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Archive pour septembre 2009

la peinture expressionniste : Max Pechstein

Jeudi 17 septembre 2009

Max Pechstein – Deux nus – 1909

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Fils d’ouvrier, neveu d’un peintre amateur, Max Pechstein prit des leçons de dessin dès l’âge de 15 ans . Rebuté par l’académisme, il partit étudier à Dresde en 1900 et s’occupe alors de travaux décoratifs. Sa première grande émotion esthétique fut sa rencontre avec l’oeuvre de Van Gogh. Il est invité en 1906 à décorer le plafond de l’Exposition d’art industriel de Dresde; les architectes, choqués par la violence de ses « rouges », les passèrent au gris. Indigné, Pechstein rejoignit le groupe expressionniste Die Brücke et s’initia immédiatement au bois gravé et à la lithographie. Il vivra à Berlin à partir de 1908 et exposera à la Sécession en 1909 des oeuvres qui traghissent l’influence de Van Gogh, Cézanne et Matisse. par la suite, ses toiles seront refusées et il participera à la Nouvelle Sécession de Munich, entrant en contact avec Kandinsky et Franz Marc, continuant à fréquenter les peintres de la Brücke, en particulier Heckel et Kirchner.

Son style allait évoluer au cours de plusieurs voyages qu’il entreprend alors. Après les lacs saxons où il peint avec Kirchner et Heckel, il voyage en Italie et surtout dans les iles proches de la Nouvelle Guinée. Influencé par de nouveaux paysages et surtout l’artisanat local, il s’en inspire et son évolution n’est pas sans rappeler celle de Gauguin. Mais contrairement à lui, cette rencontre n’entraînera pas une modification durable de son style. Après 1914, il multipliera les portraits et les autoportraits, en un style violemment expressionniste, marqué par la traumatisme de la guerre. En même temps s’affirme chez lui une tendance à la décoration ( il exécutera même des vitraux et des mosaïques) et son oeuvre gravée, moins sombre que celle des autres membres de la Brücke, suivra la même évolution. Marqué par les Fauves, il s’éloigne un peu de l’expressionnisme au tournant des années 20. Même s’il affectionne toujours les contrastes de couleurs, l’élément décoratif semble entrer en conflit permanent avec la violence émotive de l’expressionnisme. Il fut exclu de la Brücke en 1912 pour avoir réintégré la Nouvelle Sécession.

Deux nus (1919) semble prolonger cette fusion du corps et de la nature, si fréquente chez les peintres de la Brücke. Pourtant ce thème prend, à travers leurs univers picturaux, des significations très différentes. Il n’y a rien de commun par exemple, entre les nus violents et agressifs de Pechstein et les baigneuses mélancoliques et rêveuses d’ Otto Mueller. On retrouve dans la toile de Pechstein le goût pour ces contrastes de couleurs, constante de l’expressionnisme, surtout de la Brücke. Le style des hachures est directement inspiré de Van Gogh. deux femmes sont allongées sur un tapis rouge. Les corps sont jaunes et massifs, au plus haut point charnels. Nous sommes loin des nus mystiques d’Otto Mueller comme de l’érotisme tourmenté d’ Egon Schiele. Même si les pointes des seins sont rehaussés de rouge, la masse compte plus que le détail. Les couleurs disposées en larges surfaces ou en hachures s’apparentent au primitivisme. Les visages stylisés, esquissés, n’ont aucune expression et s’effaçent devant les corps. L’accent est porté sur les contours, les masses – cuisses, ventres et seins. Le jaune prédomine (comme dans les Tulipes jaunes, Le Drap jaune ). Si l’influence de Cézanne et Matisse est évidente, celle de Van Gogh l’emporte. Toutes les formes féminines de Pechstein ont une robustesse, une sensualité physique qui lui appartiennent en propre.

Dans la plupart de ses toiles, il introduit des éléments de violence et de lutte : opposition de la terre et de la mer, de l’homme et de la nature ou opposition des corps. Il fut noter aussi la position étrange de ces corps. Les deux femmes sont allongées sur le sol. L’une d’elles, étendue sur le côté, semble se reposer et fixe la seconde, dont les jambes écartées découvrent la toison du sexe. L’une des jambes repose sous le corps de l’autre femme. Les poitrines et les ventres développés accentuent l’aspect massif jusqu’à la difformité. L’imbrication des corps et l’ambiguité de la scène suggèrent une trouble sensualité. On remarquera aussi que le regard du spectateur se situe bien au-dessus de  la scène, qu’il surplombe les corps, que ceux-ci sont « centrés » au premier plan, par opposition à l’angle formé par les murs qui, eux, semblent fuir. On notera aussi le contraste entre les volumes, les contours, les arrondis des femmes qui s’opposent à l’angle de la pièce et aux motifs triangulaires du fond.

Jean-Michel Palmier

La peinture expressionniste : Otto Mueller

Dimanche 13 septembre 2009

Otto  Mueller – Deux jeunes filles nues dans un paysage – 1924

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Fils adoptif de l’écrivain naturaliste Gerhart Hauptmann, Otto Mueller est avant tout connu par son appartenance au groupe Die Brücke (Le Pont). Après avoir étudié la lithographie, il s’inscrivit en 1894 à l’Académie des beaux-arts de Dresde jusqu’en 1896, puis à Munich (1898-1899) où il fut l’ élève de Stuck. Jusqu’en 1908, Mueller vécut à Dresde, réalisant un certain nombre de toiles qu’il détruisit par la suite. L’influence qui le marqua à l’époque, celle de Böcklin, lui inspira en partie sa mystique de la nature.

En 1910, il fit la connaissance des peintres de la Brücke (en particulier Kirchner, Heckel et Pechstein) qui poursuivaient les mêmes recherches et l’invitèrent à s’associer à leur groupe. Son syle se modifia sous leur influence. S’il reste fidèle à son harmonie si particulière des couleurs, ses personnages deviennent plus anguleux mais ce sont toujours les mêmes thèmes qu’il évoque – nus dans les paysages, portraits peu nombreux, images de la vie des tziganes ( à partir des années 20) et enfin ses célèbres baigneuses. En 1919, Otto Mueller deviendra professeur à l’Académie des beaux-arts de Breslau et y enseignera jusqu’à sa mort.

