la littérature sous le IIIème Reich, ces problèmes n’ont fait l’objet en France d’aucune analyse systématique. Le Nazisme et la Culture retrace ce que fût, au niveau des lettres, la barbarie nazie que certains s’obstinent à imputer à  la bêtise de quelques fonctionnaires.
Citant les textes, Lionel Richard montre qu’il n’en est rien : la vie culturelle du IIIè Reich, les autodafés, les expositions d’art dégénéré, la médiocrité qui caractérise les arts plastiques, l’arrestation des écrivains furent la mise en pratique des principes déjà édictés dans Mein Kampf  par Hitler. Aussi analyse-t-il les valeurs, les idéaux politiques et racistes qui ont présidé à ce démantèlement de la culture de Weimar. Si les nazis ont été incapables d’inventer un style, une esthétique, ils ont largement puisé dans tous les courants antérieurs – du réalisme du XIX ème siècle au kitsch en passant par le prussianisme, les idéaux petits-bourgeois, les thèmes rustiques qui constitueront le courant Sang et Sol.
Ce que montre aussi L. Richard, c’est que les productions de l’époque hitlérienne n’ont pas été ensevelies avec elle: de nombreux écrivains qui collaborèrent ou se rendirent complices du nazisme sont réhabilités et traduits en français. La littérature de gare, qui sous prétexte d’écrire l’histoire du fascisme, alimente le sadisme petit-bourgeois, certaines productions de la « culture de masse » sont encore imprégnées des idéaux nazis. Tout cela souligne la justesse de la phrase de Max Horkheimer, qui avait été mise en exergue à l’exposition de Francfort sur l’art nazi : « Celui qui parle du fascisme ne doit rien taire du capitalisme « .

Jean-Michel PALMIER

 

 

Leonhard Frank : A gauche à la place du coeur

Samedi 7 novembre 2009

Léonhard Frank : A gauche à la place du coeur
PUG, Grenoble, 1992

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Ecrivain pacifiste, proche de l’expressionnisme, de cet «Esprit de l’Utopie» que célébra Ernst Bloch, Leonhard Frank (1882-1961) fut toute sa vie un idéaliste révolté. Révolté par l’Allemagne wilhelminienne et ses valeurs, la barbarie de la guerre de 1914, la cruauté des années 20-30 et le désespoir qui allaient conduire à Hitler. Figure inclassable de la littérature allemande, cet idéaliste blessé ne cessa de croire en un monde plus juste et plus humain, tandis que l’histoire piétinait ses rêves. “A gauche à la place du cœur”, son chef-d’œuvre, commencé en 1949 et achevé en 1952, est plus qu’un roman autobiographique. C’est un extraordinaire témoignage sur l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Le héros, Michael, c’est Leonhard Frank lui-même, écorché vif, adolescent humilié, ouvrier, bientôt, au prix d’innombrables sacrifices, deviendra l’un des écrivains les plus célèbres de son temps. Au terme de l’exil, retrouvant sa patrie en ruine, il décide de retracer sa traversée du siècle. Son écriture impressionniste fait revivre la bohème de Munich, à l’époque où naissaient les théories du Cavalier Bleu, où l’on discutait de la peinture d’avant-garde, de Freud, de Nietzsche, des poèmes de Stefan George, des théories du Dr Otto Gross, psychanalyste toxicomane, schizophrène et dadaïste. A travers le passé, il évoque l’inéluctable naufrage de la République de Weimar, la montée du national-socialisme, et l’exil. De Paris à Hollywood puis à New-York, il retrace les étapes du calvaire de l’émigration antinazie. En écrivant cette autobiographie, Leonhard Frank réalisa son rêve: que le livre atteigne les générations futures comme une balle en plein cœur.

