Wassily Kandinsky – Paysage à la tour – 1908 -
W. Kandinsky commença en 1886 des études de jurisprudence et d’économie politique, s’orientant vers une carrière universitaire. Dès son enfance il s’intéressa à la peinture et fut marqué en 1895 par une exposition de l’impressionnisme français à Moscou. Il renonça en 1896 à un poste de professeur pour se consacrer entièrement à la peinture. Il choisit de s’installer à Munich pour étudier à l’atelier d’Anton Azbé et il y rencontra ses compatriotes : Jawlensky, Marianne von Werefkin. En 1900, il devint l’élève de Stuck à l’Académie des beaux-arts et l’année suivante, il enseignera à l’école du groupe Phalanx qu’il présidera de 1902 à 1904. Il y rencontra Gabriele Münter avec laquelle il vécut jusqu’en 1916. Au sein de ses recherches, le néo impressionnisme français et le Jugendstil jouèrent un rôle fondamental. Il peint alors des paysages en un style pointilliste et exécute des gravures riches en motifs décoratifs, dans le style de l’Art nouveau. Il entreprit plusieurs voyages qui devaient le conduire à Venise, Odessa, Moscou (1903), Tunis (1904-1905), Sèvres (1906-1907), Berlin (1907-1908) et il participe à plusieurs expositions (Sécession de Berlin en 1909, Salon d’automne en 1904 – il figure même au jury -, exposition de la Brücke à Dresde en 1906).
A partir de 1908, il s’établira en Bavière en compagnie de Jawlensky, G. Münter, M. von Werefkin et peint de nombreux paysages qui trahissent les différentes influences qu’il a reçues jusqu’alors : celles de l’impressionnisme, mais surtout de Matisse, Cézanne et Picasso. Après les premières oeuvres marquées par le Jugendstil, les paysages de Murnau constituent la première grande période artistique de Kandinsky. Il s’enthousiasma pour Murnau, sa vie rurale, ses chalets en bois, ses rues, son clocher, son écrin de montagnes et s’en inspira pour de nombreuses toiles.
Le Paysage à la tour (1908) appartient à cette période. Kandinsky s’est éloigné à la fois de l’impressionnisme et du Jugendstil pour donner du paysage une vision expressionniste. On n’y rencontre guère les tourments, l’aspect torturé des paysages de la Brücke , Kandinsky cherche à libérer les forces élémentaires de la couleur, mais dans l’harmonie, s’inspirant sans doute aussi de l’art populaire bavarois. Dans la plupart des toiles de cette période, on retrouve les mêmes éléments – rues, façades de maisons, tour, clocher – sur fond de montagnes. Les objets aux contours peu distincts semblent en retrait sur les couleurs qui dominent chaque représentation. Celles-ci n’ont souvent que peu de rapport avec celles de la réalité. Il s’agit d’une vision expressive, émotive, symbolique, qui ira en s’accentuant. Les teintes sont vives et parfois insolites, réparties selon des recherches très précises, étalées en larges surfaces et en hachures qui laissent visibles chaque touche du pinceau. Le paysage est simplifié, géométrisé , suggéré plutôt que représenté. Le bleu profond et le jaune dominent le plus souvent. Dès cette époque on retrouve chez Kandinsky une certaine tendance à l’abstraction et une liberté croissante de la couleur à travers la forme. Ce sont les couleurs qui donnent la tonalité émotionnelle du paysage et en même temps, il faut les déchiffrer à travers leur symbolisme. L’objet semble déjà accessoire. Dès 1895, Kandinsky avait été frappé par les Meules de foin de Monet, tout juste esquissées. Il semble s’en être souvenu dans ses représentations de Murnau. Le réel est en fuite, éclipsé par la problématique de la forme et de la couleur. Celles-ci prendront une liberté de plus en plus grande qui donne à l’itinéraire de Kandinsky une profondeur, une diversité qui ne permettent guère de l’enfermer dans une étiquette, fut-ce celle d’ »expressionniste ». Pourtant ses paysages sont expressionnistes par leurs contrastes, leurs abstractions, leur lyrisme émotif. A ce titre, Murnau et les toiles qui évoquent ces années constituent une sorte d’équilibre précaire avant le déclin de l’objet dans sa peinture.