Sa grande période créatrice correspond aux années qui suivirent sa rencontre avec La Brücke. Moins tourmenté que le style de Nolde, de Heckel ou de Schmidt-Rottluff, moins décoratif que celui de Kirchner, le style d’Otto Mueller frappe avnt tout par le lyrisme paisible qui en émane et qui culmine dans ses nombreuses toiles représentant des baigneuses nues, dans des paysages de roseaux. Les jeunes filles sont élancées, montrées de dos ou de face, graciles et anguleuses, allongées au bord d’un lac, parmi des arbres ou des herbes effilées. Les couleurs sont toujours harmonieuses, formées de savants dégradés de verts et de bleus. On ne retrouve pas che Mueller ni la violence du primitivisme de Gauguin, accentué chez les autres peintres de la Brücke, ni leur pessimisme. Alors que Schmidt-Rottluff et Heckel s’inspirent de l’art nègre, Mueller fut marqué par les arts de l’Egypte ancienne et ses visages de jeune fille rappellent ceux des bas-reliefs.

Les couleurs d’Otto Mueller sont toujours lumineuses et claires, le style linéaire, les teintes délicates. Le thème de la fusion de la femme et e la nature est sans doute le plus constant de l’oeuvre d’Otto Mueller.  » Je m’efforce avant tout d’exprimer le plus simplement possible ce que m’inspirent les hommes et les paysages, affirmait-il. » On retrouve chez Otto Mueller la vision mystique de la nature chère à Böcklin, mais surtout ce mélange de beauté, de poésie, de sérénité toujours présent dans ses évocations des nus et des paysages. Cette mysrtique se retrouve chez la plupart des peintres de la Brücke – qui utilisant leurs amies comme modèles, les peignaient au bord des lacs – mais chez Mueller, les contours sont moins anguleux et toujours harmonieux. la calme beauté de ses baigneuses n’a guère de rapport avec la violence des nus de Pechstein ou Nolde.

Ces baigneuses d’Otto Mueller frappent par quelque chose de lyrique, d’irréel, de mélancolique, qui nous émeut toujours. Il utilise de larges aplats de couleurs, une construction subtile des personnages et du fond qui permet de mêler étroitement les corps de filles au paysage, au milieu de teintes fines et délicates qui donnent à ses toiles la dimension d’un décor de rêve.

Jean-Michel Palmier

La peinture expressionniste – Ernst-L Kirchner

Dimanche 13 septembre 2009

Ernst Ludwig Kirchner : Scène de rue, 1913-1915

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E- L Kirchner peignit dès son enfance et vécut entre 1887 et 1889 à Perlen près de Lucerne où son père avait une usine de papier, puis à Chemnitz. Très jeune, il fut influencé par les gravures de Dürer qu’il vit à Nuremberg (en 1898) et les bois gravés du Moyen-Age. Lui-même réalise dès cette année, ses premiers bois gravés. En 1901, il commence des études d’architecture à l’Ecole supérieure de Dresde, fréquentant durant deux semestres l’atelier de Debschnitz et Obrist à Munich. Ses premières gravures sur cuivre datent de 1902. En 1904, il revint à l’architecture, se lia avec Erich Heckel et commença à peindre la même année dans un style néo-impressionniste. Les influences les plus importantes, qui allaient alors le marquer, furent celles des peintres du Moyen Age allemand (Cranach, Beham), les estampes japonaises, mais surtout les arts d’Afrique et d’Océanie, qu’il découvre au musée ethnologique de Dresde. Il travaillera ensuite activement avec Bleyl et Heckel.

Dès cette époque, Kirchner apparaît comme une étonnante individualité, qui construira peu à peu l’un des styles les plus puissants de l’expressionnisme. Ses oeuvres, – toiles ou gravures sur bois – sont marquées aussi bien par Rembrandt, Munch, le Jugendstil ou le gothique. On y trouve déjà cette atmosphère romantique, cette richesse de coloris, de courbes décoratives qui caractériseront toute son oeuvre. Après avoir reçu son diplôme d’architecte, Kirchner se consacrera entièrement à la peinture, jouant un rôle de plus en plus important au sein de la Brücke,  se liant plus intimement avec Pechstein et Schmidt-Rottluff. Entre 1907-1909, il peint des nus dans les paysages des lacs de Moritzburg, avec les autres membres de la Brücke . Il passe lentement d’un style néo-impressionniste à un expressionnisme, fortement marqué par Munch, mais aussi toute une sensibilité poétique : celle de  Walt Whitman, d’Emile Verhaeren et de Georg Heym. « Je désirais exprimer la richesse et la joie de vivre, peindre l’humanité travaillant et se divertissant, dans ses réactions et interréactions, exprimer l’amour et la haine. » En 1910, il exécutera le port-folio de la Brücke et deviendra le chroniqueur du groupe, exposant à la Nouvelle Sécession (1911), au Sturm (1912). Il fut même chargé la même année de décorer l’exposition du Sonderbund à Cologne, puisant, à partir de 1912, de plus en plus son inspiration dans le rythme effréné des villes.

Les Scènes de rues  dont il existe plusieurs versions donnent l’image la plus accomplie de son style personnel. En même temps qu’il dessine des scènes de cafés, des portraits d’inconnus, il campe ses étranges femmes – élégantes, passantes, prostituées – avec leurs robes fourreaux, leurs étranges colliers de plumes, surgissant d’une lumière bleu verdâtre comme d’un décor de rêve. Les couleurs qu’il utilise sont souvent violentes : on retrouve le rose de Gauguin, et de Munch, mais surtout des jaunes, des verts, des bleus, des rouges jusque dans les visages des personnages qui donnent à de nombreuses toiles de Kirchner une dimension fantastique. Sensible au mouvement des rues, à leur rythme, aux types sociaux qu’on y rencontre, Kirchner nous en donne des instantanés qu’il élève jusqu’au fantastique. C’est ainsi que ces femmes qui, le plus souvent, symbolisent ses « scènes de rues », avec leur style gothique, leur allure élancée, leur élégance voyante, deviennent des paraboles de la richesse, de la beauté de la ville, de Dresde ou de Berlin que tant de poètes et d’écrivains de l’époque appellent « Berlin – Baal – Babylone – La Grande Prostituée ». Elles sont l’incarnation d’une certaine ambiguïté de la femme telle que la voit Kirchner (dans de nombreuses toiles, il est impossible de savoir si ce sont des passantes ou des prostituées), d’une beauté vénéneuse, propre à la grande ville qu’il nous restitue avec un mélange d’effroi et de rêve.