[...] La guerre de 1914 bouleversa son [de Frank] univers, le plongea dans le désespoir. Pacifiste enflammé, Leonhard Frank, qui vouait à Guillaume II et au système prussien une profonde haine, ne pardonnait pas aux intellectuels de sombrer dans le nationalisme. Aussi évoque-t-il – sans le nommer -, avec un sentiment de révolte et de dégoût, ce critique de théâtre berlinois qui, au début des hostilités, clamait sa haine des Russes, des Anglais et des Français. Il s’agit du célèbre Alfred Kerr, le futur adversaire de Karl Kraus et de Brecht. Leonhard Frank vit disparaître un à un, massacrés dans les tranchées, les peintres et les poètes qu’il avait côtoyés dans les cafés de Munich et de Berlin, tel «le peintre du Blauer Reiter «Petit Chevreuil» – probablement August Macke. Conscient qu’il ne pouvait rester indifférent aux événements, il se lia avec des écrivains pacifistes comme l’Alsacien René Schickele, Max Brod, cherchant un moyen d’agir contre la guerre. Comme il ne cachait pas ses idées et qu’il risquait l’arrestation, il s’exila à Zurich. Chaque nouvelle du front l’atteindra «comme une balle en plein cœur». Il décida d’écrire un livre contre la guerre, un recueil de nouvelles qui paraîtront d’abord dans la revue pacifiste de René Schickele, «Die Weissen Blätter». Au cours de son séjour en Suisse, il rencontra aussi les fondateurs du Cabaret Voltaire et les premiers dadaïstes, en particulier Tristan Tzara et Hugo Ball. L’opposition entre les pacifistes, les activistes proches de l’expressionnisme, révoltés par la barbarie de la guerre, et le cynisme, le nihilisme affichés par Dada, était radicale. L. Frank la ressentit avec le même désarroi qu’Yvan Goll. Au moment où l’on massacrait la jeunesse de toute l’Europe, on ne pouvait plaisanter sans avoir du sang sur les mains. L’esprit de ce recueil de nouvelles, publié en Suisse sous le titre provocateur «L’homme est bon » (1917) et dédié «à la génération à venir» peut paraître aujourd’hui dérisoire. Dès le milieu des années 20, beaucoup [tra cui Busoni stesso, lettera a Egon Petri del 1º marzo 1818*] ne considéraient l’idéalisme de Leonhard Frank qu’avec une certaine ironie. On ne peut nier toutefois la beauté de ces cinq nouvelles qui évoquent certains textes de Borchert. L’auteur parvient à traduire l’horreur de la guerre, non en accumulant comme le feront d’autres pacifistes, les visions les plus apocalyptiques, mais à travers l’évocation de ces existences qu’elle a brisées à jamais – le père dont le fils est mort, la veuve de guerre ou l’homme mutilé dans son âme et dans son corps. Il n’oppose pas à la guerre une conception mystique de la nature humaine, mais la certitude que c’est la société qui a fait de chacun une machine à tuer et il se demande pour quelle raison, ces hommes doivent mourir. Par là, Leonhard Frank développe ce qui fut l’essentiel de la protestation expressionniste, en 1914. Et c’est beaucoup plus dans ses idées que dans son style -
sauf à de rares moments – qu’il la rejoint. Cri de révolte, acte de foi dans la liberté et la dignité humaine «L’homme est bon » est aussi proche de certains poèmes de Franz Werfel**, publiés dans l’anthologie de Kurt Pinthus «Crépuscule de l’humanité » et des pièces d’Ernst Toller. Leonhard Frank, qui collabore à la presse pacifiste est alors fort peu éloigné d’Ernst Bloch, des thèses de «L’Esprit de l’Utopie » et surtout de ses articles politiques.*** Il y a chez lui une sorte de messianisme laïcisé, de socialisme utopique qui le poussent à croire qu’une métamorphose intérieure de l’homme moderne est la plus grande des révolutions à accomplir, que c’est dans le coeur, le sentiment, que réside le visage de la réalité à venir. «L’homme est bon» – livre-manifeste – connut immédiatement un immense succès. Traduit en douze langues, interdit en Allemagne, il fut, néanmoins, relié avec une fausse couverture, diffusé par l’armée anglaise parmi les prisonniers de guerre allemands, polycopié par les lycéens, imprimé sur papier journal par les socialistes proches de Karl Liebknecht qui le distribuaient aux soldats du front. [...] * «Ammetto: l’uomo è buono, intendo l’autore; ma lo è anche il suo libro? Sono contrario a questo nuovo genere di frutti letterari dovuti a operai trasformatisi in artisti. – E gli inni contro la guerra mi irritano tanto quanto quelli in cui echeggia il clangore delle armi: un tema nell’inversione è anche un’imitazione, e l’inizio di un’alba presenta una somiglianza fatale con la fine di un tramonto.» **Michael évoque «un poète autrichien très connu» qui vint à Zurich déclamer ses poèmes. Il s’agit d’une allusion à la tournée de lectures que fit Franz Werfel en 1918, notamment au Tonhallesaal. Fréquentant le café Odéon, il rencontra Else Lasker-Schüler, Leonhard Frank, Annette Kolb, Frank Wedekind, Albert Ehrenstein et Stefan Zweig. Bien qu’envoyé par le Bureau de presse autrichien, Werfel fit l’éloge de l’Union soviétique, gagné aux idées socialistes par l’influence de l’écrivain pragois Egon Erwin Kisch. Aussi fut-il immédiatement rappelé par le gouvernement autrichien et il dut interrompre ses conférences.

