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Archive pour octobre 2009

L’art et le prolétariat

Dimanche 25 octobre 2009

Article paru dans le Monde des Livres le 8 avril 1977

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La Science, l’Art et la Classe ouvrière d’Alexandre Bogdanov. traduit du russe par Blanche Grinbaum. Présentation d’Henry Deluy et de Dominique Lecourt. Maspero. Collection « Théorie » 292 p., 40 F.

Peut-il exister une culture « prolétarienne » ? Inédits en français, des textes de Bogdanov, théoricien critiqué par Lénine, éclairent d’un jour nouveau ce débat  historique.

Alexandre Bogdanov, pseudonyme (parmi d’autres) d’A. Malinovski, fût sans doute l’un des adversaires les plus constants et les plus intéressants de Lénine, dans les années d’émigration comme dans celles qui suivirent la révolution d’Octobre. Les critiques de Lénine, qui réfuta ses thèses philosophiques, puis sa théorie de la « culture prolétarienne » l’ont immortalisé, pour le meilleur et pour le pire. L’oeuvre de Bogdanov est extrêmement variée : traités économiques et philosophiques, essais sur l’esthétique et la politique, mais aussi romans utopistes. Cet ouvrage, la Science, l’Art et la Classe ouvrière, nous permet de juger plus sérieusement certaines de ses thèses fondamentales et de mesurer à quel point elles demeurent encore vivantes aujourd’hui.

Très influencé par les thèses de Mach, Bogdanov voulu unir au marxisme une théorie de la connaissance néo-kantienne, refusant la distinction entre la matière et l’esprit, afin de « rajeunir » la philosophie marxiste. Lénine, qui voyait dans cette tentative un abandon du matérialisme dialectique, répondit à ses Essais de philosophie marxiste par son fracassant Matérialisme et Empiriocriticisme.

Plus de poètes que de militants

On aurait pu croire qu’après une si violente réfutation les thèses de Bogdanov auraient disparu de l’horizon du marxisme. Pourtant, elles s’avèrent extraordinairement vivaces. Et leur auteur se trouve au centre de nombreuses polémiques auxquelles participèrent plus ou moins directement Gorki et Lounatcharski. Dominique Lecourt souligne à juste titre que, par la suite, de nombreux liens unissent les idées exposées par Bogdanov dans la Science et le classe ouvrièreaux discussions sur l’esprit de parti, le caractère idéologique de la science bourgeoise, la justification des oeuvres de Lyssenko lors des campagnes lancées par Jdanov, à l’époque de Staline.

Toutefois, c’est sur le plan esthétique que les thèses de Bogdanov connurent la destinée la plus étrange. Il voyait dans la sphère culturelle un moyen de développer l’activité révolutionnaire. face à cette « culture prolétarienne » – qu’il jugeait « une création artificielle et arbitraire », – Lénine a toujours manifesté la plus grande méfiance. Pourtant, le Proletkult devint au lendemain de la révolution une organisation de masse dont le nombre d’adhérents était supérieur à celui du parti bolchevik lui-même. Dans les usines, dans les campagnes, le Proletkult, mettant en pratique les analyses de Bogdanov, allait créer des studios de cinéma, de théâtre, de peinture, apprendre aux ouvriers à écrire des poèmes, à jouer des pièces, etc. Sans doute les formalistes et les futuristes stigmatisaient ces créations en montrant qu’elles consistaient à écrire sur Lénine et la révolution dans les vieilles formes classiques, au lieu de les briser. Et le parti bolchevic mettait en doute la valeur des pièces « prolétariennes » qui ennuyaient les ouvriers eux-mêmes. Il reste que cette activité du Proletkult fut pour des centaines de milliers d’ouvriers leur premier contact avec la littérature, le théâtre, le cinéma et aussi la culture elle-même. Réédités en Union soviétique dans les années 60, ces recueils de « poèmes prolétariens » ne cessent d’étonner.

Agit-prop

Le Proletkult, condamné en U.R.S.S. dès les années 20 pour ses prétentions à l’indépendance, a connu une destinée étonnante en Allemagne avec les troupes de l’Agit-prop, en France à travers les essais de Marcel Martinet, auteur d’un livre sur la Culture prolétarienne (1), de poèmes et de romans tels les Temps maudits (2) qui jouèrent un grand rôle autour de la première guerre mondiale.

Les thèses de Bogdanov continuent à vivre çà et là, ressurgissant à travers le révolution culturelle chinoise, le langage des affiches, des slogans, des manifestations, des formes d’expression populaires. Elles sont inséparables des vieux rêves d’union de l’art et du prolétariat, de l’art et de la propagande, de l’autonomie culturelle par rapport à la bourgeoisie. En les redécouvrant, on comprend mieux certains phénomènes de la révolution d’Octobre et de l’art des années 20. Elles témoignent des contradictions idéologiques de l’intelligentsia de l’époque révolutionnaire, de ses espoirs et de ses luttes.

Jean-Michel Palmier.

(1) Maspero, 1976
(2)  » 10-18 « .

Jean-Michel PALMIER, Lénine, l’art et la révolution. Essai sur la formation de l’esthétique soviétique , Paris, Payot, 2006, 560 p., 30 euros. décembre 2006*

Les éditions Payot rééditent cet ouvrage de Jean-Michel Palmier (1944-1998) initialement paru en 1975. Autour de la figure de Lénine, l’auteur discute la genèse de l’esthétique soviétique, élargissant ensuite à la faveur d’Octobre 17 son champ d’investigation. L’érudition du propos porte la marque des débats des décennies 1960-1975 consacrés à l’esthétique révolutionnaire. Ce livre ne devait être que le premier opus d’un travail de plus longue haleine, il est le seul publié… Il accompagnait alors la publication d’une anthologie – choisie et commentée par Jean-Michel Palmier – des textes de Lénine sur l’art et la littérature chez 10/18 (1).