Tuberculeux, maladivement nerveux, Kirchner vécut en Suisse de 1917 jusqu’à sa mort, admiré par un large public. Cet isolement relatif de l’évolution artistique de l’Allemagne explique sans doute qu’il sit resté si fidèle au style expressionniste : il maintiendra dans son oeuvre cette violence et ce pathétisme du début de l’expressionnisme, dont la plupart des artistes de sa génération s’éloigneront.

Jean-Michel Palmier

La peinture expressionniste – Egon Schiele -

Dimanche 13 septembre 2009

schielegerti.jpgEgon Schiele – Fille nue avec les bras repliés sur la poitrine – 1910 – (détail)

Ce dessin fut réalisé en 1910 comme étude pour une toile aujourd’hui disparue. Il s’agit de Gerti, la jeune soeur du peintre, représentée allongée nue, visible de trois quarts, inscrite dans un quadrilatère. Le vide du fond permet de souligner l’expressivité du geste, de la position du corps et du visage. Le corps de la soeur est dénudé à la fois par tendresse et provocation (l’oeuvre fit naturellement scandale : un dessin de Schiele sera brûlé symboliquement par un juge du tribunal de vienne, et lui-même sera emprisonné pour pornographie). La jeune fille a d’abord été dessinée au crayon gras – les traits de construction sont encore visibles – et certains contours, le visage, un sein et surtout le sexe, ont été rehaussés à la craie noire. Le corps est longiligne, les hanches étrangement absentes. Bien que Gerti ait déjà seize ans à cette époque, elle paraît beaucoup plus jeune. Le visage, entièrement dessiné et expressif, contraste avec le reste du corps seulement esquissé. Il semble se détourner par pudeur de la nudité. Les bras, grossièrement dessinés, croisés sur la poitrine en un geste de défense, de protection, de timidité laissent apercevoir un sein.  » Les adultes ont-ils oublié combien ils étaient eux-même corrompus, c’est à dire attirés et excités par le sexe quand ils étaient enfants (…) Je n’ai pas oublié, car j’en ai souffert atrocement », écrit Schiele. Et c’est sans doute par culpabilité, qu’il a uniformément recouvert le corps et le visage de la jeune fille, d’une couleur rouge orangé, accentuée au niveau des bras, du visage, des chevilles et des mains.

La position des bras, que l’on retrouve aussi chez Kokoschka, s’inspire de la célèbre « minceur gothique » des adolescents de marbre réalisés par le sculpteur belge George Minne, en particulier de son Petit agenouillé  (Vienne, 1898-1900), image de Narcisse cherchant à saisir dans l’eau sa propre image. On y retrouve la même construction longiligne et ces bras croisés, ici dans un geste de défense et de pudeur, chez Ferdinand Ros (Le plus bel amour de Don Juan,  1886) et chez Munch, qui s’en inspira, et représenta de la même manière une jeune fille (Puberté,  1894) qui croise les bras sur son sexe.

La nudité de la soeur n’a rien d’agressif, mais suscite au contraire une impression de fragilité, renforcée par la couleur délavée et la minceur insolite du corps. Alors que les femmes représentées par Schiele sont agressivement sexualisées et fixent le spectateur de leur regard sombre, ici, la jeune fille détourne la tête tandis qu’on la contemple. Seule la touffe noire du pubis, exagérément grossie, rehaussée à la craie noir, trahit la dimension de désir constante chez Schiele – fût-ce le corps de sa soeur – et montre comment, à partir des figures innocentes et asexuées de Minne, il parvient à sexualiser toutes ses représentations. La même année (1910) il réalisa un portrait de jeune garçon qui présente une construction identique et l’année suivante un dessin de fillette nue, esquissé au crayon, dont seuls les yeux sont entièrement dessinés et le sexe impubère souligné (autre scandale) d’un trait vertical.

L’expressionnisme de Schiele culmine non seulement dans la violence des attitudes suggérées, des couleurs (parfois sanglantes ou cadavériques) de ses paysages d’automne et de déclin qui évoquent la tristesse des poèmes de son compatriote et contemporain Georg Trakl (ami de Kokoschka), l’importance de la sexualité et du désir, mais surtout dans cette précision et cette sûreté du trait qu’on ne retrouve guère que chez Toulouse-Lautrec.

Jean-Michel Palmier

La peinture expressionniste : Egon Schiele

Samedi 12 septembre 2009

Egon Schiele : Femme s’asseyant

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Longtemps méconnue, l’oeuvre d’Egon Schiele s’est imposée depuis une dizaine d’années, non seulement comme la plus représentative de l’expressionnisme autrichien mais comme l’un des univers de sensibilité les plus bouleversants de la peinture moderne. Objets de scandales quand ils furent créés, ses aquarelles et ses dessins sont le témoignage d’une tragédie personnelle autant que de l’hypocrisie et des tabous de son époque. A côté de l’antisémitisme, la pudibonderie sexuelle fut sans doute le préjugé le plus important qui marqua la capitale autrichienne vers 1900. Par sa violence et ses thèmes, l’art de Schiele s’apparente à celui de Kokoschka, mais aussi aux nouvelles de Robert Musil, aux poèmes de Georg Trakl, aux pièces d’Arthur Schnitzler, aux satires de Karl Krauss, et même aux découvertes de Freud.