 ***Sur les rapports idéologiques entre E. Bloch et L. Frank, cf. Ernst Bloch: «Kampf, nicht Krieg. Politische Schriften 1917-1919», Suhrkamp 1985, qui rassemble la plupart des articles que Bloch écrivit en Suisse, pendant la guerre de 1914.

Jean-Michel PALMIER

Extrait – chapitre IV - 

Dans l’impeccable ville de Zurich, blottie dans le paysage comme si elle faisait corps avec lui, les rues prennent la pente là où la nature a persuadé l’architecte d’élever ses maisons au long des collines verdoyantes, avec vue sur les montagnes enneigées dans le lointain et, en bas, sur le lac, domaine des mouettes. Les jours de soleil, la couleur de base de la ville dans la verdure est un blanc chaleureux, rehaussé des couleurs de la vie. Ces impressions, Michael les avait notées dans son carnet en marchant dans les rues. Il revenait doucement chez lui à l’issue de longues heures de promenade où il avait découvert la ville, et, pour finir, les vieux quartiers où des ruelles en pente, sinueuses, larges de trois mètres, croisent d’autres ruelles de trois mètres de large, sinueuses et en pente, où le tapissier rembourre ses matelas en plein air devant sa boutique, entre les magasins de brocante remplis de mille et mille choses, de tout ce qu’il faut à l’homme de la naissance à la mort. Quelques semaines après, Lisa vint le rejoindre à Zurich. Dans la petite chambre de la pension, elle était assise face à Michael, immobile. Elle avait gardé son chapeau et ses gants et racontait ce qu’elle avait vu à Constance sur le quai de la gare. Dans son visage blanc, pétrifié, seules les lèvres remuaient. A onze heures du matin, sur le quai ensoleillé à ciel ouvert de Constance, il y avait des médecins, des infirmiers et des infirmières en manteaux blancs, des petites voitures avec des rafraîchissements et des bouquets de fleurs, un mur de badauds qui attendaient en silence et une fanfare militaire qui se mit à jouer Deutschland, Deutschland Über alles quand le train des blessés entra en gare. Cent mains ouvrirent de l’extérieur les portes des wagons, et les gros pansements blancs imbibés de sang par endroits qui attiraient le premier regard, descendaient lentement, lentement, quand manquaient seulement les bras, ou, quand les jambes n’étaient plus là, on les sortait des wagons puis on les posait sur des brancards. Quelques uns, amputés d’une jambe, avaient déjà des béquilles. Tous avaient le même visage déserté par la vie. Ils étaient blancs comme des morts et se déplaçaient comme des morts. Pas un seul ne dit un mot. L’un d’eux, qui n’avait qu’une jambe, projeta une béquille au beau milieu de la fanfare en train de jouer et s’écroula. La mélodie se fit chaotique puis s’arrêta. Quand Lisa eut fini, ses lèvres étaient bleues. Ses yeux figés semblaient contenir encore l’image du quai de Constance. Michael comprit que la guerre s’était imprimée dans son âme et la marquerait désormais. Lisa avait le cœur trop tendre pour l’époque et manquait de l’énergie indispensable pour y faire face. Elle n’était qu’un cœur tendre. La guerre la fit périr à petit feu. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, ils parlèrent de la guerre et de ses causes. Il n’existait pas de cause qui rendait la guerre inévitable. Il y en avait toujours cent et aucune, au gré des gouvernants. A la phrase cynique «La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens» on pouvait en opposer une autre: «La guerre est la preuve que la politique n’en était pas une». En outre, l’histoire montrait que les guerres ne réglaient rien à long terme. Les humains s’étaient accommodés des guerres incessantes parce qu’au long de l’histoire apparaissaient sans cesse de nouveaux conflits. Mais il ne fallait pas s’en accommoder. Et on pouvait trouver des moyens de régler les différends. Michael recevait tous les jours en plein cœur les nouvelles sanguinolentes du front. Dans