Consacrée aux questions littéraires dans la préparation de la révolution d’octobre, la première partie décrite la manière dont Lénine s’inscrit dans les débats de la social-démocratie russe. Pour Jean-Michel Palmier, la littérature constitue l’un des matériaux de la réflexion léniniste dès sa lutte contre le populisme. Il puise dans la littérature russe des types qu’il utilise ensuite dans les polémiques politiques (ainsi des personnages principaux des Ames mortes de Gogol). Cet usage de la littérature répond à la situation de celle-ci dans l’horizon de la révolution (1905) : pour Lénine, la littérature est toute entière traversé par l’idéologie puisqu’elle constitue face à la répression tsariste et devant la population russe l’expression même du politique et des contradictions sociales. Dans cette configuration, la lutte de Lénine contre le symbolisme, l’idéalisme (Berdaïev), comme son jugement mesuré de Léon Tolstoï (2), qu’il distingue du tolstoïsme, apparaissent comme des épisodes et des textes pleinement politiques. En quelques pages, Jean-Michel Palmier cerne ainsi la manière dont Lénine use du roman de Tchernychevski – Que faire ? – au retentissement générationnel considérable, pour rédiger son ouvrage éponyme où il condamne l’opportunisme et l’économisme d’une part des socialistes russes. La démonstration, convaincante, de la place tenue par la littérature dans la formation de l’esthétique léniniste s’efforce également de dégager la pensée de Lénine des interprétations postérieures, stalinienne et jdanovienne notamment ( l’organisation du parti et la littérature de parti , 1905) ; littérature et littérature de propagande sont ainsi disjointes. De nombreux portraits et descriptions du milieu littéraire et politique de la gauche russe émaillent l’analyse. Ils précisent l’amitié que Lénine voue à Gorki (en qui il reconnaît l’écrivain du prolétariat, répondant aux attentes de l’époque), à Lounatcharsky, comme les débats qui l’opposent à Plekhanov, puis à Bogdanov sur l’otzovisme et son lien au mysticisme à propos des écoles du parti (3). Dans la continuité de cette lutte, Lénine réfute dès 1909 la possibilité d’une culture et d’une science prolétarienne, défendue par Bogdanov.

La seconde partie s’avère plus ample, ouverte par les conséquences d’Octobre. Les écrits de Lénine s’effacent comme guide devant les témoignages de John Reed, Ehrenbourg, Goriely, Trotski (Littérature et révolution), Palmier discutant souvent les jugements de ce dernier. Une typologie ouvre la description des effets d’Octobre sur les écrivains et poètes russes : l’exil contre-révolutionnaire (Bounine), le silence, le ralliement timide (Gorki), l’assomption d’un poète (Essénine), la consécration (Maïakovski)… Dans cette fresque, Jean-Michel Palmier nuance des lectures trop souvent réduites à l’opposition Rouges/Blancs et souligne que les options esthétiques d’avant Octobre17 ne pèsent pas dans le ralliement ou le rejet de la révolution. En conclusion de ce chapitre, les goûts de Lénine – et de Trotski – pour un art réaliste, monumental, proche du futur réalisme socialiste sont soulignés ; de même Jean-Michel Palmier relève-t-il la liberté et l’autonomie des artistes face au pouvoir. Un trop court chapitre suit, consacré à Moscou et Léningrad dans la révolution. Empruntant à Brecht, Jean-Michel Palmier évoque une littérarisation de la rue par les spectacles, les affiches, les poèmes hurleurs… Quelques pages sur l’organisation du Commissariat à l’éducation et aux Beaux-Arts (le Narkompros) terminent ce qui devait être le premier opus d’un triptyque. Le rôle moteur de Lounatcharsky au Narkompros, l’opposition du Proletkul’t de Bogdanov, c’est-à-dire la réémergence de la notion de culture prolétarienne sont évoqués. L’ouvrage s’achève au seuil des années 20, au soir de la guerre civile (4).

L’Allemagne devient ensuite le terrain de recherche de Jean Michel Palmier ( L’expressionnisme comme révolte , Payot, 1980 , Weimar en exil , Payot, 1990 ), laissant là un projet – décrit dès l’introduction – jamais repris depuis, hélas.

Vincent Chambarlhac.

(1) Lénine, Sur l’art et la littérature, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1976 (3 tomes). L’itinéraire militant de Jean-Michel Palmier semble croiser, au début des années 1970, le groupe Vive la révolution (VLR). Sa plume, du point de vue de l’esthétique révolutionnaire, semble résolument léniniste.

(2) Jugement plus mesuré que ceux de Plekhanov et Trotski qui partagent une égale vision de Tolstoï représentant d’un monde disparu quand Lénine y décèle lui l’écho des contradictions de la société rurale russe de la seconde moitié du XIX e siècle.

(3) Néologisme formé à partir du russe otzov qui désigne les socialistes favorables au rappel (démission) de leurs députés à la Douma pour protester contre le raidissement du régime en 1909. Ce mouvement rejoint celui des constructeurs de Dieu animé par Bogdanov. Lénine est hostile à ce mouvement, considérant la Douma comme une tribune à partir de laquelle s’adresser aux ouvriers.

