Marx et Lassalle, une amitié sans la confiance

Article publié dans le Monde des Livres, le 22 juillet 1977
Correspondance Marx-Lassalle. 1848-1864, présentée, traduite et annotée par Sonia Dayan-Herzbrun. P.U.F., 464 p., 130 F.

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Au delà de leurs lettres, la découverte de débats toujours actuels et bien curieux personnages.

Ferdinand Lassalle n’est guère tenu en haute estime par l’orthodoxie marxiste. En se fondant sur les remarques du Programme de Gotha et sur les polémiques avec Marx et Engels, on l’accuse d’avoir retardé la diffusion du marxisme dans la social-démocratie allemande, d’avoir proposé au mouvement ouvrier une sorte de « socialisme prussien » et tendu la main à Bismarck. Pourtant son histoire est plus complexe et mérite qu’on s’y arrête. Le volume de lettres que publie et présente Sonia Dayan-Herzbrun ne prétend pas réhabiliter Lassalle ni masquer ses erreurs politiques.

Mais, par un éclairage nuancé, il permet de mieux comprendre une figure centrale de l’histoire du socialisme européen, et aussi la logique de certaines erreurs d’appréciation de Lassalle qui n’ont cessé de constituer autant de tentations ultérieures de la social-démocratie.

Par ailleurs, il faut l’avouer, ce Lassalle dont Engels dénonce le mélange « de judaïsme et de chevalerie« , agitateur politique, théoricien révolutionnaire et parfois stendhalien, a quelque chose de fascinant.

Né à Breslau, en Silésie, le 11 avril 1825, Lassalle semble avoir trouvé sa véritable vocation dans une carrière universitaire à laquelle il ne pourra jamais accéder, par suite de l’antisémitisme. Très tôt, il se tourne vers la Révolution française, parce qu’elle a formellement libéré les juifs. Tout en poursuivant des études commerciales, il décide de prêcher la liberté, se lance dans l’agitation, participe aux cercles d’intellectuels et d’étudiants hégéliens alors nombreux en Allemagne, qui s’initiaient à la pensée des socialistes français. A l’Université de Berlin, il étudie Fichte et Hegel, prépare un ouvrage sur Héraclite. Pour rédiger cette étude, il se rend à Paris, se lie avec Heine et les exilés allemands.

C’est aussi à cette époque que commence son aventure rocambolesque avec Sophie von Hatzfeld. De vingt ans sa cadette, cette jeune aristocrate, maltraitée par son mari, qui lui vole jusqu’à ses revenus personnels, va trouver dans Lassalle un défenseur passionné. Pour libérer Sophie et obtenir son divorce, tous les moyens lui semblent justifiés : intercepter la correspondance du mari, l’espionner, lancer contre lui une campagne de presse et, enfin, faire dérober à la maîtresse du comte une cassette. Ce vol entraînera l’arrestation de Lassalle et un certain malaise parmi ses amis politiques, qui lui reprochent d’avoir identifié la cause de la révolution à celle d’une femme. Avocat de sa protégée, Lassalle la soutiendra jusqu’à sa libération finale. Il  vivra ensuite avec elle jusqu’à sa mort une liaison étrange faite de tendresse et d’affection.

La prison lui a évité de prendre part aux événements de 1848. Tandis que Marx et Engels fondent la Nouvelle Gazette rhénane, il prononce son premier discours politique pour la libération du poète ami de Marx, Freiligrath. Avec Marx se noue alors cette amitié passionnée, conflictuelle, riche en ruptures qui durera jusqu’à la mort de Lassalle, en dépit de l’hostilité qu’Engels ne cessa de lui manifester.