le journal, huit mille Français tués. Pour lui, huit mille n’était pas un nombre: il voit un individu qui tombe la figure en avant. Balle dans la tête. Balle dans le cœur. Il voit le soldat français accroché aux barbelés entre les tranchées ennemies. Balle dans le ventre. On ne peut pas le récupérer au milieu de la mitraille. Il crie pendant vingt quatre heures avant de mourir. Huit mille en un jour. Six mille Allemands tombés au champ d’honneur. Qu’est-ce que c’est le champ d’honneur? Est-ce un honneur d’enfoncer la baïonnette dans le ventre d’un homme? Des champs de blé, de pommes de terre, voilà des champs d’honneur. Qu’est-ce que c’est l’autel de la patrie? Un étal de boucherie couvert de sang! Que sont «nos biens les plus sacrés»? Les actifs bancaires! Les biens les plus sacrés de la veuve de guerre sont le regard de son enfant et l’homme qui l’aimait. Ces phrases abominables qui tuent des millions d’hommes, il faudrait enfin qu’on les démystifie. Michael arpentait les rues comme dans un rêve. Un marchand de fleurs lui tend un bouquet de violettes. Il l’achète pour Lisa, et dans sa tête, le repose dans le panier. «Des centaines de milliers de Français et d’Allemands qui ne s’étaient rien fait les uns aux autres, qui ne se connaissaient pas, se mettent à se tuer les uns les autres. Ils avaient des pères, des mères, des femmes, ils aimaient et ils étaient ce qui pourrait mettre fin à la boucherie ?» Il rentra chez lui et dit à Lisa: «Je vais écrire un livre contre la guerre. Il le faut. — Oui. Il le faut ! » Il ne dormit pas et le lendemain, il était dans une sorte d’état second en commençant à écrire l’histoire [«Der Mensch ist gut»] d’un garçon de café dont le fils est mort à la guerre. Au cours d’un rassemblement, le vieil homme se frappe la poitrine et proclame à la foule qu’il est lui-même responsable de la mort de son fils, parce que, vingt ans auparavant, il a été assez inconscient pour lui offrir des petits soldats, des fusils, des sabres, des canons pour jouer, il lui a appris les chants patriotiques qui appelaient au meurtre, il l’a élevé dans l’esprit guerrier. Il entraîne ceux qui l’écoutent à travers les rues en une manifestation pacifiste et révolutionnaire. Michael travaillait au café Nebelspalter où un petit orchestre à cordes se produisait l’après-midi. Tous les jours, c’était lui le premier client. Il écrivait. L’orchestre se mettait à jouer, les clients arrivaient. Il écrivait. Le café se remplissait, des gens venaient même s’asseoir à sa table. Il écrivait. L’établissement se vidait peu à peu, les musiciens rangeaient leurs instruments. Michael écrivait jusqu’au moment où le garçon se manifestait. Cela dura six mois, jour après jour. A la pension, quand de temps à autre quelqu’un parlait ou même simplement toussait dans la chambre à côté, il n’arrivait plus à travailler. Il était sourd au brouhaha du café Nebelspalter. La musique et le bruit formaient un rempart sonore autour de lui, l’isolaient et lui permettaient d’écrire en toute tranquillité, dans une sorte de transe, comme un somnambule qui n’entendait rien et ne percevait rien d’autre que ses propres visions. L’histoire du vieux garçon de café parut d’abord sous le titre «Le père» dans la revue de René Schickele Die weissen Blätter, imprimée en Suisse. Un éditeur berlinois la reproduisit dans son almanach annuel insoupçonnable et la comédienne Tilla Durieux la lut en public à Berlin. Peu après, Michael apprit que les cinq cents auditeurs avaient mis à exécution la fin de l’histoire, la manifestation pacifiste; à la sortie de la salle, ils avaient défilé dans les rues. C’était une bonne nouvelle pour Michael qui voyait dans son livre moins une œuvre en prose qu’un manifeste destiné à remuer et à faire réagir directement le lecteur contre l’esprit guerrier. L’événement l’avait rendu heureux et il s’accrocha à son travail. Il écrivait