Jean-Michel Palmier.
Wassily Kandinsky – Composition à la tache rouge – 1914 -
En 1909, Kandinsky a participé à la fondation de la Nouvelle Association des artistes de Munich et l’année suivante, il rencontra Franz Marc. Il rédige ensuite son célèbre écrit théorique Du spirituel dans l’art qui paraîtra en 1912. Depuis 1911, il a contribué à fonder le Blauer Reiter dont les deux premières expositions à Munich (1911, 1912) ont réuni les avant-gardes allemandes, mais aussi russe et française. En même temps, sa peinture évolue très rapidement et il est difficile d’imaginer comment le même peintre a pu réaliser les toiles marquées par le Jugendstil, les paysages symboliques de Murnau, aux couleurs fantastiques, et les Improvisations, Abstractions, Compositions des années 1910-1914. Deux constantes pourtant dominent toute son oeuvre : l’éloignement de l’objet et la liberté croissante des couleurs.
Kandinsky a toujours mis en doute l’importance de l’objet dans la peinture depuis sa rencontre avec les Meules de Monet, mais son passage à l’abstraction est d’une grande complexité et ne saurait se réduire à l’anecdote bien connue, rapportée par Kandinsky lui-même : il rentre dans son atelier au crépuscule et une toile inconnue d’une beauté indescriptible le frappe. Il s’agissait d’un de ses tableaux, posé dans un sens inhabituel. Dès lors, affirme-t-il « j’étais fixé, l’objet nuisait à ma peinture. » La réalité fut plus complexe.
En 1910-1911, il réalisa ses premières aquarelles abstraites, se libérant complétement de l’objet presque en même temps que Malevitch, Mondrian, Delaunay s’engageaient sur la même voie. Dans ses Compositions , il semble vouloir libérer les formes en les ramenant à leur surgissement originel d’un magma d’auréoles, de filaments de couleurs et de lignes. On ne trouve, dans la plupart de ses Compositions , aucune forme constituée – cercle, carré, triangle – qui impose un ordre à la couleur. Ici les limites entre les formes et les couleurs semblent abolies. La toile n’a ni commencement ni fin. et peut se regarder dans différents sens, comme un véritable kaléidoscope de couleurs et de formes. L’oeuvre ne laisse pourtant place à aucun arbitraire et la lecture des écrits de Kandinsky montre que cet assemblage en fondu de formes et de couleurs est réalisé au terme de longues recherches. On note la disparition des objets, du réel, des formes géométriques qui font place à des lignes sinueuses traversant des surfaces aux contours arrondis ou au contraire acérés, créant un paysage de couleurs d’une étonnante beauté, traduction visuelle d’éléments irrationnels et de formes imaginaires. Formes et couleurs sont indissociables, expriment des paysages imaginaires réalisés avec une maîtrise technique éblouissante. Peut-on qualifier d’ »expressionnistes » ces compositions ? Avec difficulté. S’il existe une parenté entre les paysages de Murnau et ceux de Schmidt-Rottluff, l’évolution de Kandinsky vers l’abstraction lui confère une place particulière, même s’il a contribué au développement de cette sensibilité expressionniste. On relèvera toutefois un certain nombre d’éléments qui apparentent encore ces Compositions à l’expressionnisme : les harmonies et les contrastes de couleur, l’éclatement de la forme, la volonté de traduire l’irrationnel, l’émotion, la vision intérieure, un certain mysticisme, et surtout l’éloignement de la réalité.
Jean-Michel Palmier.
