Article paru dans le Monde des Livres le 8 avril 1977
La Science, l’Art et la Classe ouvrière d’Alexandre Bogdanov. traduit du russe par Blanche Grinbaum. Présentation d’Henry Deluy et de Dominique Lecourt. Maspero. Collection « Théorie » 292 p., 40 F.
Peut-il exister une culture « prolétarienne » ? Inédits en français, des textes de Bogdanov, théoricien critiqué par Lénine, éclairent d’un jour nouveau ce débat historique.
Alexandre Bogdanov, pseudonyme (parmi d’autres) d’A. Malinovski, fût sans doute l’un des adversaires les plus constants et les plus intéressants de Lénine, dans les années d’émigration comme dans celles qui suivirent la révolution d’Octobre. Les critiques de Lénine, qui réfuta ses thèses philosophiques, puis sa théorie de la « culture prolétarienne » l’ont immortalisé, pour le meilleur et pour le pire. L’oeuvre de Bogdanov est extrêmement variée : traités économiques et philosophiques, essais sur l’esthétique et la politique, mais aussi romans utopistes. Cet ouvrage, la Science, l’Art et la Classe ouvrière, nous permet de juger plus sérieusement certaines de ses thèses fondamentales et de mesurer à quel point elles demeurent encore vivantes aujourd’hui.
Très influencé par les thèses de Mach, Bogdanov voulu unir au marxisme une théorie de la connaissance néo-kantienne, refusant la distinction entre la matière et l’esprit, afin de « rajeunir » la philosophie marxiste. Lénine, qui voyait dans cette tentative un abandon du matérialisme dialectique, répondit à ses Essais de philosophie marxiste par son fracassant Matérialisme et Empiriocriticisme.
Plus de poètes que de militants
On aurait pu croire qu’après une si violente réfutation les thèses de Bogdanov auraient disparu de l’horizon du marxisme. Pourtant, elles s’avèrent extraordinairement vivaces. Et leur auteur se trouve au centre de nombreuses polémiques auxquelles participèrent plus ou moins directement Gorki et Lounatcharski. Dominique Lecourt souligne à juste titre que, par la suite, de nombreux liens unissent les idées exposées par Bogdanov dans la Science et le classe ouvrièreaux discussions sur l’esprit de parti, le caractère idéologique de la science bourgeoise, la justification des oeuvres de Lyssenko lors des campagnes lancées par Jdanov, à l’époque de Staline.
Toutefois, c’est sur le plan esthétique que les thèses de Bogdanov connurent la destinée la plus étrange. Il voyait dans la sphère culturelle un moyen de développer l’activité révolutionnaire. face à cette « culture prolétarienne » – qu’il jugeait « une création artificielle et arbitraire », – Lénine a toujours manifesté la plus grande méfiance. Pourtant, le Proletkult devint au lendemain de la révolution une organisation de masse dont le nombre d’adhérents était supérieur à celui du parti bolchevik lui-même. Dans les usines, dans les campagnes, le Proletkult, mettant en pratique les analyses de Bogdanov, allait créer des studios de cinéma, de théâtre, de peinture, apprendre aux ouvriers à écrire des poèmes, à jouer des pièces, etc. Sans doute les formalistes et les futuristes stigmatisaient ces créations en montrant qu’elles consistaient à écrire sur Lénine et la révolution dans les vieilles formes classiques, au lieu de les briser. Et le parti bolchevic mettait en doute la valeur des pièces « prolétariennes » qui ennuyaient les ouvriers eux-mêmes. Il reste que cette activité du Proletkult fut pour des centaines de milliers d’ouvriers leur premier contact avec la littérature, le théâtre, le cinéma et aussi la culture elle-même. Réédités en Union soviétique dans les années 60, ces recueils de « poèmes prolétariens » ne cessent d’étonner.
Agit-prop
Le Proletkult, condamné en U.R.S.S. dès les années 20 pour ses prétentions à l’indépendance, a connu une destinée étonnante en Allemagne avec les troupes de l’Agit-prop, en France à travers les essais de Marcel Martinet, auteur d’un livre sur la Culture prolétarienne (1), de poèmes et de romans tels les Temps maudits (2) qui jouèrent un grand rôle autour de la première guerre mondiale.
Les thèses de Bogdanov continuent à vivre çà et là, ressurgissant à travers le révolution culturelle chinoise, le langage des affiches, des slogans, des manifestations, des formes d’expression populaires. Elles sont inséparables des vieux rêves d’union de l’art et du prolétariat, de l’art et de la propagande, de l’autonomie culturelle par rapport à la bourgeoisie. En les redécouvrant, on comprend mieux certains phénomènes de la révolution d’Octobre et de l’art des années 20. Elles témoignent des contradictions idéologiques de l’intelligentsia de l’époque révolutionnaire, de ses espoirs et de ses luttes.
Jean-Michel Palmier.
(1) Maspero, 1976
(2) » 10-18 « .
Jean-Michel PALMIER, Lénine, l’art et la révolution. Essai sur la formation de l’esthétique soviétique , Paris, Payot, 2006, 560 p., 30 euros. décembre 2006*
Les éditions Payot rééditent cet ouvrage de Jean-Michel Palmier (1944-1998) initialement paru en 1975. Autour de la figure de Lénine, l’auteur discute la genèse de l’esthétique soviétique, élargissant ensuite à la faveur d’Octobre 17 son champ d’investigation. L’érudition du propos porte la marque des débats des décennies 1960-1975 consacrés à l’esthétique révolutionnaire. Ce livre ne devait être que le premier opus d’un travail de plus longue haleine, il est le seul publié… Il accompagnait alors la publication d’une anthologie – choisie et commentée par Jean-Michel Palmier – des textes de Lénine sur l’art et la littérature chez 10/18 (1).