dans la rue, à la gare, dans le tramway, quelquefois la nuit entière dans le lit, il écrivait en marchant, là où il se trouvait, debout, assis ou couché. Il avait rédigé la majeure partie du livre au café Nebelspalter, à l’abri de son rempart sonore. Il travaillait déjà à la conclusion du récit. A Zurich, se trouvaient maintenant des espions des pays en guerre, une meute d’aventuriers en tout genre, des gens riches venus mettre leur fortune en sécurité, des spéculateurs de tous les pays d’Europe escortés de filles vénales surgissant là où les affaires étaient rentables. De France et d’Allemagne arrivaient de plus en plus d’opposants à la guerre qui croyaient pouvoir œuvrer ici plus efficacement. Pour les raisons les plus diverses, la guerre avait rejeté en Suisse tous ces drôles d’oiseaux. L’ambiance de la rue n’était plus la même, surtout dans l’élégante Rue de la Gare; on devinait de l’agitation. Les hôtels et les cafés étaient bondés. Le café Nebelspalter était en cours de rénovation et Michael travaillait maintenant dans le jardin du café La Terrace (sic) où se retrouvaient tous les après-midis Hugo Ball et son amie Emmy Hennings, une belle fille blonde et mince style bohème, ainsi qu’un petit jeunot aux cheveux noirs, au front immense et au teint de cire, Tristan Tzara, co-fondateur du mouvement Dada qui faisait son apparition à l’époque. Ils composaient. Chacun disait une phrase qui ne devait surtout avoir aucun rapport avec la précédente. Si la phrase avait le moindre sens, Tristan Tzara l’éliminait. Michael lui aussi dit une phrase en souriant. Elle fut refusée. Tel le boulanger qui fait cuire toutes les nuits les petits pains qu’on mangera au matin, ils composaient tous les après-midis les poèmes qu’ils récitaient le soir au cabaret Voltaire, fondé par Hugo Ball. Il se trouvait dans la vieille ville, à quelques minutes du restaurant végétarien où Lénine et sa femme Krupskaia dînaient tous les soirs pour trente rappen. Michael allait souvent au cabaret Voltaire et il arrivait qu’il fût seul dans la salle. Sur le podium, les trois artistes se déclamaient à eux-mêmes les poèmes de l’après-midi, psalmodiant simultanément en allemand, français et anglais. C’était le sommet de l’absurdité. Il y avait divergence des esprits: les dadaïstes ils n’avaient pas tout à fait tort prenaient Michael pour un clown sérieux, et Michael pensait que le dadaïsme était un phénomène mort-né et que les dadaïstes ne cherchaient qu’à fuir les difficultés du temps présent. Mais rien n’était fini, le monde et la vie continuaient malgré la guerre et il ne fallait pas fermer les yeux face aux événements sanglants. Les dadaïstes se réfugiaient modestement dans le cynisme, pensait-il, et leur modestie était un tout petit peu entachée de sang. Là, au milieu des psalmodies simultanées des turbulents dadaïstes, Michael acheva dans les premières semaines de 1917 le dernier récit qui se terminait par la révolution annoncée en Allemagne. Les événements du début de 1917 modifièrent le cours de l’histoire du monde ainsi que le destin de tous les vivants et des générations futures. En février, la révolution éclata en Russie. Le 12 mars, le gouvernement du tsar fut renversé. Avec l’accord du général Ludendorff, Lénine quitta la Suisse, traversa l’Allemagne dans un wagon plombé et le 4 avril, en descendant du train à la gare Finlyandsky à Petrograd, il tint un discours où il affirmait que l’abolition du tsarisme n’était qu’une première étape et que la révolution bourgeoise ne pouvait pas satisfaite plus longtemps les masses. Le 1er février 1917, l’Allemagne avait décrété la guerre sous-marine totale. Le 6 avril, l’Amérique déclarait la guerre à l’Allemagne. Le livre de Michael était déjà composé à l’imprimerie et il n’avait toujours pas de titre. Il était assis au café La Terrace avec Alvarez del Vayo et René Schickele qui, en dehors de l’histoire