(4) Sur ces questions, on consultera les contributions érudites (Jutta Scherrer et Giannarita Mele particulièrement) réunies sous la direction de Marc Ferro et Sheila Fitzpatrick, Culture et révolution, Paris, Editions de l’EHESS, 1989, 184 p.

Kostas Axelos, penseur du « Jeu du monde »

Dimanche 11 octobre 2009

Article publié dans le Monde des Livres le 22 avril 1977.

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Sans tapage, Kostas Axelos poursuit depuis vingt ans un chemin solitaire et rare. Un « nouveau philosophe ? » Certes non : il veut penser après la mort » de la philosophie, et sait que les nouveautés d’aujourd’hui sont des évidences d’hier. Au large de l’époque, sa route mène loin. Obstiné et tenace, livre après livre, il ouvre une brèche au lieu de clore un système. En publiant Contribution à la logique, Axelos complète la seconde des trois trilogies de son oeuvre. Demain, quand beaucoup seront oubliées, il se peut que cette voix exigeante se révèle primordiale.

 Un itinéraire singulier

L’originalité de la pensée de Kostas Axelos c’est qu’elle traverse les champs les  plus divers, les philosophies les plus opposées, pour les unir en une totalité souvent contradictoire et brisée. Marx et Heidegger, Freud et Héraclite, les poètes et les théoriciens politiques y voisinent dans la même distance et la même proximité insolite.

Né à Athènes en 1924, il poursuit d’abord des études juridiques et économiques, puis s’oriente vers l’activité politique et prend part à la résistance contre l’occupation allemande et italienne en tant que militant du parti communiste. Exclu, condamné à mort par un gouvernement de droite, il émigre à Paris, où il poursuit ses études de philosophie à la Sorbonne à partir de 1945. Il devint plus tard rédacteur en chef de la revue Arguments(1957-1962), qui réunit un certain nombre d’intellectuels qui tentent un rapprochement du marxisme et des sciences humaines. Autour de cette revue résolument antidogmatique, ouverte sur les disciplines les plus diverses, se rencontreront Jean Duvignaud, Lucien Goldmann, Pierre Fougeyrollas, Edgard Morin, François Châtelet, Josef Gabel, Henri Lefebvre. Arguments fera connaître les oeuvres de Georg Lukacs, Karl Korsch et Herbert Marcuse.

En 1959, Kostas Axelos soutient ses thèses en philosophie : Marx, penseur de la technique, et Héraclite et la philosophie. Avec Vers la pensée planétaire (1964), ces deux livres constituent sa première trilogie, intitulée le Déploiement de l’errance. Par la suite, il en inaugure une seconde, le déploiement du jeu, avec Contribution à la logique (1977), le Jeu du monde ( 1969) et Pour une éthique problématique (1972). La troisième trilogie, encore inachevée, comprend déjà Arguments d’une recherche ( 1969), Horizons du Monde (1974). Problèmes de l’enjeu (en préparation) achèvera le Déploiement d’une enquête. Périodiquement, ce penseur insolite enseigne la philosophie à l’Université.

La démarche d’Axelos refuse toute compromission avec les modes, les courants, les écoles. On ne peut donc s’étonner qu’elle ait déchaîné des réactions violentes et contradictoires. Axelos érige en problème philosophique la modernité, ses illusions, ses déceptions et ses mythes et tente de jeter sur elle un regard lucide, par-delà tout pessimisme et toute utopie. Hostile aux systèmes, il se veut volontiers iconoclaste. Son oeuvre, aussi inquiétante que le palais-labyrinthe du roi Minos, est à l’image de son itinéraire philosophique et politique et défie toute détermination dans laquelle on voudrait l’enfermer.

Marxiste, il refuse de voir dans le marxisme un simple système économique et politique, pour y déceler une mise en question radicale de la modernité. Fasciné par la pensée poétique des pré-socratiques, il unit Héraclite à Freud lorsqu’il s’agit de penser le jeu universel dans lequel se trouvent pris le monde et l’existence. Heideggerien, il tente de faire se rencontrer le marxisme et la métaphysique, pour mieux les briser.

Le monde moderne, la philosophie, l’art et la culture : Kostas Axelos y voit principalement de magnifiques champs de ruines, parmi lesquels il aime à se promener avec ce mélange de joie, de tristesse et de lucidité qui caractérise, pour Nietzsche, ceux qui aiment vivre dans la neige « à la recherche du problématique de l’existence « . Ce qu’il nous enjoint de penser, c’est le désert lui-même, le vide qui pour lui caractérise notre époque. Pourtant, il n’y a là aucun pessimisme. Axelos se veut l’homme de la grande solitude et de la grande liberté. Hegel a proclamé la mort de l’art, Nietzsche, la mort de Dieu, Marx, la fin de l’histoire, Heidegger, la fin de la métaphysique : Axelos s’efforce de prendre en considération cet achèvement. Le jeu, l’errance, l’ironie et la mort sont au coeur de tous ses écrits. Jouer avec lui, c’est découvrir souvent que c’est la mort – comme dans les films de Bergman – qui est le partenaire.

A ceux qui l’interrogent sur le lieu d’où il parle, Axelos pourrait répondre par le Soliloque du dernier des philosophes de Nietzsche : « Je m’appelle le dernier philosophe parce que je suis le dernier homme. »

Jean-Michel Palmier.