La révolution est écrasée à Vienne, mais Lassalle prêche l’insurrection aux ouvriers allemands. Quand il est arrêté, Marx prend sa défense, et c’est ainsi que commence leur correspondance. Libéré, Lassalle se retrouve seul : Marx, Engels, Wolff, Freiligrath ont émigré. Ironiquement il se nomme « le derniers des Mohicans ». En dépit de la demande de Marx, la ligue des communistes refuse de l’admettre dans ses rangs : ils ne lui ont pas pardonné l’histoire de la cassette et son étrange cohabitation avec la comtesse. Interdit de séjour à Berlin, Lassalle milite parmi les ouvriers de Rhénanie, organise leur formation théorique, discute avec Marx de la possibilité d’une révolution en Allemagne. Leur amitié allait toutefois se ternir à la suite d’une dénonciation dont Lassalle fait l’objet auprès de Marx : un commerçant auquel il avait refusé de prêter de l’argent le décrit sous un jour tellement odieux que Marx met fin pour plusieurs années à leur correspondance.

En 1856, il voyage en Orient, s’intéressant aux conflits qui naissent au sein des minorités de l’empire des Habsbourg. La publication de son étude sur Héraclite lui vaut une certaine gloire, mais Marx reste indifférent à cet écrit philosophique. Il lit par contre avec attention Franz von Sickingen, qui fera l’objet de discussions précises avec Engels. Ce drame, qui unit romantisme et politique, évoque l’époque de Luther et de la guerre des paysans. Mais en fait, sa problématique reflète le conflit même qui déchire Lassalle : celui de la fin et des moyens. Parallèlement, il développe ses idées politiques dans le Système des droits acquis (1861) et dans son étude sur Fichte. L’amitié avec Marx semble renaître sans que celui-ci lui fasse véritablement confiance. Ils se retrouvent à Berlin, envisagent la création d’une revue, mais le projet n’aboutit pas car Lassalle ne veut pas entendre parler d’Engels. Loin de se décourager, il  rédige son Programme ouvrier, désapprouvé par Marx, mais qui trouve une large audience parmi le prolétariat allemand. Il se rend même à Londres en 1862 pour tenter de rallier Marx à ses idées, mais ils se brouillent et désormais Lassalle ne répondra plus aux lettres de Marx. De retour à Berlin, il continue son travail d’agitation, est à nouveau arrêté, fonde l’A.D.A.V., premier parti ouvrier allemand. Bismarck finit par s’intéresser à lui, et un échange de vues commence entre les deux hommes, chacun espérant utiliser l’autre à son profit. « Encore une ruse à la Sickingen « , ironise Engels. Accablé de poursuites judiciaires, d’amendes, attaqué de toutes parts, Lassalle connaît une mort tragique et dérisoire: le 30 août 1864, il est tué au cours d’un duel avec le fiancé d’une jeune fille de dix-huit ans dont il s’était éperdument épris.

Toujours vivant

Cette mort achèvera de stupéfier Marx et Engels. Ce dernier ne lui pardonnera pas de s’être battu en duel avec un aventurier « valaque ». Mais les raisons de la brouille étaient plus profondes. Passionné, souvent irréfléchi, Lassalle est très éloigné de la démarche de Marx. Si Lukacs a bien montré toute l’importance du débat esthétique et politique provoqué par son drame sur Sickingen , les divergences politiques étaient plus violentes encore. Les jugements qu’ils portent sur la politique étrangère européenne sont souvent opposés. L’ennemi principal est pour Marx la Russie tsariste, pour Lassalle l’Autriche. Marx prône l’ internationalisme, Lassalle est prêt à encourager tous les mouvements nationaux qui sont susceptibles de mettre en péril l’empire. Il défend même Napoléon III quand celui-ci protège les Italiens contre l’Autriche.

Politique à courte vue, sans doute, mais qui ne cessera de resurgir au sein du mouvement socialiste. Les erreurs « lassalliennes » de la social-démocratie ne manquent pas, et le mouvement ouvrier n’y échappe pas toujours. C’est ce qui confère aux thèses de Lassalle une réelle actualité.

Jean-Michel Palmier.

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