introductive «Le père», avait publié les autres récits: «La veuve de guerre», «La mère», «Les fiancés» et «Les mutilés de guerre» dans sa revue «Die weissen Blätter ». Michael parla à ses amis de son problème de titre. Il en avait essayé et éliminé des douzaines. Max Rascher, l’éditeur, le pressait car le livre devait être imprimé cette semaine-là. Les deux amis passèrent des heures, en vain, à chercher un titre; ils en revenaient constamment au contenu du livre et ainsi à la situation de l’Europe couverte de cadavres. Del Vayo qui fut par la suite ministre des Affaires étrangères de la République espagnole, anéantie plus tard par Hitler et Mussolini, était déjà socialiste à ce moment-là. Il considérait l’état de l’Europe à partir d’un point de vue socialiste, au contraire de Schickele et de Michael qui, comme tous les écrivains et intellectuels de l’époque, croyaient pouvoir agir et combattre victorieusement uniquement par la parole et l’écrit. Pendant que Michael, dans son désespoir, se tournait et se retournait sur sa chaise et s’efforçait de ramener la conversation sur le titre à trouver, Del Vayo qui, derrière un tempérament chaleureux, cachait une grande force de volonté, sourit en découvrant sa mâchoire puissante et d’une voix calme, sur le ton de la persuasion, déclara que seul l’ordre économique socialiste pouvait permettre la victoire de ce qu’il y a de bon chez l’homme. Michael le regarda fixement, pâlit, comme s’il avait vu une apparition. «J’ai mon titre. Je l’ai: L’homme est bon ». Après un moment de réflexion où il avait regardé en coin vers le ciel, Schickele dit avec un sourire: «Le titre est bon. Mais que l’homme soit bon, ça je le conteste.» Michael défendit avec ardeur son titre et lui-même. Il ne voulait pas affirmer par là que l’homme fût bon. Il voulait dire, et c’est ce qu’il avait écrit dans son livre, qu’il faudrait créer des conditions permettant à l’homme d’être bon. «Il l’est quand on le laisse faire.» D’un ton décidé, il déclara: «On en reste à ce titre: L’homme est bon.» Il écrivit le titre sur une feuille et alla vite trouver l’éditeur dont la mère travaillait au pupitre du bureau. Elle avait l’air et les vêtements d’une vieille paysanne. Elle lut le titre et fit: «Oui, oui!.» En retournant chez lui, Michael rencontra sur le Limmatquai un homme à l’allure inoubliable. C’était un grand Russe avec un long manteau pourvu d’une ceinture, des bottes à tige et une grande toque de fourrure; à une courroie passée sur l’épaule, il portait dans le dos un balluchon en forme de traversin. Il ne marchait pas sur le trottoir mais au milieu de la chaussée, d’un pas mesuré, en balançant les bras; l’expression du visage et l’attitude parfaitement droite du corps en faisaient la fierté personnifiée. Il semblait ne plus rien voir, ne plus rien sentir d’autre que la Russie révolutionnaire. Michael se demandait si la fierté en marche atteindrait un jour la lointaine Russie. A la maison l’attendait une lettre du professeur Kippenberg, propriétaire des éditions Insel à Leipzig. L’éditeur de Michael, Georg Müller, était gravement malade. (Il mourut à la fin décembre 1917). Kippenberg vint à Zurich et acquit pour 20 000 marks les droits des deux livres «La bande de brigands» et «La cause»; ce dernier avait paru en 1916. Michael acheta une petite maison avec jardin dans les faubourgs, Zeppelinstrasse. Ils avaient engagé une cuisinière, une grosse femme. Lisa, que bouleversaient tous les jours les pertes humaines épouvantables de la bataille de Verdun et qui n’arrivait pas à réprimer sa compassion, s’était mise à souffrir du cœur. La faute de la guerre, avait dit leur médecin. Il fallait qu’elle reste beaucoup alitée. A cette époque, un poète autrichien très connu [Franz Werfel] vint à Zurich. Dans une salle de concert archicomble, il déclama ses poèmes et impressionna la salle par le pathétique de sa