L’homme d’ »Arguments »

Titre d’une revue devenue « historique » Arguments (dont Christian Bourgois réédite en 10-18 des choix d’articles) , est aussi celui d’une collection, dirigée depuis 1960 par Kostas Axelos aux Editions de Minuit.
Les soixante-dix volumes parus, de l’histoire du marxisme à la linguistique (Hjemslev, Jakobson, Jespersen…) de la psychanalyse à la philosophie (Hegel, Beaufret, Fink, Châtelet, Deleuze…) dessinent, dans leur diversité, les parti pris et les curiosités multiples de l’homme qui en est responsable. Blanchot et Bataille voisinent avec Flavius Josèphe, et les ouvrages de Marcuse font bon ménage avec Novalis.
Tous ces textes n’ont en commun qu’une qualité extrême, une couverture jaune, et le soutien fervent d’Axelos.

Roger-Pol Droit

Marx et Lassalle, une amitié sans la confiance

Dimanche 11 octobre 2009

Article publié dans le Monde des Livres, le 22 juillet 1977
Correspondance Marx-Lassalle. 1848-1864, présentée, traduite et annotée par Sonia Dayan-Herzbrun. P.U.F., 464 p., 130 F.

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Au delà de leurs lettres, la découverte de débats toujours actuels et bien curieux personnages.

Ferdinand Lassalle n’est guère tenu en haute estime par l’orthodoxie marxiste. En se fondant sur les remarques du Programme de Gotha et sur les polémiques avec Marx et Engels, on l’accuse d’avoir retardé la diffusion du marxisme dans la social-démocratie allemande, d’avoir proposé au mouvement ouvrier une sorte de « socialisme prussien » et tendu la main à Bismarck. Pourtant son histoire est plus complexe et mérite qu’on s’y arrête. Le volume de lettres que publie et présente Sonia Dayan-Herzbrun ne prétend pas réhabiliter Lassalle ni masquer ses erreurs politiques.

Mais, par un éclairage nuancé, il permet de mieux comprendre une figure centrale de l’histoire du socialisme européen, et aussi la logique de certaines erreurs d’appréciation de Lassalle qui n’ont cessé de constituer autant de tentations ultérieures de la social-démocratie.

Par ailleurs, il faut l’avouer, ce Lassalle dont Engels dénonce le mélange « de judaïsme et de chevalerie« , agitateur politique, théoricien révolutionnaire et parfois stendhalien, a quelque chose de fascinant.

Né à Breslau, en Silésie, le 11 avril 1825, Lassalle semble avoir trouvé sa véritable vocation dans une carrière universitaire à laquelle il ne pourra jamais accéder, par suite de l’antisémitisme. Très tôt, il se tourne vers la Révolution française, parce qu’elle a formellement libéré les juifs. Tout en poursuivant des études commerciales, il décide de prêcher la liberté, se lance dans l’agitation, participe aux cercles d’intellectuels et d’étudiants hégéliens alors nombreux en Allemagne, qui s’initiaient à la pensée des socialistes français. A l’Université de Berlin, il étudie Fichte et Hegel, prépare un ouvrage sur Héraclite. Pour rédiger cette étude, il se rend à Paris, se lie avec Heine et les exilés allemands.

C’est aussi à cette époque que commence son aventure rocambolesque avec Sophie von Hatzfeld. De vingt ans sa cadette, cette jeune aristocrate, maltraitée par son mari, qui lui vole jusqu’à ses revenus personnels, va trouver dans Lassalle un défenseur passionné. Pour libérer Sophie et obtenir son divorce, tous les moyens lui semblent justifiés : intercepter la correspondance du mari, l’espionner, lancer contre lui une campagne de presse et, enfin, faire dérober à la maîtresse du comte une cassette. Ce vol entraînera l’arrestation de Lassalle et un certain malaise parmi ses amis politiques, qui lui reprochent d’avoir identifié la cause de la révolution à celle d’une femme. Avocat de sa protégée, Lassalle la soutiendra jusqu’à sa libération finale. Il  vivra ensuite avec elle jusqu’à sa mort une liaison étrange faite de tendresse et d’affection.

La prison lui a évité de prendre part aux événements de 1848. Tandis que Marx et Engels fondent la Nouvelle Gazette rhénane, il prononce son premier discours politique pour la libération du poète ami de Marx, Freiligrath. Avec Marx se noue alors cette amitié passionnée, conflictuelle, riche en ruptures qui durera jusqu’à la mort de Lassalle, en dépit de l’hostilité qu’Engels ne cessa de lui manifester.

La révolution est écrasée à Vienne, mais Lassalle prêche l’insurrection aux ouvriers allemands. Quand il est arrêté, Marx prend sa défense, et c’est ainsi que commence leur correspondance. Libéré, Lassalle se retrouve seul : Marx, Engels, Wolff, Freiligrath ont émigré. Ironiquement il se nomme « le derniers des Mohicans ». En dépit de la demande de Marx, la ligue des communistes refuse de l’admettre dans ses rangs : ils ne lui ont pas pardonné l’histoire de la cassette et son étrange cohabitation avec la comtesse. Interdit de séjour à Berlin, Lassalle milite parmi les ouvriers de Rhénanie, organise leur formation théorique, discute avec Marx de la possibilité d’une révolution en Allemagne. Leur amitié allait toutefois se ternir à la suite d’une dénonciation dont Lassalle fait l’objet auprès de Marx : un commerçant auquel il avait refusé de prêter de l’argent le décrit sous un jour tellement odieux que Marx met fin pour plusieurs années à leur correspondance.