Wassily Kandinsky – Jaune, Rouge, Bleu – 1925 -
En 1914, Kandinsky quitta l’Allemagne pour la Suisse et la Russie. La guerre fit éclater les rapprochements artistiques. Il passera sept années dans cette Russie déchirée par la famine et la guerre civile. En Juillet 1918, il fut nommé membre de la section des beaux-arts au Commissariat à l’instruction populaire, puis élu professeur aux Ateliers d’art de l’Etat. Il participera aussi à la fondation de l’Institut pour la culture artistique (Inhouk ). Pourtant, en dépit de cette acceptation de postes officiels dans la vie artistique de la jeune république soviètique, il ne semble pas que Kandinsky soit parvenu à s’entendre avec les autres représentants de l’avant-garde, même si nombre d’entre eux avaient déjà participé aux expositions du Blauer Reiter . Sa personnalité froide, aristocratique s’accordait sans doute mal avec les débats passionnés et tumultueux des jeunes artistes soviétiques, tout comme son attachement à l’irrationnel ne pouvait que heurter les partisans de « la mort de l’art » et du constructivisme. Aussi, Kandinsky reviendra-t-il en Allemagne en 1921.
Il renoue les rapports avec Paul Klee, nommé professeur au Bauhaus, où Kandinsky enseignera à son tour à partir de juin 1922. Son style, au tournant des années 20, évoluera à nouveau, effectuant selon certains critiques un véritable passage du dionysiaque à l’apollinien. Les formes fondues qui constituent les inextricables paysages des Compositions font place à des constructions rigoureusement géométriques. Au Bauhaus, Kandinsky n’est en contact qu’avec des peintres abstraits. Walter Gropius n’appela à y enseigner aucun peintre de la Brücke ou proche du Sturm . Feininger, lui, était considéré comme proche du cubisme et c’est à ce titre qu’il y entra. Au Bauhaus, la peinture était étroitement associée à l’architecture et non enseignée en tant que telle. Kandinsky lui-même enseigna la « peinture murale », tout en poursuivant, à travers son enseignement, le développement de ses conceptions théoriques.
Dans la plupat des toiles de cette époque, les éléments géométriques s’imposent : ligne, cercle, triangle, carré. On ne saurait pourtant le rapprocher des visées théoriques du constructivisme ou de Lissitzky. A travers ces formes abstraites, géométriques, Kandinsky cherche toujours à atteindre l’irrationnel et à explorer l’intériorité. Evoquant par exemple le cercle, il écrit : » Le romantisme qui vient est réellement profond, beau (…) chargé de contenu, satisfaisant. C’est un bloc de glace dans lequel brûle une flamme. Si les hommes ne perçoivent que la glace et non la flamme, tant pis pour eux. » Même des écrits comme Point et ligne par rapport à la surface, bilan de plusieurs années d’enseignement, tentent de jeter les fondements d’un « romantisme abstrait » : l’horizontale est déclarée « plate et froide », la verticale « haute et chaude », la diagonale « froide-chaude ». Il établit aussi des correspondances topochromatiques entre les formes et les couleurs : le triangle et l’angle aigu tendent au jaune, le carré et l’angle droit au rouge, l’angle obtus et le cercle au bleu.
Jaune, Rouge, Bleu (1925) ne s’éclaire véritablement qu’à partir des écrits théoriques de cette période qui permettent de comprendre le sens absolument personnel et souvent énigmatique qu’il donne aux correspondances qu’il établit entre les couleurs et les formes géométriques. Presque toutes les oeuvres de cette époque sont dominées par les mêmes figures : triangles, équerres, damiers, serpentins, arcs, lignes brisées, soleils de couleurs et halos lumineux auxquels se mêlent des éléments libres (ici une tête de chat esquissée avec des éléments géométriques). Si diversifiées que soient ces oeuvres, elles tentent comme les précédentes, d’exprimer un sentiment intérieur, un mélange d’émotion, d’irrationnel et de romantisme. Beaucoup de formulations de Kadinsky sont presque mystiques et d’une interprétation difficile, d’autant plus qu’elles se rapportent souvent à des éléments abstraits. Ainsi, affirme-t-il que : « Le contact de l’angle aigu d’un triangle avec le cercle n’a pas un effet moindre que celui du doigt de Dieu avec le doigt d’Adam chez Michel-Ange. »
Jean-Michel Palmier.
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