Kostas Axelos
Article paru dans les Nouvelles Littéraires du 31 janvier au 7 février 1980 N° 2722 Kostas Axelos : le philosophe qui ne pose que des questions
PROBLEMES DE L’ENJEU
Editions de Minuit
Kostas Axelos, mal connu ? Non, sans doute. Car son œuvre n’a cessé, depuis près de vingt-cinq ans, de soulever passions et polémiques, comme son itinéraire. Militant communiste dans sa jeunesse, à Athènes, où il fut condamné à mort, il fait figure de sphinx de pierre au carrefour où il s’est insolemment situé. Devant lui, comme des chemins convergents, se rencontrent des problématiques : celles de Marx, de Heidegger, de Freud, de Nietzsche, d’Héraclite et de Rimbaud. Il est là, énigmatique, déployant ses trilogies philosophiques, ses jeux, ses questions, ses errances. Sage et fou, adulte et enfant, amical et corrosif, aussi brûlant que la neige. A peine entr’ouvert un de ses livres, celui-ci nous emporte dans un tourbillon de questions, nous réduit à l’état de feuille morte. On voudrait s’arrêter, fuir, l’éviter, mais on le retrouve sans cesse, que l’on s’interroge sur le marxisme, la poésie, la modernité, la mort ou l’éternité.
Et cela à travers dix livres, trop peu étudiés assurément – Héraclite et la philosophie, Marx, penseur de la technique, Vers la pensée planétaire, Contribution à la logique, le Jeu du monde, Pour une éthique problématique, Arguments d’une recherche, Horizons du monde et enfin, ces Problèmes de l’enjeu qui viennent de paraître aux éditions de Minuit dans la collection Arguments, qu’il a fondé et qu’il dirige, héritière d’une non moins célèbre revue. Dans cet ouvrage, plus que dans les autres encore, il apparaît comme l’un des derniers représentants d’une rigueur de pensée, d’une exigence, d’une profondeur devenues rares aujourd’hui. Assurément, il échappe à toutes les modes, toutes les écoles, tous les systèmes. Marxiste, héritier d’Héraclite et de Heidegger, il s’avance dans un désert, posant des questions que peu osent encore affronter. Sa langue, dense, poétique, vertigineuse, est orientée vers une unique pensée qu’il retrouve, redéploie dans chaque livre : celle du jeu du monde dans lequel nos vies, nos idées, nos valeurs, nos mensonges, nos espoirs, nos illusions sont prises à jamais. Jeu de l’homme, de l’être, du langage, de la vie et de la mort qui unit Héraclite et Nietzsche, mais avec un sens de la plaisanterie digne des héros de Dostoïevski.
Sa lucidité au vitriol lui fait saisir la modernité, ses théories, ses idoles sous une clarté blafarde. De ce spectacle, il semble tirer un certain réconfort. Car chez Axelos, personne ne gagne : pas même la mort. Aux rayons du prêt-à-porter philosophique, il est absent. Son sourire iconoclaste ne laisse rien intact. Marginal absolu, c’est peut-être à l’étranger qu’il est le mieux compris. Le lire, c’est redécouvrir le caractère inquiétant de toutes les choses, c’est revenir peut-être vers l’ essence de la philosophie. Il est assurément l’un des rares auteurs dont les livres ne se laissent pas résumer. Que nous dit-il dans ses Problèmes de l’enjeu ? Il ne pose que des questions, nous interroge et s’interroge lui-même sur les rapports entre nos vies et le jeu du monde. L’impossibilité de gagner et de ne pas jouer, le rapport de la science et de la pensée, la clarté de la folie de Hölderlin, l’étrangeté du fait d’habiter poétiquement sur Terre et d’y mourir un jour. Sa démarche fait songer aux cirques de Chagall, aux tourbillons de Van Gogh.
Car ce qu’il y a d’énigmatique dans sa pensée, c’est qu’il n’y a ni entrée ni issue véritable. Le jeu est là de toute éternité. Il sera encore là après nous. Aucune rédemption, aucun salut, aucun savoir absolu de type hégélien. Marx a annoncé la fin de l’histoire, Nietzsche celle de Dieu, Heidegger, celle de la métaphysique. Mais l’histoire comme le cadavre de dieu sont pris dans le même tourbillon. La mort de la philosophie devient matière à bavardage philosophique. Dans un monde saturé de réponses, Axelos ne pose que des questions. Il ne se veut même pas le « dernier des philosophes », car c’est, dit-il, une figure qui se répète. Son exigence et sa radicalité sont là pour dessiner de nouveaux horizons du monde et témoigner de l’absence de pensée. Les quelques petits systèmes que l’on bricole chaque automne à partir des ruines majestueuses des philosophes et des idéologies passées ne l’intéressent guère. Aussi est-il l’homme de la grande solitude et de la grande liberté. Le lire, apprendre à l’écouter est à la fois une maïeutique et une thérapeutique. Ni optimiste ni pessimiste, au cœur des choses et du monde, ce loup des steppes philosophiques, qui, ces derniers temps, ressemblent à des déserts, édifie une œuvre aussi labyrinthique que la palais du roi Minos, construit un jeu qui a l’immensité de la vie, la profondeur et la beauté de la tragédie.
Jean-Michel PALMIER
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