En 1856, il voyage en Orient, s’intéressant aux conflits qui naissent au sein des minorités de l’empire des Habsbourg. La publication de son étude sur Héraclite lui vaut une certaine gloire, mais Marx reste indifférent à cet écrit philosophique. Il lit par contre avec attention Franz von Sickingen, qui fera l’objet de discussions précises avec Engels. Ce drame, qui unit romantisme et politique, évoque l’époque de Luther et de la guerre des paysans. Mais en fait, sa problématique reflète le conflit même qui déchire Lassalle : celui de la fin et des moyens. Parallèlement, il développe ses idées politiques dans le Système des droits acquis (1861) et dans son étude sur Fichte. L’amitié avec Marx semble renaître sans que celui-ci lui fasse véritablement confiance. Ils se retrouvent à Berlin, envisagent la création d’une revue, mais le projet n’aboutit pas car Lassalle ne veut pas entendre parler d’Engels. Loin de se décourager, il  rédige son Programme ouvrier, désapprouvé par Marx, mais qui trouve une large audience parmi le prolétariat allemand. Il se rend même à Londres en 1862 pour tenter de rallier Marx à ses idées, mais ils se brouillent et désormais Lassalle ne répondra plus aux lettres de Marx. De retour à Berlin, il continue son travail d’agitation, est à nouveau arrêté, fonde l’A.D.A.V., premier parti ouvrier allemand. Bismarck finit par s’intéresser à lui, et un échange de vues commence entre les deux hommes, chacun espérant utiliser l’autre à son profit. « Encore une ruse à la Sickingen « , ironise Engels. Accablé de poursuites judiciaires, d’amendes, attaqué de toutes parts, Lassalle connaît une mort tragique et dérisoire: le 30 août 1864, il est tué au cours d’un duel avec le fiancé d’une jeune fille de dix-huit ans dont il s’était éperdument épris.

Toujours vivant

Cette mort achèvera de stupéfier Marx et Engels. Ce dernier ne lui pardonnera pas de s’être battu en duel avec un aventurier « valaque ». Mais les raisons de la brouille étaient plus profondes. Passionné, souvent irréfléchi, Lassalle est très éloigné de la démarche de Marx. Si Lukacs a bien montré toute l’importance du débat esthétique et politique provoqué par son drame sur Sickingen , les divergences politiques étaient plus violentes encore. Les jugements qu’ils portent sur la politique étrangère européenne sont souvent opposés. L’ennemi principal est pour Marx la Russie tsariste, pour Lassalle l’Autriche. Marx prône l’ internationalisme, Lassalle est prêt à encourager tous les mouvements nationaux qui sont susceptibles de mettre en péril l’empire. Il défend même Napoléon III quand celui-ci protège les Italiens contre l’Autriche.

Politique à courte vue, sans doute, mais qui ne cessera de resurgir au sein du mouvement socialiste. Les erreurs « lassalliennes » de la social-démocratie ne manquent pas, et le mouvement ouvrier n’y échappe pas toujours. C’est ce qui confère aux thèses de Lassalle une réelle actualité.

Jean-Michel Palmier.

Aux origines de l’anthropologie moderne : un marxiste malgré lui

Samedi 10 octobre 2009

Article publié dans Le Monde des livres -date indéterminée

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La Société archaïque, de Lewis.H.Morgan. Editions Anthropos. Traduit de l’américain par H. Janouche, présentation de Raoul Makarius, 653 p., 59 F.

Etrange destin que celui de H. Morgan, l’un des fondateurs de l’anthropologie scientifique, dont l’oeuvre principale, la Société archaïque, parue en Amérique en 1877, dut attendre un siècle pour être traduite en français, et qui fut lui-même enseveli dans un linceul de silence et de mépris dont on l’extrait à grand-peine. Pourtant, Morgan ne fut pas toujours inconnu : il eut même le malheur d’être lu, commenté, admiré par Marx et Engels et d’être, bien malgré lui, assimilé à leur postérité. Dès lors, comment s’étonner que son nom ait été rayé de l’histoire de l’anthropologie et que les universitaires américains n’aient cessé d’assassiner sa mémoire et de dénaturer son oeuvre?

Lorsqu’Engels écrivit l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat , il utilisa grandement les travaux de Morgan. Celui-ci, en effet, avait été le premier à s’attacher aux bases matérielles de l’évolution historique et ses analyses du passage de l’organisation tribale à l’organisation territoriale et politique ne pouvaient que séduire les fondateurs du matérialisme historique. « C’est le grand mérite de Morgan, écrit Engels dans la préface de la première édition de l’Origine de la famille, d’avoir découvert et restitué dans ses traits essentiels le fondement pré-historique de notre histoire écrite. » La Société archaïquelui apportait de nombreux matériaux susceptibles de compléter sa vision de l’histoire. Souvent, Marx et Engels ont repris les thèses de Morgan, sans même critiquer l’idéalisme de ses positions philosophiques, si bien que Morgan a été finalement éclipsé par l’exposé matérialiste. Ainsi devait disparaître une oeuvre, trop admirée, trop marquée par le commentaire marxiste, et qui s’identifie pourtant à la naissance de l’anthropologie moderne.

Parenté et système économique

Morgan a été beaucoup plus qu’un simple pionnier : il a fondé l’ethnologie en tant que science. C’est à partir de l’étude des systèmes primitifs de parenté qu’il a montré que les buts et les méthodes de l’ethnologie devaient radicalement différer des autres branches de la sociologie. IL est impossible d’interpréter des croyances, des coutumes, des comportements primitifs avec des concepts qui ne soient pas spécifiques. Rassemblant toutes les informations qu’il pouvait recueillir sur ces systèmes de parenté, il fut l’un des premiers à en tenter une analyse précise et une classification, étudiant tout d’abord ceux des Indiens iroquois puis étendant ses recherche à l’ensemble du monde.

