Article publié dans Le Monde des livres -date indéterminée
La Société archaïque, de Lewis.H.Morgan. Editions Anthropos. Traduit de l’américain par H. Janouche, présentation de Raoul Makarius, 653 p., 59 F.
Etrange destin que celui de H. Morgan, l’un des fondateurs de l’anthropologie scientifique, dont l’oeuvre principale, la Société archaïque, parue en Amérique en 1877, dut attendre un siècle pour être traduite en français, et qui fut lui-même enseveli dans un linceul de silence et de mépris dont on l’extrait à grand-peine. Pourtant, Morgan ne fut pas toujours inconnu : il eut même le malheur d’être lu, commenté, admiré par Marx et Engels et d’être, bien malgré lui, assimilé à leur postérité. Dès lors, comment s’étonner que son nom ait été rayé de l’histoire de l’anthropologie et que les universitaires américains n’aient cessé d’assassiner sa mémoire et de dénaturer son oeuvre?
Lorsqu’Engels écrivit l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat , il utilisa grandement les travaux de Morgan. Celui-ci, en effet, avait été le premier à s’attacher aux bases matérielles de l’évolution historique et ses analyses du passage de l’organisation tribale à l’organisation territoriale et politique ne pouvaient que séduire les fondateurs du matérialisme historique. « C’est le grand mérite de Morgan, écrit Engels dans la préface de la première édition de l’Origine de la famille, d’avoir découvert et restitué dans ses traits essentiels le fondement pré-historique de notre histoire écrite. » La Société archaïquelui apportait de nombreux matériaux susceptibles de compléter sa vision de l’histoire. Souvent, Marx et Engels ont repris les thèses de Morgan, sans même critiquer l’idéalisme de ses positions philosophiques, si bien que Morgan a été finalement éclipsé par l’exposé matérialiste. Ainsi devait disparaître une oeuvre, trop admirée, trop marquée par le commentaire marxiste, et qui s’identifie pourtant à la naissance de l’anthropologie moderne.
Parenté et système économique
Morgan a été beaucoup plus qu’un simple pionnier : il a fondé l’ethnologie en tant que science. C’est à partir de l’étude des systèmes primitifs de parenté qu’il a montré que les buts et les méthodes de l’ethnologie devaient radicalement différer des autres branches de la sociologie. IL est impossible d’interpréter des croyances, des coutumes, des comportements primitifs avec des concepts qui ne soient pas spécifiques. Rassemblant toutes les informations qu’il pouvait recueillir sur ces systèmes de parenté, il fut l’un des premiers à en tenter une analyse précise et une classification, étudiant tout d’abord ceux des Indiens iroquois puis étendant ses recherche à l’ensemble du monde.
C’est ainsi qu’il montra que le système de parenté d’une société en définit la structure, que la faiblesse de l’activité économique et l’insuffisance de la division du travail nécessitent l’extrême cohérence des membres du groupe et que cette cohérence est obtenue grâce aux régimes de parenté. Lorsque apparaissent de nouvelles structures économiques, les anciens systèmes de parenté tombent en désuétude et disparaissent, thèse souvent reprise dans l’ouvrage qu’Engels consacra à l’Origine de la famille . Morgan fut aussi l’un des premiers ethnologues à « travailler sur le terrain ». Passionné par les indiens, il étudia ceux de sa contrée natale et approfondit la connaissance que l’on avait de leurs moeurs. Devenu homme de loi, il ne cessa de les défendre contre les spoliations et les meurtres dont ils étaient victimes.
La cible de tous les conservateurs
Sons doute, l’oeuvre de Morgan est-elle inséparable de son temps : la fin du dix neuvième siècle, où surgit une nouvelle conception de l’homme, libéré des forces obscures, divines, transcendantes et dont l’histoire, le progrès continu s’identifient à la somme de ses efforts, de son travail, de sa souffrance. Mais il manquait à toutes ces réflexions une perspective globale du progrès historique capable de rendre compte de l’évolution. Morgan, à plusieurs titres, semble avoir été tenté de proposer cette synthèse et son oeuvre est le plus bel exemple d’évolutionnisme non marxiste.
Son souci de confronter les systèmes de parenté et leurs implications sociales, son refus de la conception traditionnelle de la famille comme entité morale et religieuse, ses comparaisons entre les tribus « sauvages » et les nations « civilisées » témoignent d’une hardiesse étonnante. Sans doute, la Société archaïquedéçoit-elle par des hypothèses rapides et non vérifiées, des raccourcis trop brusques et des obscurités, mais comment ne pas reconnaître le caractère génial, provoquant de l’ouvrage ? Lorsque le darwinisme et la théorie de l’évolution deviendront l’objet d’attaques violentes aux Etats-Unis et en Europe, c’est encore Morgan qui sera la cible de tous les conservateurs. Mort en 1881, cet honnête bourgeois américain avait tout ignoré du marxisme, mais ses détracteurs ne lui pardonneront jamais d’avoir cautionné, par son oeuvre, les thèses d’Engels et de Marx sur l’évolution historique. Attaquer Morgan, ce sera pour beaucoup un moyen d’attaquer le marxisme et ses fondateurs.
Après la révolution d’Octobre, les premières réalisations du communisme, les mesures de libéralisation prises en U.R.S.S. à l’égard du mariage, de la famille, de la morale sexuelle, Morgan sera à nouveau couvert d’injures par tous ceux qui craignaient la généralisation de telles réformes. N’avait-il pas détruit l’assise morale et religieuse de la famille ? Loin de la considérer comme éternelle, il ne voyait en elle qu’un produit historique et économique, et allait même jusqu’à insinuer que les hommes n’avaient pu s’en passer, vivre dans une promiscuité sexuelle totale, ignorant tout de « la morale », et que la monogamie, forme historique comme la famille, pourrait devenir un jour insuffisante ! Ridiculisée, simplifiée à l’outrance, son oeuvre sera rejetée et finira par encombrer les marxistes eux-mêmes – d’autant plus que Marx et Engels n’avaient pas toujours fait preuve d’assez de sens critique à son égard. Sans doute plusieurs de ses analyses sont-elles affaiblies par des incohérences trop nombreuses : comment peut-il accorder une place aussi importante aux structures économiques et conserver une Intelligence suprême qui distribue généreusement les germes d’idées d’où naîtra la civilisation ? mais Morgan dans ses faiblesses mêmes, incarne les contradictions de son temps; et, soumise à une critique idéologique, son oeuvre apparaîtra encore d’une étonnante actualité. Si sa mémoire et sa renommée ont beaucoup souffert de la lecture matérialiste que proposa Engels de son oeuvre, c’est elle pourtant qui nous révèle l’étonnante profondeur de ses interprétations historiques.
Jean-Michel Palmier
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.