Né en 1890 à Tulln, Schiele étudia à l’Académie des beaux-arts de Vienne et se révolta très tôt contre son enseignement sclérosé. Anticonformiste, avide de liberté, son modèle fut le peintre Gustav Klimt (1862-1918) dont les toiles, d’abord jugées scandaleuses, furent ensuite admirées; la beauté des couleurs, la préciosité des ors et du cadre faisant oublier la sensualité qui en émane. Schiele empruntera beaucoup à Klimt : le décentrement du personnage, l’obsession de l’image de la femme, le goût pour les allégories. Ce fut Klimt qui l’encouragea à persévérer dans son style et Schiele nourrira à l’égard de son aîné un mélange d’admiration et de jalousie. Plusieurs toiles et dessins les représentent tous deux : Schiele, en moine effrayé et protégé par Klimt, tenant dans ses bras son protecteur, également habillé en moine agonisant. Symbole de l’admiration qu’il lui porta et de la dette autant que du complexe fraternel qu’il nourrit à son égard.

L’enfance d’Egon Schiele se déroula dans la tristesse d’une petite gare, entre un père syphilitique, qui sombrera dans la démence, et une mère contaminée qui ira en s’étiolant. On comprend dès lors l’une des origines de l’obsession de Schiele pour la sexualité. Très jeune, il dessine, mais ses dessins furent brûlés par son père. Après sa rupture avec l’Académie, il rejoint la Neue Kunstgruppe . Marqué par l’Art nouveau et le Jugendstil, il se révolte contre une morale hypocrite et ses tabous. Il emprunte aussi à Toulouse-Lautrec un certain sens du tracé et multiplie, comme Kokoschka, les portraits psychologiques. Mais le trait dominant de toute son oeuvre, est une sorte d’investigation passionnée de la sexualité, du désir, de l’inconscient à laquelle se mêlent de fortes composantes voyeuristes et exhibitionnistes dont témoignent ses autoportraits en train de se masturber. La plupart des dessins et aquarelles de Schiele représentent des femmes, dans des postures assez étranges, offrant la nudité de leur corps au spectateur, en le fixant agressivement dans les yeux. La violence des représentations, souvent simplement esquissées avec une maîtrise admirable, est soulignée par des touches de couleurs qui accentuent l’élément sexualisé du corps.

La Femme s’asseyant  (il s’agit d’Edith, la jeune épouse du peintre) est l’illustration d’un thème constant chez Schiele : la volonté de saisir la femme dans ses attitudes les plus secrètes. Schiele a représenté trois types de femmes, des allégories inspirées de Klimt et rendues souvent de façon agressive, son modèle Walli, symbole de la sensualité, et celles qui furent ses proches, sa soeur Gerti et sa femme. Les premiers portraits qu’il réalise d’elle trahissent un certain malaise. Elle est immobile, le tenant dans ses bras comme un pantin disloqué aux yeux vides. Il trahit par là la différence de sensibilité qui rendit d’abord leur union problématique. La tendresse et l’harmonie gagneront ensuite ses portraits d’Edith. Ici, la femme est assise, un genoux replié sous la joue qui repose sur lui. La position qu’il donne à la femme se retrouve dans de nombreux autres dessins et s’inspire de la Femme accroupie  (1882) de Rodin. Comme dans la plupart des oeuvres de Schiele, le sujet plane dans « vide psychique », un désert de fond et seul l’essentiel est achevé et coloré. Ici, la construction joue sur le contraste des couleurs, les bas noirs de la femme et son chemisier vert. Les volants de la culotte sont soulignés au fusain, les mains enserrent fermement la cheville. La chevelure rousse, le visage admirable, rehaussé de légères taches de couleur, aux lèvres sensuelles, contrastent avec la pâleur de l’ensemble. La femme est surprise en train de s’habiller, méditant seule, pensive, fixant le spectateur de ses yeux tristes et profonds. Comme dans ses autres dessins, elle semble suivre des yeux celui qui la regarde à la dérobée. On ne trouve en elle aucun élément sexuellement agressif, mais ce mélange d’attente et de douceur qui marque tous les portraits d’Edith.

Epargné par la guerre de 1914, Schiele mourut peu de temps après Edith, en 1918, ainsi que le bébé qu’elle attendait, victimes de l’épidémie de grippe espagnole.

Jean-Michel Palmier

La peinture expressionniste -Oskar Kokoschka -

Samedi 12 septembre 2009

Oskar Kokoschka : Ville de Lyon – 1927

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Fils d’un orfèvre et ayant d’abord projeté d’être chimiste, O. Kokoschka s’inscrit dans l’histoire du mouvement expressionniste à la fois comme peintre, écrivain, auteur dramatique et illustrateur. sans relation directe avec les groupes constitués (Die Brücke, Der blaue Reiter), il a créé un style personnel, visionnaire et tourmenté, décelable dans chacune de ses oeuvres. Après des études à l’école des arts décoratifs de Vienne (1905), il fut très tôt marqué par les objets océaniens, exposés au musée. Il exécute alors différents travaux décoratifs, notamment pour les célèbres Wiener Werkstätte, dirigés par Josef Hoffmann. En 1908, il publie son premier livre de poèmes illustrés Les enfants qui rêvent, fortement influencé par l’Art nouveau de Klimt. Ses premiers drames – Meurtrier, espoir des femmes, Orphée et Eurydice, Job – développent les mêmes thèmes : une vision tourmentée du problème du couple, de la femme, de la sexualité et de la mort.

Autodidacte en peinture, ses premières oeuvres réellement expressionnistes datent de 1906. Haï par la critique viennoise, il est remarqué par l’architecte viennois Adolph Loos, qui le présente à l’écrivain Karl Krauss, éditeur de la célèbre revue viennoise, Die Fackel(La Torche). Il tente ensuite de gagner sa vie comme portraitiste et non plus comme professeur ou décorateur. A partir de 1910, il séjourne à Berlin et collabore activement à la revue d’avant-garde Der Sturm, dirigée par Herwarth Walden, celui-ci l’engage comme illustrateur et fait représenter ses premiers drames expressionnistes qui suscitent de violents scandales. C’est comme écrivain plus que comme peintre qu’il est alors connu. Bientôt il exposera à la galerie Cassirer, puis à la Sécession (Berlin 1911), au Sonderbundde Cologne, à la Nouvelle Sécession de Munich. En 1913, il voyage en compagnie d’Alma Malher en Italie.