C’est ainsi qu’il montra que le système de parenté d’une société en définit la structure, que la faiblesse de l’activité économique et l’insuffisance de la division du travail nécessitent l’extrême cohérence des membres du groupe et que cette cohérence est obtenue grâce aux régimes de parenté. Lorsque apparaissent de nouvelles structures économiques, les anciens systèmes de parenté tombent en désuétude et disparaissent, thèse souvent reprise dans l’ouvrage qu’Engels consacra à l’Origine de la famille . Morgan fut aussi l’un des premiers ethnologues à « travailler sur le terrain ». Passionné par les indiens, il étudia ceux de sa contrée natale et approfondit la connaissance que l’on avait de leurs moeurs. Devenu homme de loi, il ne cessa de les défendre contre les spoliations et les meurtres dont ils étaient victimes.

La cible de tous les conservateurs

Sons doute, l’oeuvre de Morgan est-elle inséparable de son temps : la fin du dix neuvième siècle, où surgit une nouvelle conception de l’homme, libéré des forces obscures, divines, transcendantes et dont l’histoire, le progrès continu s’identifient à la somme de ses efforts, de son travail, de sa souffrance. Mais il manquait à toutes ces réflexions une perspective globale du progrès historique capable de rendre compte de l’évolution. Morgan, à plusieurs titres, semble avoir été tenté de proposer cette synthèse et son oeuvre est le plus bel exemple d’évolutionnisme non marxiste.

Son souci de confronter les systèmes de parenté et leurs implications sociales, son refus de la conception traditionnelle de la famille comme entité morale et religieuse, ses comparaisons entre les tribus « sauvages » et les nations « civilisées » témoignent d’une hardiesse étonnante. Sans doute, la Société archaïquedéçoit-elle par des hypothèses rapides et non vérifiées, des raccourcis trop brusques et des obscurités, mais comment ne pas reconnaître le caractère génial, provoquant de l’ouvrage ? Lorsque le darwinisme et la théorie de l’évolution deviendront l’objet d’attaques violentes aux Etats-Unis et en Europe, c’est encore Morgan qui sera la cible de tous les conservateurs. Mort en 1881, cet honnête bourgeois américain avait tout ignoré du marxisme, mais ses détracteurs ne lui pardonneront jamais d’avoir cautionné, par son oeuvre, les thèses d’Engels et de Marx sur l’évolution historique. Attaquer Morgan, ce sera pour beaucoup un moyen d’attaquer le marxisme et ses fondateurs.

Après la révolution d’Octobre, les premières réalisations du communisme, les mesures de libéralisation prises en U.R.S.S. à l’égard du mariage, de la famille, de la morale sexuelle, Morgan sera à nouveau couvert d’injures par tous ceux qui craignaient la généralisation de telles réformes. N’avait-il pas détruit l’assise morale et religieuse de la famille ? Loin de la considérer comme éternelle, il ne voyait en elle qu’un produit historique et économique, et allait même jusqu’à insinuer que les hommes n’avaient pu s’en passer, vivre dans une promiscuité sexuelle totale, ignorant tout de « la morale », et que la monogamie, forme historique comme la famille, pourrait devenir un jour insuffisante ! Ridiculisée, simplifiée à l’outrance, son oeuvre sera rejetée et finira par encombrer les marxistes eux-mêmes – d’autant plus que Marx et Engels n’avaient pas toujours fait preuve d’assez de sens critique à son égard. Sans doute plusieurs de ses analyses sont-elles affaiblies par des incohérences trop nombreuses : comment peut-il accorder une place aussi importante  aux structures économiques et conserver une Intelligence suprême qui distribue généreusement les germes d’idées d’où naîtra la civilisation ? mais Morgan dans ses faiblesses mêmes, incarne les contradictions de son temps; et, soumise à une critique idéologique, son oeuvre apparaîtra encore d’une étonnante actualité. Si sa mémoire et sa renommée ont beaucoup souffert de la lecture matérialiste que proposa Engels de son oeuvre, c’est elle pourtant qui nous révèle l’étonnante profondeur de ses interprétations historiques.

Jean-Michel Palmier

« L’idéalisme allemand et la question de l’Université. »

Samedi 3 octobre 2009

Article publié dans les Nouvelles Littéraires du 7 au 14 juin 1979 – N° 2690 

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Philosophies de l’Université 
« L’idéalisme allemand et la question de l’Université. » 

de Schelling, Fichte, Schleiermacher, Humboldt, Hegel
Payot  84 p., 90 F 

Toute l’histoire de l’Université allemande reste à écrire, tant du point de vue historique qu’idéologique. De Humboldt à  Hitler, qu’est-il advenu de cette Université humaniste et libérale, qui devait se transformer en forteresse de l’esprit de caste le plus réactionnaire ?  Comment oublier que les autodafés nazis de 1933 trouvèrent leur origine dans l’acte des étudiants d’Iéna qui, en 1817, brûlèrent solennellement des papiers symbolisant des écrits qui refusaient  leurs positions nationalistes ? Sans doute connaît-on les légendes de l’Université allemande, sa mythologie, mais rarement les textes qui en éclairent les valeurs et l’histoire. 

