Article publié dans les Nouvelles Littéraires du 7 au 14 juin 1979 – N° 2690
Philosophies de l’Université
« L’idéalisme allemand et la question de l’Université. »
de Schelling, Fichte, Schleiermacher, Humboldt, Hegel
Payot 84 p., 90 F
Toute l’histoire de l’Université allemande reste à écrire, tant du point de vue historique qu’idéologique. De Humboldt à Hitler, qu’est-il advenu de cette Université humaniste et libérale, qui devait se transformer en forteresse de l’esprit de caste le plus réactionnaire ? Comment oublier que les autodafés nazis de 1933 trouvèrent leur origine dans l’acte des étudiants d’Iéna qui, en 1817, brûlèrent solennellement des papiers symbolisant des écrits qui refusaient leurs positions nationalistes ? Sans doute connaît-on les légendes de l’Université allemande, sa mythologie, mais rarement les textes qui en éclairent les valeurs et l’histoire.
Des conférences de Nietzsche sur l’Avenir de nos établissements d’enseignement au discours de rectorat d’Heidegger en 1933 sur l’Auto-affirmation de l’Université allemande, en passant par les conférences de Weber sur le Savant et le Politique, on voit s’affronter sans cesse deux conceptions, l’une libérale, l’autre réactionnaire de l’Université. Mais pour saisir l’origine de cette lutte idéologique, il est nécessaire de revenir à sa fondation, à la mission qu’elle a reçue de ceux qui l’ont créée, développée. Aussi faut-il saluer comme un acte particulièrement méritoire la publication, en un volume admirablement présenté, de textes fondamentaux qui permettent de comprendre ce que signifièrent outre-Rhin la fondation de l’Université et sa mission, à l’époque de l’idéalisme allemand. Que des penseurs comme Schelling, Fichte, Schleiermacher, Humboldt et Hegel aient accordé autant d’importance à cette Université n’est pas un hasard. Il faut tenir compte du contexte historique, des guerres napoléoniennes, de l’explosion de nationalisme mystique qui caractérisent l’idéologie étudiante de cette époque. Mais il y a plus à trouver dans ces textes. A côté de l’aspect historique, on assiste à d’étonnantes théorisations qui nous interpellent toujours. A une époque où l’on brade l’Université, où celle-ci doit défendre son droit à l’existence, ou simplement lutter pour ne pas devenir un lieu où l’on dispense une culture démodée, dont on conteste de plus en plus l’utilité, il est urgent, fondamental, de découvrir et de méditer ces textes. Qui, pourrait, qui oserait en écrire aujourd’hui de semblables ?
Jean-Michel PALMIER
Extrait de l’ouvrage « HEGEL » de Jean-Michel Palmier – Classiques du XXème siècle – Editions Universitaires -1968 - Pages 9 à 15
Les années de séminaire
Hegel, Schelling et Hölderlin
A l’automne 1788, Hegel entre comme boursier ducal au séminaire protestant (Stift) de Tubingen.
Il était le fils d’un fonctionnaire des dinances de Stuttgart, où il naquit en 1770. Sa famille appartenant à la bourgeoisie moyenne de la ville, il fit ses études secondaires au Gymnasium. Nous connaissons les figures qui traversèrent son monde, grâce aux « Dokumente », publiés par Hoffmeister, et qui sont les copies de papiers épars, appartenant à cette période, dont Hegel ne se séparera jamais.
Le Stift de Tübingen était un ancien couvent des Augustins et depuis près d’un siècle, il était devenu l’un des plus importants centres culturels du Wurtemberg. Hegel y demeurera jusqu’en 1793. N’ayant aucun talent d’orateur, il renonce à la carrière de pasteur et se destine à l’enseignement. Pauvre comme Kant, Fichte, Schelling et Hölderlin, il doit compléter sa formation, en devenant précepteur dans une famille bourgeoise. Il se rend alors à Berne où il demeurera jusqu’en 1796. Ce fut sans doute, l’une des plus tristes périodes de sa vie.