Kokoschka sera grièvement blessé à la tête en 1915 et après la guerre, il se fixe à Dresde. Tourmenté par les suites de sa blessure, son style est de plus en plus violent. Il s’impose néanmoins en Allemagne (la première monographie qui lui fut consacrée parut à Leipzig en 1913) et il obtint un poste de professeur à Dresde (1919). A partir de 1924, il voyagea beaucoup (en Suisse, en Angleterre, en Hollande, en France, en Italie et en Afrique du Nord) et peint de nombreux paysages et des villes.

La Ville de Lyon(1927) appartient à la période la plus riche de Kokoschka, celle de ses voyages et de sa passion pour les villes (Lyon, Marseille, Alger, Jérusalem, Paris, Amsterdam). Il semble alors se détourner de l’exploration douloureuse des thèmes inconscients de ses premières oeuvres pour regarder les paysages et les villes. Son style, moins tourmenté que dans ses premières toiles, est très nettement marqué par Pissaro, Van Gogh, Cézanne et même Caspar David Friedrich. Comme dans les toiles romantiques et baroques, le regard du peintre semble saisir la ville d’une hauteur afin de nous dévoiler toute la profondeur de l’espace. Au centre, la surface vide du fleuve, de chaque côté des constructions stylisées. La technique rappelle celle des impressionnistes, mais Kokoschka imprime à son paysage un étonnant mouvement à travers le dynamisme des formes – courbe du fleuve, colline, cheminées, confusion de l’horizon et des nuages -, dans des dégradés de bleu, blanc et noir. Toutes les formes sont fluides, les teintes douces et atténuées comme si la ville surgissait d’une brume bleutée qui donne aux constructions un  certain flou. L’obsession du mouvement culmine dans cette vision des mouettes, planant au milieu du ciel dans des directions opposées, comme emportées par des vents contraires, ce qui donne à la toile quelque chose de surprenant et d’inquiétant.

Ce type de paysage peint par Kokoschka correspond à une sorte d’équilibre entre la violence de ses premières toiles, son déchirement intérieur et cette harmonie qu’il parvient parfois à évoquer dans ses paysages. On notera que dans la plupart des villes qu’il peint, Kokoschka ne retient que le mouvement – fleuve, ports, constructions. Il joue ici, savamment, avec les dégradés de blanc et de bleu qui dominent tout le paysage. Les nuages, le ciel, les constructions semblant parfois se confondre avec les ombres du fleuve. On y retrouve l’influence de Cézanne et du néo-impressionnisme, mais avec cet élément tourmenté qui lui est si personnel et qui marque chacune de ses oeuvres.

Oskar Kokoschka – Portrait du docteur Auguste Forel – 1910 -

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Kokoschka a réalisé de nombreux portraits, dans au moins deux styles différents. Les premiers, souvent qualifiés de « portraits psychologiques » correspondent aux années qui précèdent la guerre de 1914, les seconds, parfois faussement nommés « portraits objectifs » furent peints dans les années 20. Si les portraits d’Arnold Schönberg (1924) , de la danseuse Adèle Astaire (1926), du président Masaryk (1946) sont caractéristiques du second style, celui du docteur Auguste Forel est l’un de ses plus célèbres « portrait psychologique ».

La notion de « portrait psychologique » fut, semble-t-il d’abord utilisée par August Strindberg pour désigner un certain nombre de photographies qu’il prit vers 1891, dans lesquelles il tentait de faire apparaître la « psyché » sur le visage. Kokoschka, aussi, s’efforce de rendre visible dans ses portraits ce qu’il pressent de la personnalité, de ses angoisses, de ses maladies. En réaction à ce qu’il jugeait être la superficialité viennoise, il s’intéressa très tôt à la psychologie de l’inconscient. Ses premières pièces sont souvent le développement de conflits profonds, et il poursuivra la même quête avec la peinture. Cette tendance se retrouve d’ailleurs chez plusieurs peintres autrichiens, qui réaliseront, eux aussi, des « portraits psychologiques », Richard Gerstl et Egon Schiele.

Comme eux, Kokoschka s’efforce de représenter, moins des types, que des individus et l’apport le plus important  du style expressionniste au portrait consistera justement à rendre obsédantes sur le visage, la profondeur, la violence des sentiments et des émotions refoulées. Mais alors que Schiele ne cessera d’explorer son propre rapport à la sexualité dans ses autoportraits, donnant à chaque visage quelque chose de torturé et d’inquiétant, Kokoschka s’efforce de saisir plutôt l’ensemble de la personnalité, faisant du portrait une sorte de reflet général de l’état du corps. Les Enfants qui rêvent  (1908) explorent la personnalité torturée d’adolescents. Dans ses premiers « portraits psychologiques », il accentue les détails pour rendre omniprésente l’angoisse, la folie ou la maladie.

Le Portrait du docteur Auguste Forel - célèbre psychiatre suisse – constitue lui aussi l’exploration d’une personnalité. Comme dans les autres portraits, Kokoschka, estompe le fond pour faire surgir le personnage – visage, corps, ou le plus souvent les mains – comme une révélation brutale. Ici, seules la tête et les mains sont réellement visibles. Le psychiatre, légèrement incliné, regarde au loin, ou semble perdu dans ses pensées. Les yeux, étrangement fixes, suggèrent l’idée d’une concentration profonde. On songe immédiatement à Rembrandt pour l’exécution du visage et, consciemment ou non, Kokoschka a dû s’en inspirer. Les vêtements s’estompent avec l’or du fond. Ceci permet defaire surgir brutalement les mains qui frappent encore plus que le regard étrange, comme égaré du vieillard. Elles sont montrées, légérement agrandies par rapport à l’ensemble du corps, croisées sur la poitrine. Elles enserrent la tête, à peine perceptible, d’un malade et donnent l’explication du regard. Le psychiatre n’est pas seulement perdu dans ses pensées. Il songe sans doute à cet homme qu’il console ou apaise. Il y a pourtant un contraste assez saisissant entre le calme rêveur du visage et la forme noueuse, tourmentée des mains. Comme dans la plupart de ses portraits psychologiques, Kokoschka les déforme, soulignant parfois de teintes sombres les articulations noueuses. Ici, les doigts semblent perclus de rhumatismes et c’est sur les mains qu’apparaissent les tourments et non sur le visage, comme si le corps malade s’opposait à l’intemporel du large front, de la pensée. C’est ce qui donne à ses portraits quelque chose d’à la fois clinique et prophétique.