Consacrée aux questions littéraires dans la préparation de la révolution d’octobre, la première partie décrite la manière dont Lénine s’inscrit dans les débats de la social-démocratie russe. Pour Jean-Michel Palmier, la littérature constitue l’un des matériaux de la réflexion léniniste dès sa lutte contre le populisme. Il puise dans la littérature russe des types qu’il utilise ensuite dans les polémiques politiques (ainsi des personnages principaux des Ames mortes de Gogol). Cet usage de la littérature répond à la situation de celle-ci dans l’horizon de la révolution (1905) : pour Lénine, la littérature est toute entière traversé par l’idéologie puisqu’elle constitue face à la répression tsariste et devant la population russe l’expression même du politique et des contradictions sociales. Dans cette configuration, la lutte de Lénine contre le symbolisme, l’idéalisme (Berdaïev), comme son jugement mesuré de Léon Tolstoï (2), qu’il distingue du tolstoïsme, apparaissent comme des épisodes et des textes pleinement politiques. En quelques pages, Jean-Michel Palmier cerne ainsi la manière dont Lénine use du roman de Tchernychevski – Que faire ? – au retentissement générationnel considérable, pour rédiger son ouvrage éponyme où il condamne l’opportunisme et l’économisme d’une part des socialistes russes. La démonstration, convaincante, de la place tenue par la littérature dans la formation de l’esthétique léniniste s’efforce également de dégager la pensée de Lénine des interprétations postérieures, stalinienne et jdanovienne notamment ( l’organisation du parti et la littérature de parti , 1905) ; littérature et littérature de propagande sont ainsi disjointes. De nombreux portraits et descriptions du milieu littéraire et politique de la gauche russe émaillent l’analyse. Ils précisent l’amitié que Lénine voue à Gorki (en qui il reconnaît l’écrivain du prolétariat, répondant aux attentes de l’époque), à Lounatcharsky, comme les débats qui l’opposent à Plekhanov, puis à Bogdanov sur l’otzovisme et son lien au mysticisme à propos des écoles du parti (3). Dans la continuité de cette lutte, Lénine réfute dès 1909 la possibilité d’une culture et d’une science prolétarienne, défendue par Bogdanov.
La seconde partie s’avère plus ample, ouverte par les conséquences d’Octobre. Les écrits de Lénine s’effacent comme guide devant les témoignages de John Reed, Ehrenbourg, Goriely, Trotski (Littérature et révolution), Palmier discutant souvent les jugements de ce dernier. Une typologie ouvre la description des effets d’Octobre sur les écrivains et poètes russes : l’exil contre-révolutionnaire (Bounine), le silence, le ralliement timide (Gorki), l’assomption d’un poète (Essénine), la consécration (Maïakovski)… Dans cette fresque, Jean-Michel Palmier nuance des lectures trop souvent réduites à l’opposition Rouges/Blancs et souligne que les options esthétiques d’avant Octobre17 ne pèsent pas dans le ralliement ou le rejet de la révolution. En conclusion de ce chapitre, les goûts de Lénine – et de Trotski – pour un art réaliste, monumental, proche du futur réalisme socialiste sont soulignés ; de même Jean-Michel Palmier relève-t-il la liberté et l’autonomie des artistes face au pouvoir. Un trop court chapitre suit, consacré à Moscou et Léningrad dans la révolution. Empruntant à Brecht, Jean-Michel Palmier évoque une littérarisation de la rue par les spectacles, les affiches, les poèmes hurleurs… Quelques pages sur l’organisation du Commissariat à l’éducation et aux Beaux-Arts (le Narkompros) terminent ce qui devait être le premier opus d’un triptyque. Le rôle moteur de Lounatcharsky au Narkompros, l’opposition du Proletkul’t de Bogdanov, c’est-à-dire la réémergence de la notion de culture prolétarienne sont évoqués. L’ouvrage s’achève au seuil des années 20, au soir de la guerre civile (4).
L’Allemagne devient ensuite le terrain de recherche de Jean Michel Palmier ( L’expressionnisme comme révolte , Payot, 1980 , Weimar en exil , Payot, 1990 ), laissant là un projet – décrit dès l’introduction – jamais repris depuis, hélas.
Vincent Chambarlhac.
(1) Lénine, Sur l’art et la littérature, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1976 (3 tomes). L’itinéraire militant de Jean-Michel Palmier semble croiser, au début des années 1970, le groupe Vive la révolution (VLR). Sa plume, du point de vue de l’esthétique révolutionnaire, semble résolument léniniste.
(2) Jugement plus mesuré que ceux de Plekhanov et Trotski qui partagent une égale vision de Tolstoï représentant d’un monde disparu quand Lénine y décèle lui l’écho des contradictions de la société rurale russe de la seconde moitié du XIX e siècle.
(3) Néologisme formé à partir du russe otzov qui désigne les socialistes favorables au rappel (démission) de leurs députés à la Douma pour protester contre le raidissement du régime en 1909. Ce mouvement rejoint celui des constructeurs de Dieu animé par Bogdanov. Lénine est hostile à ce mouvement, considérant la Douma comme une tribune à partir de laquelle s’adresser aux ouvriers.
(4) Sur ces questions, on consultera les contributions érudites (Jutta Scherrer et Giannarita Mele particulièrement) réunies sous la direction de Marc Ferro et Sheila Fitzpatrick, Culture et révolution, Paris, Editions de l’EHESS, 1989, 184 p.
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