diction, un grand comédien. Des larmes coulèrent sur ses grosses joues et sa voix se brisa quand il récita un poème sur une cigogne à l’aile cassée. Michael se leva et parti: 20 000 Français étaient morts en défendant un point stratégique près de Verdun. Un soir de novembre 1917, l’anarchiste suisse dont Michael avait fait la connaissance au café Stéphanie par l’intermédiaire de Sophie et du docteur Kreuz, et l’écrivain Ludwig Rubiner vinrent dîner chez eux. L’anarchiste donna un dessin au crayon à Michael: l’autoportrait de Sophie, exécuté peu de temps avant sa disparition; elle portait déjà dans le regard son adieu à la vie. Ils parlèrent de la révolution d’Octobre. Les bolchevicks avaient renversé le gouvernement provisoire de Kerenski et pris le pouvoir. On envisageait déjà une guerre d’intervention contre-révolutionnaire des puissances occidentales, à laquelle appelait Winston Churchill. L’anarchiste sourit d’un air supérieur et dit: «Tant que les bolchevicks ne suppriment pas l’argent, toute leur révolution ne m’intéresse pas.» Les bolchevicks n’étaient pas assez radicaux à son goût. Ludwig Rubiner proposa de faire sauter à la bombe la statue de fer d’Hinderburg qui se trouvait dans la Siegesallee et près de laquelle les gens plantaient des clous, un mark à chaque clou. Cet acte déclencherait la révolution en Allemagne, c’était sûr. Tous les deux discutaient avec excitation pour savoir qui transporterait la bombe à Berlin et ferait sauter en l’air l’homme de fer. L’idée les enthousiasmait. On en resta là. «L’homme est bon» avait paru. Le livre fit sensation en Suisse,* et en peu de temps, on publia une douzaine de traductions. Mais l’importation en Allemagne avait été immédiatement interdite. Même les quelques exemplaires envoyés par la poste n’arrivèrent jamais à leur destinataire. Michael était désemparé: il avait écrit le livre conte le militarisme allemand. Une nuit, à moitié endormi, il se souvint d’un admirateur, le professeur X., qui travaillait au service de la propagande au ministère des Affaires étrangères à Berlin. Il lui écrivit pour lui demander s’il pouvait lui expédier un certain nombre d’exemplaires et une liste d’adresses. Le professeur rêveur qui ne semblait pas se faire une idée du danger auquel il s’exposait, envoya une lettre de remerciement ainsi que sa réponse affirmative à la demande de Michael. Celui-ci chercha longtemps dans les vieux quartiers avant de trouver un relieur qui avait de grandes piles de couvertures destinées au Code civil suisse et à «Chevauchée dans le désert», un livre avec un bédouin en blanc sur un chameau qui marche vers un couchant flamboyant. Sur ses honoraires, Michel acheta mille exemplaire de son livre, le fit relier dans les couvertures à l’air anodin et expédia les trois énormes caisses au professeur X, ministère des Affaires étrangères à Berlin. Quand il reçut la lettre où le professeur annonçait qu’il avait bien reçu les caisses et fait parvenir les livres aux personnes dont les noms étaient sur la liste, Michael fut stupéfait comme quelqu’un qui, par un coup de chance inattendu, a fini par atteindre son objectif. Tout joyeux, il mit la lettre dans sa poche et quitta la maison. En chemin, il acheta le roman de Barbusse «Le Feu», paru également chez Max Rascher. Le libraire lui dit: «Hier, quelqu’un m’a acheté 500 exemplaires de votre livre « L’homme est bon » pour le compte du gouvernement anglais; ils sont destinés aux prisonniers de guerre allemands qui se trouvent en Angleterre. » C’était une belle soirée d’automne. Sur le Bellevue-Platz et au bord du lac, il y avait plusieurs groupes. Des orateurs improvisaient des discours pacifistes. Les discussions étaient passionnées. Michael s’arrêta, il entendit des choses qu’il avait écrites dans son livre. Pour la première fois depuis l’école, les larmes lui montèrent aux yeux. En revenant par la vieille