On notera que cette obsession de la maladie – physique ou mentale – est fréquente dans les portraits de Kokoschka. Des portraits comme La Comtesse Vérona (1910), La duchesse de Rohan-Montesquieu (1910) évoquent la décadence de corps ruinés par la tuberculose Par contre, les portraits du Ritter von Janikowsky (1909-1910), et du Docteur Szeps (1912) sont des portraits de malades mentaux. Dans plusieurs toiles, Kokoschka suggère par des déformations, des symptômes de maladies qui affecteront bien ses modèles … mais plusieurs années plus tard. Sa prodigieuse attention aux phénomènes morbides – psychiques ou physiques – lui permet de déceler un processus pathologique encore à peine visible.

Jean-Michel Palmier

La peinture expressionniste – Marc Chagall -

Samedi 5 septembre 2009

Marc Chagall: Sabbath, 1909

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Les toiles de Chagall forment un univers si fermé et si original qu’on hésiterait presque à le rattacher à un courant quelconque. Élevé au sein d’une famille juive pratiquante, le souvenir de cette religiosité familiale et les scènes quotidiennes de la vie de Vitebsk, son village natal, marqueront toute son oeuvre. Il étudia d’abord la peinture avec Jehud Pen, puis à la Société impériale pour la promotion de l’art de Saint-Pétersbourg et enfin à l’école Svanseva, sous la direction de Léon Bakst qui lui révèle Cézanne, Gauguin et surtout Van Gogh. Chagall se rendit à Paris en 1910 et subit l’influence des Fauves. Sa palette devint alors plus contrastée. Il fit la connaissance aussi en 1911 de Léger, Delaunay, Gleizes, Modigliani et s’intéressa au cubisme, exposant en 1911 au Salon des Indépendants et en 1912 au Salon d’automne, se liant avec le poète Blaise Cendrars.

Parmi les rencontres décisives de cette époque, il faut mentionner celle d’Apollinaire et de Herwarth Walden en 1913. Ce dernier exposa en 1914 son oeuvre à la galerie du Sturm à Berlin et le considéra comme un représentant de l’expressionnisme.  Chagall semble avoir accueilli au début cette affirmation avec autant d’ironie que d’étonnement. Assurément, on ne peut nier la communauté des techniques et des moyens d’expression, la violence des couleurs et des émotions et surtout l’influence de Van Gogh. Chagall retournera à Vitebsk en 1914 et s’arrêtera à Berlin où il est désormais connu des milieux expressionnistes. Nommé commissaire aux Beaux-Arts du gouvernement de Vitebsk après la révolution d’Octobre, il fonde une école des Beaux-Arts qu’il devra quitter à la suite d’un conflit avec Malevitch qui lui reproche son attachement à la figuration. Il revint à Paris en 1922 et se liera avec les surréalistes, demeurant indépendant par rapport au mouvement et approfondissant le même style. Il continuera à peindre les mêmes thèmes et les mêmes motifs inspirés du judaïsme et de son enfance russe, mêlant étroitement l’histoire, le réel, la poésie et le rêve.

Le Sabbath  (1909) est l’illustration typique de cette religiosité chère à Chagall et par le choix des couleurs, la toile s’apparente aux courants de la peinture expressionniste. En fait, cette toile, première oeuvre parisienne de Chagall, s’inspire surtout de Van Gogh, tout comme l’Atelier (1910) qui reprend jusqu’au style tourmenté des chaises et certaines couleurs (vert,jaune). Six personnages sont assemblés pour célébrer le sabbath et semblent vivre hors du temps. Ou plutôt, c’est le temps religieux qui l’emporte sur le temps humain. L’obsession du temps est symbolisée par l’horloge, seul objet qui surgit sur ces murs nus. La disposition des corps se réfère à cette dimension d’attente : l’un des personnages prie, un autre est couché, un autre encore, affalé sur une chaise, est disloqué comme un pantin. Le temps semble s’être arrêté. On aperçoit un coin de ciel étoilé par la fenêtre obscurcie. Deux sortes de lumières éclairent la pièce : la lumière matérielle du plafonnier et celle des bougies disposées sur la table pour la cérémonie. L’essentiel de la scène est pris dans ce halo de lumière, qui focalise l’attention et le regard sur la cérémonie et repousse le reste e la pièce dans l’arrière-plan. Méditatifs ou fatigués, les personnages sont prisonniers des symboles et du temps. Le choix des couleurs (cette lumière jaune verdâtre en particulier) montre que Chagall s’est inspiré de Van Gogh et plus spécialement de la toile Café de nuit. Il lui emprunte un certain vide, la position des personnages perdus dans un rêve, l’atmosphère du mystère. On notera la violence des contrastes de couleurs rouge, vert, jaune, qui marquent la plupart des toiles à cette époque. La trace de l’influence de Van Gogh se retrouve jusque dans l’aspect pâteux de la couleur. Mais alors que Café de nuit suggère le passage répétitif et monotone du temps, Sabbath marque l’irruption du spirituel dans le temps quotidien. Perdus dans la nuit, ils sont dans l’attente et dans le silence de la fatigue ou de la prière. On imagine le tic-tac monotone de l’horloge.