Les années qu’il passa à Tübingen furent décisives dans la formation de sa pensée et c’est à ce titre qu’elles seront ici interrogées. L’époque où vécut Hegel était riche en mouvements divers, mais la théologie qu’on enseignait au séminaire ne semble pas l’avoir beaucoup intéressé. La doctrine luthérienne était considérablement influencée par la philosophie de Kant et le Piétisme allemand. Le règne de l’Aufklärung l’avait tout aussi profondément marqué. Le cycle des études comprenait deux années de philosophie et trois années de théologie.
Les écrits de Hegel qui s’étendent depuis son arrivée en 1788 au séminaire de Tübingen, jusqu’à son habilitation à Iéna en 1801, s’inscrivent dans cet horizon théologique, et ne sauraient se comprendre authentiquement en dehors de ces années d’étude. Hegel ne se ralliera jamais à l’orthodoxie qu’on lui enseigne, mais l’empreinte de la théologie, de cette inquiétude qui caractérise le jeune séminariste, demeure présente jusqu’au coeur même de la Phénoménologie de l’Esprit, lorsqu’il salue dans la dure parole du choral de Luther : »Dieu est mort », la parole qui pour nous est aussi la plus douce.
L’étude de la théologie enseignée à Tübingen a été réalisée par le Dr. Paul Asveld, dans sa thèse La pensée religieuse du jeune Hegel. Cette étude – la plus profonde qui ait été écrite sur le sujet en langue française – à le mérite de reconstituer presque intégralement l’enseignement théologique que reçut le jeune Hegel. Il s’agit d’une théologie fortement rationnalisée, d’où est exclu tout tragique. Le plus grand représentant de cette tendance fut sans aucun doute Storr.
Tübingen ne fut pas seulement pour Hegel la rencontre avec la théologie. C’est au cours de ces années d’étude qu’il devient l’ami de Schelling et de Hölderlin. L’amitié qui les unit tout au long de leurs années d’étude, au séminaire, tandis qu’ils partagent la même chambre, sera décisive pour Hegel et la formation de sa pensée. Un même idéal a réuni les trois amis. Ils ont brûlé d’une même passion pour la Révolution française, dont on ne soulignera jamais assez l’importance, si l’on veut comprendre le sens des premiers écrits de Hegel, contemporains des grands Hymnes révolutionnaires de Hölderlin. Une même nostalgie devant la misère allemande les a tournés vers le ciel resplendissant de la Grèce antique. Ils participent aux cercles révolutionnaires qui se forment parmi les étudiants, commentent les événements et considèrent avec désespoir l’apathie de l’Allemagne. Il est presqu’impossible de démêler les influences réciproques qui caractérisent leurs premiers écrits. Le Systemfragment, l’un des premiers textes de Hegel, fut pendant longtemps attribué à Schelling. Les Hymnes révolutionnaires de Hölderlin parlent la même langue que celle de ses écrits de Francfort. Ce qui est au centre de leurs préocccupations, c’est cette unité fantastique de la Grèce antique et de la Révolution française, qu’ils s’efforceront de penser. Le roman de Hölderlin, Hypérion ou l’Hermite en Grèce, demeure le plus émouvant témoignage de cette nostalgie.
Des trois amis, Schelling est sans doute le plus brillant. Pendant longtemps, Hegel semble avoir subi son influence et défendra passionnément ses thèses. A cette époque Hegel approfondit la pensée de Kant et celle de Fichte. il ne cesse pour autant de s’interroger sur le destin du Christianisme et le rappport de la religion à la vie d’un peuple. Schelling, peu de temps après avoir quitté le séminaire, publie une série d’écrits qui lui assurent rapidement une large audience. Schelling n’avait guère plus de vingt ans, lorsqu’il publia de 1795 à 1796 dans le Philosophisches Journal einer Gesselschaft Deutscher Gelehrten d’Iéna, ses lettres sur le Dogmatisme et le Criticisme. Cette première oeuvre importante de Schelling faisait suite à plusieurs traités : De la possibilité d’une forme de la philosophie en général (1796), Du Moi comme principe de la philosophie (1795), et la Nouvelle déduction du droit naturel (1795).
Hegel fut-il le disciple de Schelling ? Il est difficile de répondre à cette question, qui a fait déjà l’objet de nombreuses controverses. Ce qui est certain, c’est que Hegel use du vocabulaire de Schelling, même s’il lui donne peu à peu un sens différent. Pour une discussion approfondie de cette question, le lecteur se rapportera à l’étude magistrale de Dilthey : Die Jugendgeschichte Hegels et au travail de Th. Haering, Hegel, sein Wollen und sein Werk.