ville, il entendit une fille qui chantait. La voix qui venait d’un cabaret en sous-sol, ne lui était pas inconnue. Il descendit. Sur l’estrade, c’était Emmy Hennings. Comme le cabaret Voltaire avait rarement la visite de clients payants, Hugo Ball et son amie Emmy l’avaient abandonné; il fallait bien manger. Depuis quelques semaines, ils se produisaient dans ce petit établissement qui était bondé tous les soirs. Emmy faisait une jeune Indienne, la jolie sœur du chef Winnetou, maquillée couleur café, sur sa tête blonde le diadème en carton passé à la dorure avec les plumes d’Indiens, et Hugo Ball accompagnait ses chants d’une mélancolie sauvage en martelant sur le piano; le texte et la musique étaient de lui. Au contraire des mélopées dadaïstes, les textes étaient des gagne-pain au sens facilement accessible. (Par la suite, Hugo Ball se convertit au catholicisme et écrivit un ouvrage semi-philosophique sur la religion catholique. Il mourut peu après). Le 22 décembre 1917, débutèrent les négociations de paix entre l’Allemagne et la Russie. La nouvelle provoqua la plus grande consternation même en Suisse. Vingt intellectuels, des Suisses de grande réputation ainsi que plusieurs personnalités mondialement connues qui vivaient en Suisse, demandèrent à Lénine dans un télégramme de ne pas conclure de paix séparée avec l’Allemagne. Lénine sembla considérer qu’il était plus important d’assurer la victoire finale de la Révolution: le traité de Brest-Litovsk fut signé le 3 mars 1918. Vers cette époque, l’ami de Michael, le philosophe Otto Buck, vint de Berlin le voir à Zurich. Il logea chez Michael. Après le repas, il fit un tableau de la situation dans la capitale. La faim, partout, et on ne voyait plus que des vieux et des infirmes. Plus personne ne croyait à la victoire allemande. Des milliers de soldats en permission, lassés de la guerre, préféraient prendre le risque d’être découverts et passés par les armes plutôt que de retourner au front. Dans cette atmosphère de pessimisme généralisé, le livre de Michael avait resplendi comme un corps céleste. Ils étaient assis dans le jardin près d’une énorme cytise qui étalait ses fleurs au soleil printanier. Le docteur raconta que des lycéens polycopiaient le livre. Les élèves dans les classes se répartissaient les feuilles et chacun copiait un certain nombre de pages à la main. Le livre passait de l’un à l’autre. Tous ceux à qui on en parlait le connaissaient. Le parti socialiste en avait fait imprimer cinq cent mille exemplaires sur papier journal et les avait envoyés au front. (Il tendit à Michael un exemplaire du gros journal.) Si un livre pouvait permettre d’abréger la guerre, c’était bien «L’homme est bon». Le docteur en philosophie sourit en disant: «Votre livre est un élément actif de l’histoire mondiale.» Michael pensa: “Si seulement le livre abrégeait la guerre d’un seul jour! Si seulement il faisait réfléchir les générations futures, ne serait-ce qu’un tout petit peu !» L’été marqua le début de l’effondrement de l’armée allemande. Par manque de réserves, Ludendorff dut renoncer à l’offensive sur le front ouest prévue pour juillet. Le 8 août, les Alliés lancèrent leur offensive victorieuse au sujet de laquelle Ludendorff déclara: «Le 8 août a été pour l’armée allemande le jour noir dans l’histoire de la guerre. Nos forces se sont effondrées. Il faut mettre un terme à la guerre.» Le 9 novembre, Lisa et Michael prirent le tramway pour aller en ville avec l’intention de chercher un tapis pour le salon. En descendant à la gare centrale, ils virent un groupe de gens agités qui achetaient une édition spéciale: «Révolution en Allemagne». Ils rentrèrent aussitôt. Il était trois heures de l’après-midi. À six heures, la maison était vendue. À huit heures, ils étaient dans le train pour l’Allemagne. [...]

Leonhard Franck

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