Jean-Michel Palmier

La peinture expressionniste- James Ensor -

Samedi 5 septembre 2009

James Ensor – L’Intrigue – 1890

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Né à Ostende d’un père d’origine britannique et d’une mère flamande, le 13 avril 1860, James Ensor fut marqué très jeune par l’étrangeté de l’atmosphère familiale : ses parents vendent des curiosités exotiques et des animaux empaillés, une vieille servante flamande le terrorise avec des contes d’ogres et de fées. Il s’enthousiasme pour les scènes de carnaval, les fêtes populaires et ce mélange de joie et de tristesse qui pour lui restera inséparable de la Flandre et de la mer du Nord. Après deux années d’études à l’Académie royale des beaux-arts, il s’éloigne, dégoûté de l’enseignement officiel et ouvre un atelier dans le grenier de ses parents. C’est dans cet atelier-mansarde qu’il réalisera ses plus belles oeuvres.

Il ne quitta pratiquement jamais Ostende, et ne cessa de se mêler aux gens pauvres, partageant leurs peines et leurs divertissements, formant à leur contact sans doute son sentiment tragi-comique de la vie. Plusieurs de ses toiles (La grève, 1888, Les Gendarmes, 1892 ) évoquent les luttes des pêcheurs et il accablera la bourgeoisie de ses sarcasmes. Détesté par les critiques, qui lui reprochent à la fois son engagement social et le macabre de ses représentations, il ne connaîtra une gloire relative que dans les vingt dernières années de sa vie. Le roi Albert 1er lui conféra même, en 1929, le titre de baron. Le musée qui abrite ses oeuvres fut en grande partie détruit en 1940. Il mourut le 19 novembre 1949, accompagné à sa tombe par toute la ville, dans une atmosphère carnavalesque qui n’est pas sans rappeler le décor de sa toile « Entrée du Christ à Bruxelles, peinte un demi-siècle auparavant (1888) : il avait représenté parmi les fanfares militaires, les prélats, les charcutiers et les masques, son propre cercueil.

L’Intrigue (1898) résume tout l’art d’Ensor et l’étrange « peuple ensorien », fait de créatures grotesques, de gens simples, d’images carnavalesques, de spectres et de masques. Douze personnages sont assemblés, en un groupe insolite, autour d’un couple. L’homme porte un haut de forme, la femme – mais est-ce réellement une femme ? – un chapeau fleuri. Au premier regard, il est impossible de savoir, comme dans plusieurs autres toiles d’Ensor, s’il s’agit de personnages réels masqués, de marionnettes ou de fantasmagories. L’étrangeté de la toile tient à la fois à sa construction et aux couleurs. Les visages masqués se détachent sur un fond bleu, qui pourrait être la mer. A l’angle gauche, en haut, on distingue une minuscule caricature à peine esquissée, qui montre qu’il ne saurait s’agir de personnages réels, mais d’une sorte d’apparition cauchemardesque. Les visages sont nettement individualisés, bien que les masques soient assez semblables. Les regards sont insaisissables et semblent fuir dans toutes les directions. Les lèvres sont soulignées de rouge et les yeux presque révulsés. Les vêtements aux couleurs violentes se confondent par endroits. L’un des personnages masqués port une poupée et, l’index levé, semble désigner quelque chose ou réclamer l’attention. Il est impossible de savoir pourquoi tous sont ainsi assemblés. Les masques, les couleurs violentes, les visages grimaçants, l’accoutrement insolite des personnages tout comme leur position dans l’espace suscitent un sentiment de malaise et d’angoisse.

Ensor a puisé les couleurs de sa palette et certaines de ses formes dans les toiles des maîtres flamands. On y retrouve ce mélange de lourdeur et de fantastique, mais aussi ces visages au nez busqués inspirés de Jérôme Bosch ou de Breughel l’Ancien. On y retrouve aussi l’atmosphère de carnaval, de dérision et de peur, chère à Ensor qui ne cesse de jouer avec tous ces symboles populaires pour les rendre menaçants. Il y a en effet chez lui, une proximité immédiate de l’angoisse et de la mort. Les personnages réels s’estompent le plus souvent pour ne laisser place qu’à leurs squelettes ou à leurs seuls masques, véritables tâches de couleurs, perdues entre le ciel et la terre. Par là, Ensor constitue une étonnante transition entre le symbolisme et l’expressionnisme. Ses toiles sont à rapprocher des poèmes Les Campagnes hallucinées, Les Villes tentaculaires  d’Emile Verhaeren qui lui consacra d’ailleurs une belle étude, et qui, unissant la sensibilité flamande au symbolisme propre autant à la peinture qu’à la poésie, laisse transparaître déjà le cortège d’angoisses et d’images violentes particulières à l’expressionnisme. La passion d’Ensor pour les masques n’est pas seulement l’héritage d’un contexte culturel populaire qu’il affectionnait tant. Il décèle sur les visages autant la turbulence des expressions que la cruauté, les rictus, et ce sont eux qui lui servent à analyser le visage humain, au même titre que ces squelettes qui se battent pour une place auprès du feu. Cette vision hallucinée de la réalité, qui mêle la fête et l’horreur, l’insolite et le dérisoire, marque profondément tous les peintres expressionnistes qui découvriront souvent son oeuvre au cours de la guerre de 1914. On la retrouve notamment chez les artistes de la Brücke et Emil Nolde.

Jean-Michel Palmier

Le masque

La couronne formidable des rois
en s’ appuyant de tout son poids
sur un masque de cire
semblait broyer, dans ce hall froid,
tout un empire.

Le pâle émail des yeux usés
s’ était fendu en agonies
minuscules, mais infinies,
sous les sourcils martyrisés.

Le front avait été l’ éclair,
avant que les pâles années
n’ eussent rivé les destinées,
sur ce bloc mort de morne chair.

Les crins encore étaient ardents,
mais la colossale mâchoire,
mi-ouverte, laissait la gloire
tomber morte d’ entre les dents.

Depuis des temps qu’ on ne sait pas,
la couronne, violemment cruelle,
de sa poussée indiscontinuelle
ployait le chef toujours plus las.

Les astuces, les perfidies
louchaient en ses joyaux taillés,
et les meurtres, les sangs, les incendies
semblaient reluire entre ses ors caillés.