Hegel et Schelling se rencontreront encore à Iéna, où ils semblent à nouveau réunis. De 1801 à 1807, Hegel défend les thèses de Schelling. Néanmoins, Hegel à cette époque a déjà conquis son originalité. La rupture définitive surviendra entre les deux amis en 1807, date à laquelle Hegel publie la Phénoménologie de l’Esprit, qui dénonce l’Absolu de Schelling comme « la nuit où toutes les vaches sont noires ».
Le rapport de Hegel à Hölderlin est moins connu. L’étude fondamentale qui en a été faite demeure celle de J. Hoffmeister, publiée à Tübingen en 1931, intitulée Hegel et Hölderlin. Il est certain que Hegel a aussi profondémént été influencé par Hölderlin, mais l’étendue de cette influence demeure beaucoup plus obscure. Tous deux sont fascinés par la Grèce antique et cherchent à transformer l’Allemagne à la lumière des événements qui se déroulent en France. Les Hymnes révolutionnaires que Hölderlin écrivit à Tübingen témoignent de cette ferveur commune. Plus importante sans doute est cette idée de « réconciliation » et de « vie », que l’on retrouve dans leurs écrits. Ils projetèrent même d’écrire un livre ensemble. Dans une lettre à Hegel, Hölderlin écrit le 10 juillet 1794 : » Je suis certain que tu as parfois pensé à moi, qui depuis que nous nous sommes quittés sur ce mot de ralliement ROYAUME DE DIEU.A ce mot de ralliement, nous nous reconnaîtrons, je crois, après n’importe quelle métamorphose. » Il est peu probable, que le vieil Hegel se serait reconnu dans ce mot qui scella son amitié avec Hölderlin. Néanmoins, certains concepts de la période du système ne sont pas sans rappeler les premières poésies de Hölderlin: l’idée de réconciliation demeure essentielle à qui veut comprendre le penseur de Berlin, et la vie que célébra Hölderlin n’a jamais, quoi qu’on dise, été exclue du système. Elle demeure toujours présente, fragile et périsssable, derrière la dureté des concepts.
Hegel, Schelling et Hölderlin vécurent pendant plusieurs années dans la même détresse et le même enthousiasme, partageant une pauvre chambre du Stift. Un même idéal les a réunis, qui ne s’effondrera jamais, malgré leur séparation. Hegel doit bientôt partir pour Berne, où il restera pendant plusieurs années, précepteur dans une riche famille. Hölderlin, comme Hegel, refuse de prendre place dans l’Eglise protestante, malgré les injonctions de sa mère qui le harcèle, et devient à son tour précepteur chez les von Kalb à Wallenhausen. Après un tragique amour, des projets de revues divers et quelques poésies que publie Schiller, Hölderlin, toujours aussi pauvre et malheureux, s’enfoncera lentement dans la folie, qui le transformera en mort-vivant, abandonné aux soins d’un menuisier, dans une tour au-dessus du Neckar, tout près du Stift où il rencontra Hegel.
Seul Schelling semble promu à un avenir rapide et brillant. Son amitié pour Hegel semblera renaître à Iéna, lorsque tous deux se retrouveront avant de se perdre à jamais. Six mois après son arrivée, Hegel publie la Différence des systèmes de Fichte et de Schelling, dans laquelle il prend vigoureusement parti pour son ami, en refusant de confondre le système de l’Idéalisme transcendental de Schelling avec celui de Fichte, confrontant sa philosophie avec celles de Fichte, Kant, Jacobi et même Schleiermacher. La préface de la Phénoménologie marquera la rupture définitive.
Tandis que la renommée de Hegel va grandir, Schelling tombera lentement dans l’oubli. Après la mort de Hegel et le discrédit dans lequel furent tenu ses écrits, Schelling, l’adversaire sans cesse bafoué, sera appelé à Berlin pour combattre l’ombre du vieux Hegel. Mais c’est en vain : lorqu’il mourra à son tour, un critique malveillant saluera sa mort, par ces mots laconiques : « Il s’est survécu. »
Jean-Michel Palmier.
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