Lyonel Feininger – Rue à Treptow – Lumière d’après-midi -1932-
D’origine germano-américaine – ses deux grands-pères combattirent au cours de la guerre de Sécession dans des camps opposés – fils d’un violoniste virtuose, Lyonel Feininger fut très tôt marqué par la musique. Lui-même écrit : « Sans musique, je ne m’imagine pas en tant que peintre. » Lorsqu’il arrive en Allemagne à l’âge de seize ans, c’est pour y étudier la musique qu’il pratique depuis son enfance (il a déjà composé des fugues et donné des concerts à douze ans). Pourtant il décide de devenir peintre. Après avoir étudié à l’Ecole des métiers d’art de Hambourg puis à l’Académie des beaux-arts de Berlin, jusqu’en 1891, il suit des cours de dessin à Paris et retourne à Berlin en 1893, travaillant comme illustrateur et caricaturiste pour différents journaux européens et américains. Il publie en 1906 des bandes dessinées dans Chicago Tribune.
A partir de 1907, il renonce à la caricature et se consacre entièrement à la peinture. Au cours de son séjour à Paris, il s’est lié avec Delaunay et se passionne pour le cubisme. Pourtant, il s’affirme expressionniste et le cubisme, qui marque incontestablement son oeuvre, n’est pour lui qu’un moyen pour atteindre l’expression lyrique. Ses toiles sont admirées par Franz Marc qui l’invite à exposer avec le Blauer Reiter (Cavalier bleu) à Berlin. Il partage avec Franz Marc, outre ce sens aigu des couleurs, un certain romantisme. Affirmant que la différence entre le matériel et l’immatériel est sans importance, il semble prolonger l’étirement de ses caricatures (Les Disproportionnés , 1911) dans ses constructions – ponts, rues, immeubles – qui semblent dématérialisés et presque translucides. Qu’il représente une rue de Berlin ou d’ailleurs, le souvenir de New York est présent. Presque toutes les toiles de Feininger représentent des constructions fantomatiques et irréelles, faites de cubes, de figures géométriques, de diagonales, dessinant des prismes de lumière.
Toutes ces formes géométriques sont d’une grande beauté. Jetées dans l’espace, elles semblent se dissoudre et il est impossible de distinguer les plans. L’espace de la toile est entièrement occupé par ces constructions géométriques comme autant d’écrans lumineux aux couleurs chaudes et pâles. Il n’y a rien chez Feininger du cubisme monumental, mais plutôt cette fusion étrange de la peinture et de la musique, de l’espace et de la lumière qui font songer à autant de décors de rêves. Cette construction est constante chez Feininger et les couleurs se superposent, s’interpénètrent comme des sons. Ce lyrisme musical n’est pas sans évoquer naturellement certains aspects de l’oeuvre de Kandinsky ou de Klee.
On remarquera que le nom donné à la toile, le plus souvent, ne permet guère de reconnaître ce qui est représenté. Il ajoute au mystère de la construction. Ici, on distingue sans doute des immeubles à travers cet entrecroisement de diagonales et de verticales, mais la beauté et l’étrangeté de l’oeuvre tiennent à cet assemblage de prismes lumineux, aux tons en dégradés, où dominent le bleu, le jaune, le marron et le gris, et qui irradient au point d’être plus que de minces écrans translucides, traversés par le soleil.
Certains historiens estiment que Feininger a peut-être influencé les peintres du Sturm qui réalisèrent les décors du film expressionniste de Robert Wiene : Le Cabinet du docteur Caligari . On y retrouve certes la même architecture fantomatique et des effets de transparence assez semblables. L’oeuvre de Feininger sera profondément admirée en Allemagne, tout au long des années 20; de plus, il fut professeur au Bauhaus. En 1924, il fonda avec Kandinsky, Klee et Jawlensky, le groupe des Quatre Bleus , qui prit la suite du Blauer Reiter . Qualifié d’ »artiste dégénéré » par les nazis, il dut émigrer en 1933. Ce qui l’apparente le plus à l’expressionnisme, outre le lyrisme musical proche de Kandinsky, la déformation et l’abstraction oniriques, c’est cette affirmation que chaque oeuvre est issue « du besoin presque douloureux de réaliser une expérience intérieure ».
Jean-Michel Palmier.
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