Elle écrasait et abattait
ce qui jadis était sa gloire :
le front géant qui la portait
et la dardait vers les victoires
et telle, accomplissait, sans bruit,
l’ oeuvre, d’ une force qui se détruit,
obstinément, soi-même,
et finit par se définir
pour l’ avenir
dans un emblème.

Couronne et tête étaient placées,
couronne ardente et tête autoritaire,
en un logis de verre,
au fond d’ un hall, dans un musée.

L’ image apparaissait définitive.
Un vieux gardien, vêtu de noir,
veillait, obstinément, sans voir
que cette mort se consommait impérative
et présidait à la force toujours accrue
de la foule brassant sa vie et ses rumeurs
et ses clameurs et ses fureurs au fond des rues.

Emile Verhaeren

La peinture expressionniste;- Edvard Munch -

Samedi 5 septembre 2009

Edvard Munch – Le Cri, 1893 

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Né à Loeten le 12 décembre 1863, mort à Ekely, près d’Oslo, le 23 janvier 1944, le peintre norvégien Edvard Munch ne peut, historiquement, être qualifié réellement de « peintre expressionniste ». Il n’en est pas moins l’un des précurseurs les plus directs du mouvement. Au même titre qu’August Strindberg, qui fut son ami, sa sensibilité anticipe étrangement sur le climat de déchirement, de désespoir, d’angoisse qui marquera la génération expressionniste du début du siècle. Le monde de Munch est pourtant bien différent : il n’a pas connu l’enfer des villes, des quartiers pauvres, l’obsession de la technique, de la guerre, de l’apocalypse à venir. Son univers est celui de la bohème d’Oslo, de ses préjugés, de sa morale étriquée, tandis que la Norvège devient peu à peu un pays industriel. Précocement marqué par la mort de sa mère et de sa soeur, par le mélange de religiosité,de mélancolie et de folie qui s’empare de son père, il renonce à une carrière d’ingénieur pour étudier la peinture. D’abord assez académiques, ses toiles vont peu à peu prendre une surprenante originalité. Il s’éloigne du naturalisme, même s’il en garde les couleurs assez austères. Avec une sobriété extrême de moyens, une simplification croissante des formes, la volonté de faire disparaître le décor, le fond, au profit d’un personnage, d’une scène qu’il juge essentiels, Munch semble chercher à ne fixer sur sa toile que des émotions violentes. C’est sans doute au cours de son voyage à Paris en 1885 qu’il découvrit les impressionnistes et se passionna pour la couleur, au moment même où Van Gogh lui aussi, en subit fortement l’influence.

Nombre de toiles de Munch sont marquées par ce style sombre et dépouillé, cette volonté de laisser place à l’émotion, à la violence du sentiment. On y retrouve souvent les thèmes de son enfance : la maladie, le souvenir de sa mère et de sa soeur mourantes, une angoisse par rapport à la sexualité, une obsession de la jalousie (qu’il partage avec Strindberg), quelque chose de morbide et de désespéré qui souleva l’indignation du public. « Il faut que ce soient des êtres vivants qui respirent, qui sentent, qui souffrent et aiment. Je peindrai une série de pareils tableaux; les hommes en comprendront le caractère sacré et se découvriront devant eux, comme à l’église » écrivait-il dans son Journal en 1889.

Le Cri  est l’illustration la plus violente de cette conception de l’oeuvre d’art. Sur un pont de bois, on ne voit qu’un petit personnage à la tête en forme de poire, réduit à l’apparence d’un squelette, dont les yeux, le nez et la bouche – aux lèvres distendues, soulignées de noir – sont à peine esquissés. Il a posé ses mains sur ses oreilles pour ne pas entendre son propre cri. Au loin, deux formes sombres et immobiles, semblent pourtant s’éloigner. Ce sont ses amis. Tandis qu’il hurle, la terre, la mer et le ciel semblent se confondre et tournoyer en spirales aux couleurs violentes – rouge orangé, violet, bleu – comme s’il s’agissait d’un bain de sang ou d’un gigantesque incendie. Rien n’est aussi visible dans la toile que la détresse de ce cri muet et inaudible, la solitude et le désespoir de celui qui hurle, prisonnier d’une terreur incompréhensible. seul ce cri est réel, contrastant avec les couleurs et les formes indistinctes, ondes mouvantes, vision d’un monde où tout semble chanceler. Lorsque Munch reprendra ce thème dans sa lithographie de 1895 (publiée par la Revue blanche), il décrira ainsi la genèse de cette toile: « Je suivais la route avec deux amis – le soleil se coucha, le ciel devint rouge sang – je ressentis comme un souffle de mélancolie. Je m’arrêtai, je m’appuyai à la balustrade, mortellement fatigué; au-dessus de la ville et du fjord d’un bleu noirâtre planaient des nuages comme du sang et des langues de feu : mes amis continuèrent leur chemin; je demeurai sur place tremblant d’angoisses. Il me semblait entendre le cri immense, infini de la nature. »

Ce cri immense, c’est la jeunesse expressionniste qui l’entendra et qui se reconnaîtra en lui, voyant dans cette toile un symbole. Sa tragédie personnelle avait anticipé celle d’une génération. A Berlin où il séjourna de 1892 à 1895, il entra en contact avec de nombreux artistes allemands et c’est en Allemagne que ses toiles connurent leur première consécration. L’exposition Munch de 1892 scandalisa tant les milieux conservateurs qu’elle fut fermée. Un groupe de jeunes peintres, révoltés par cette attitude, se sépareront des principaux mouvements de peinture allemands et créeront la Nouvelle Sécession  autour de Max Liebermann. Munch influencera cette génération expressionniste par ses thèmes (la mort, la maladie, la sexualité, la folie), son style dépouillé, visionnaire, parfois abstrait et toujours symbolique, sa sensibilité déchirée, pathétique, morbide, mais aussi par sa volonté de faire de l’art un moyen d’explorer l’inconscient, les émotions les plus violentes, de les présenter comme autant de visions. Par l’intérêt qu’il porta à la gravure sur bois, il annonce aussi le renouveau du bois gravé expressionniste notamment celui de la Brücke.

Jean-Michel Palmier

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