Des conférences de Nietzsche sur l’Avenir de nos établissements d’enseignement au discours de rectorat d’Heidegger en 1933 sur l’Auto-affirmation de l’Université allemande, en passant par les conférences de Weber sur le Savant et le Politique, on voit s’affronter sans cesse deux conceptions, l’une libérale, l’autre réactionnaire de l’Université. Mais pour saisir l’origine de cette lutte idéologique, il est nécessaire de revenir à sa fondation, à la mission qu’elle a reçue de ceux qui l’ont créée, développée. Aussi faut-il saluer comme un acte particulièrement méritoire la publication, en un volume admirablement présenté, de textes fondamentaux qui permettent de comprendre ce que signifièrent outre-Rhin la fondation de l’Université et sa mission, à l’époque de l’idéalisme allemand. Que des penseurs comme Schelling, Fichte, Schleiermacher, Humboldt et Hegel aient accordé autant d’importance à cette Université n’est pas un hasard. Il faut tenir compte du contexte historique, des guerres napoléoniennes, de l’explosion de nationalisme mystique qui caractérisent l’idéologie étudiante de cette époque. Mais il y a plus à trouver dans ces textes. A côté de l’aspect historique, on assiste à d’étonnantes théorisations qui nous interpellent toujours. A une époque où l’on brade l’Université, où celle-ci doit défendre son droit à l’existence, ou simplement lutter pour ne pas devenir un lieu où l’on dispense une culture démodée, dont on conteste de plus en plus l’utilité, il est urgent, fondamental, de découvrir et de méditer ces textes. Qui, pourrait, qui oserait en écrire aujourd’hui de semblables ? 

Jean-Michel PALMIER

Extrait de l’ouvrage « HEGEL » de Jean-Michel Palmier – Classiques du XXème siècle – Editions Universitaires -1968 - Pages 9 à 15

Les années de séminaire
Hegel, Schelling et Hölderlin

A l’automne 1788, Hegel entre comme boursier ducal au séminaire protestant (Stift) de Tubingen.
Il était le fils d’un fonctionnaire des dinances de Stuttgart, où il naquit en 1770. Sa famille appartenant à la bourgeoisie moyenne de la ville, il fit ses études secondaires au Gymnasium. Nous connaissons les figures qui traversèrent son monde, grâce aux « Dokumente », publiés par Hoffmeister, et qui sont les copies de papiers épars, appartenant à cette période, dont Hegel ne se séparera jamais.
Le Stift de Tübingen était un ancien couvent des Augustins et depuis près d’un siècle, il était devenu l’un des plus importants centres culturels du Wurtemberg. Hegel y demeurera jusqu’en 1793. N’ayant aucun talent d’orateur, il renonce à la carrière de pasteur et se destine à l’enseignement. Pauvre comme Kant, Fichte, Schelling et Hölderlin, il doit compléter sa formation, en devenant précepteur dans une famille bourgeoise. Il se rend alors à Berne où il demeurera jusqu’en 1796. Ce fut sans doute, l’une des plus tristes périodes de sa vie.
Les années qu’il passa à Tübingen furent décisives dans la formation de sa pensée et c’est à ce titre qu’elles seront ici interrogées. L’époque où vécut Hegel était riche en mouvements divers, mais la théologie qu’on enseignait au séminaire ne semble pas l’avoir beaucoup intéressé. La doctrine luthérienne était considérablement influencée par la philosophie de Kant et le Piétisme allemand. Le règne de l’Aufklärung l’avait tout aussi profondément marqué. Le cycle des études comprenait deux années de philosophie et trois années de théologie.
Les écrits de Hegel qui s’étendent depuis son arrivée en 1788 au séminaire de Tübingen, jusqu’à son habilitation à Iéna en 1801, s’inscrivent dans cet horizon théologique, et ne sauraient se comprendre authentiquement en dehors de ces années d’étude. Hegel ne se ralliera jamais à l’orthodoxie qu’on lui enseigne, mais l’empreinte de la théologie, de cette inquiétude qui caractérise le jeune séminariste, demeure présente jusqu’au coeur même de la Phénoménologie de l’Esprit, lorsqu’il salue dans la dure parole du choral de Luther : »Dieu est mort », la parole qui pour nous est aussi la plus douce.
L’étude de la théologie enseignée à Tübingen a été réalisée par le Dr. Paul Asveld, dans sa thèse La pensée religieuse du jeune Hegel. Cette étude – la plus profonde qui ait été écrite sur le sujet en langue française – à le mérite de reconstituer presque intégralement l’enseignement théologique que reçut le jeune Hegel. Il s’agit d’une théologie fortement rationnalisée, d’où est exclu tout tragique. Le plus grand représentant de cette tendance fut sans aucun doute Storr.
Tübingen ne fut pas seulement pour Hegel la rencontre avec la théologie. C’est au cours de ces années d’étude qu’il devient l’ami de Schelling et de Hölderlin. L’amitié qui les unit tout au long de leurs années d’étude, au séminaire, tandis qu’ils partagent la même chambre, sera décisive pour Hegel et la formation de sa pensée. Un même idéal a réuni les trois amis. Ils ont brûlé d’une même passion pour la Révolution française, dont on ne soulignera jamais assez l’importance, si l’on veut comprendre le sens des premiers écrits de Hegel, contemporains des grands Hymnes révolutionnaires de Hölderlin. Une même nostalgie devant la misère allemande les a tournés vers le ciel resplendissant de la Grèce antique. Ils participent aux cercles révolutionnaires qui se forment parmi les étudiants, commentent les événements et considèrent avec désespoir l’apathie de l’Allemagne. Il est presqu’impossible de démêler les influences réciproques qui caractérisent leurs premiers écrits. Le Systemfragment, l’un des premiers textes de Hegel, fut pendant longtemps attribué à Schelling. Les Hymnes révolutionnaires de Hölderlin parlent la même langue que celle de ses écrits de Francfort. Ce qui est au centre de leurs préocccupations, c’est cette unité fantastique de la Grèce antique et de la Révolution française, qu’ils s’efforceront de penser. Le roman de Hölderlin, Hypérion ou l’Hermite en Grèce, demeure le plus émouvant témoignage de cette nostalgie.
Des trois amis, Schelling est sans doute le plus brillant. Pendant longtemps, Hegel semble avoir subi son influence et défendra passionnément ses thèses. A cette époque Hegel approfondit la pensée de Kant et celle de Fichte. il ne cesse pour autant de s’interroger sur le destin du Christianisme et le rappport de la religion à la vie d’un peuple. Schelling, peu de temps après avoir quitté le séminaire, publie une série d’écrits qui lui assurent rapidement une large audience. Schelling n’avait guère plus de vingt ans, lorsqu’il publia de 1795 à 1796 dans le Philosophisches Journal einer Gesselschaft Deutscher Gelehrten d’Iéna, ses lettres sur le Dogmatisme et le Criticisme. Cette première oeuvre importante de Schelling faisait suite à plusieurs traités : De la possibilité d’une forme de la philosophie en général (1796), Du Moi comme principe de la philosophie (1795), et la Nouvelle déduction du droit naturel (1795).
Hegel fut-il le disciple de Schelling ? Il est difficile de répondre à cette question, qui a fait déjà l’objet de nombreuses controverses. Ce qui est certain, c’est que Hegel use du vocabulaire de Schelling, même s’il lui donne peu à peu un sens différent. Pour une discussion approfondie de cette question, le lecteur se rapportera à l’étude magistrale de Dilthey : Die Jugendgeschichte Hegels et au travail de Th. Haering, Hegel, sein Wollen und sein Werk.
Hegel et Schelling se rencontreront encore à Iéna, où ils semblent à nouveau réunis. De 1801 à 1807, Hegel défend les thèses de Schelling. Néanmoins, Hegel à cette époque a déjà conquis son originalité. La rupture définitive surviendra entre les deux amis en 1807, date à laquelle Hegel publie la Phénoménologie de l’Esprit, qui dénonce l’Absolu de Schelling comme « la nuit où toutes les vaches sont noires ».
Le rapport de Hegel à Hölderlin est moins connu. L’étude fondamentale qui en a été faite demeure celle de J. Hoffmeister, publiée à Tübingen en 1931, intitulée Hegel et Hölderlin. Il est certain que Hegel a aussi profondémént été influencé par Hölderlin, mais l’étendue de cette influence demeure beaucoup plus obscure. Tous deux sont fascinés par la Grèce antique et cherchent à transformer l’Allemagne à la lumière des événements qui se déroulent en France. Les Hymnes révolutionnaires que Hölderlin écrivit à Tübingen témoignent de cette ferveur commune. Plus importante sans doute est cette idée de « réconciliation » et de « vie », que l’on retrouve dans leurs écrits. Ils projetèrent même d’écrire un livre ensemble. Dans une lettre à Hegel, Hölderlin écrit le 10 juillet 1794 :  » Je suis certain que tu as parfois pensé à moi, qui depuis que nous nous sommes quittés sur ce mot de ralliement ROYAUME DE DIEU.A ce mot de ralliement, nous nous reconnaîtrons, je crois, après n’importe quelle métamorphose. » Il est peu probable, que le vieil Hegel se serait reconnu dans ce mot qui scella son amitié avec Hölderlin. Néanmoins, certains concepts de la période du système ne sont pas sans rappeler les premières poésies de Hölderlin: l’idée de réconciliation demeure essentielle à qui veut comprendre le penseur de Berlin, et la vie que célébra Hölderlin n’a jamais, quoi qu’on dise, été exclue du système. Elle demeure toujours présente, fragile et périsssable, derrière la dureté des concepts.
Hegel, Schelling et Hölderlin vécurent pendant plusieurs années dans la même détresse et le même enthousiasme, partageant une pauvre chambre du Stift. Un même idéal les a réunis, qui ne s’effondrera jamais, malgré leur séparation. Hegel doit bientôt partir pour Berne, où il  restera pendant plusieurs années, précepteur dans une riche famille. Hölderlin, comme Hegel, refuse de prendre place dans l’Eglise protestante, malgré les injonctions de sa mère qui le harcèle, et devient à son tour précepteur chez les von Kalb à Wallenhausen. Après un tragique amour, des projets de revues divers et quelques poésies que publie Schiller, Hölderlin, toujours aussi pauvre et malheureux, s’enfoncera lentement dans la folie, qui le transformera en mort-vivant, abandonné aux soins d’un menuisier, dans une tour au-dessus du Neckar, tout près du Stift où il rencontra Hegel.
Seul Schelling semble promu à un avenir rapide et brillant. Son amitié pour Hegel semblera renaître à Iéna, lorsque tous deux se retrouveront avant de se perdre à jamais. Six mois après son arrivée, Hegel publie la Différence des systèmes de Fichte et de Schelling, dans laquelle il prend vigoureusement parti pour son ami, en refusant de confondre le système de l’Idéalisme transcendental de Schelling avec celui de Fichte, confrontant sa philosophie avec celles de Fichte, Kant, Jacobi et même Schleiermacher. La préface de la Phénoménologie marquera la rupture définitive.
Tandis que la renommée de Hegel va grandir, Schelling tombera lentement dans l’oubli. Après la mort de Hegel et le discrédit dans lequel furent tenu ses écrits, Schelling, l’adversaire sans cesse bafoué, sera appelé à Berlin pour combattre l’ombre du vieux Hegel. Mais c’est en vain : lorqu’il mourra à son tour, un critique malveillant saluera sa mort, par ces mots laconiques :
« Il s’est survécu. »

Jean-Michel Palmier.