La peinture expressionniste : K.Schmidt-Rottluff

Karl Schmidt – Rottluff – Paysage à Lofthus, 1911 -

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Karl Schmidt naquit à Rottluff près de Chemnitz et adopta comme E. Nolde le nom de son lieu de naissance. C’est au lycée qu’il se lia avec son condisciple Erich Heckel et il l’accompagna à Dresde pour étudier l’architecture, après avoir songé comme Franz Marc à la théologie. Il se lia, par l’intermédiaire de Heckel, avec E-L Kirchner et fonda avec eux le groupe Die Brücke . Ce nom choisi par Schmidt-Rottluff, est sans doute inspiré du célèbre passage du Zarathoustra de Nietzsche, où il définit l’homme comme un pont, un déclin et une transition. C’est aussi lui qui rallia Emil Nolde au groupe et il correspondit même avec Edvard Munch pour obtenir son adhésion.

Bien qu’il ait joué un rôle prépondérant dans La Brücke(il y introduisit notamment la lithographie), il se tint à l’écart du groupe, exposa rarement avec lui, ne fréquenta guère ses ateliers communs. Contrairement à Kirchner, Schmidt-Rottluff est peu sensible aux villes, il réalise peu de portraits et semble s’attacher aux paysages. Kirchner dira de lui : « L’air vif de la Baltique fut à l’origine d’un néo-impressionnisme monumental, surtout chez Schmidt-Rottluff. » Ce néo-impressionnisme initial devait évoluer sous l’influence de Van Gogh vers un style plus expressionniste, qui lui restera personnel : assemblage de couleurs violentes en grandes surfaces, harmonie chaude des tons, impression de puissance et de mystère. L’un des sommets de son oeuvre fut atteint en 1911, au cours d’un voyage en Norvège. La même année, il commença à collaborer au Sturm d’Herwarth Walden et, influencé par le fauvisme, donne à sa palette des couleurs plus lumineuses. En 1912, il participera aux expositions du Blauer Reiterà Munich et au Sonderbund de Cologne. L’année suivante, la ville apparaît dans son oeuvre ainsi que des portraits.

Son oeuvre gravée souvent plus connue que sa peinture, témoigne d’une certaine ferveur mystique – il réalisa de nombreux Christs -, mais surtout de l’influence du bois gravé du XVIe siècle et de l’art nègre. Au début des années 20, le style de Schmidt-Rottluff deviendra moins tragique, à la fois plus décoratif et plus abstrait, et semble s’éloigner de la violence de l’expressionnisme. Considéré à juste titre comme l’un des maîtres de la gravure sur bois expressionniste, admiré tout au long des années 20, six cents de ses oeuvres seront confisquées par les nazis en 1937 et soixante et une exposées comme « art dégénéré ».

 Paysage à Lofthus (1911) est l’une des plus célèbre « toiles norvégiennes » de Schmidt-Rottluff. On y retrouve la permanence de sa conception mystique de la nature, les dissonances expressionnistes de couleurs, leur assemblage en surface. L’influence du fauvisme est visible, mais le primitivisme de Schmidt-Rottluff est plus lumineux. Le paysage se trouve réduit à l’essentiel, stylisé comme s’il s’agissait d’une gravure sur bois. Derrière ces surfaces aux couleurs vives où se détachent violemment le bleu sombre et l’orangé, on distingue un paysage complexe, avec au premier plan, un petit village au bord de lagunes lumineuses qui s’enfoncent profondément dans une mer cobalt, couleur qu’il utilise dans presque toutes ses toiles et qui permet de les reconnaître immédiatement. Schmidt-Rottluff n’introduit pas ici ce dynamisme tourmenté que l’on trouve dans certains paysages comme A la gare  (1908) inspirés de Van Gogh. Il semble chercher à suggérer une immense beauté, traduite par l’assemblage de couleurs vives : les façades rouges, les toits jaunes, se détachent sur le vert sombre des forêts qui contraste lui-même avec l’orangé de la lagune, et le bleu sombre de la mer.

Cette conception mystique de la nature se retrouve chez la plupart des peintres de la Brückeavec plus ou moins de religiosité ou de tragique. On notera la beauté mystérieuse des paysages de Schmidt-Rottluff, le mélange de joie et de mélancolie, symbolisé par les contrastes de couleurs qui donnent à chacune de ses toiles quelque chose de grandiose.

Jean-Michel Palmier

Karl Schmidt-Tottluff – Bin armer Leute Kind -1905 -

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 » Je suis enfant de pauvres gens. « 

L’oeuvre graphique de Karl Schmidt-Rottluff a été en général plus appréciée que sa peinture. Elle comprend en fait quelque six cents cinquante oeuvres, les plus intéressantes étant celles qui correspondent à son appartenance au groupe Die Brücke. Si ce sont de Munch ou Gauguin que la Brücke tire la violence émotionnelle de ses gravures, ce style empruntera aussi beaucoup à la redécouverte du bois gravé du Moyen Age, aux gravures de Dürer et à l’art africain. Toutefois, la technique de la gravure utilisée par la Brücke est profondément originale : il s’agit moins d’atteindre une perfection stylistique que de fixer une émotion, une image, un sentiment violent.

Aussi les gravures sont-elles exécutées très rapidement avec des matériaux rudimentaires. S’inspirant de l’art africain et océanien, les membres de la Brücke veulent aussi en retrouver l’authenticité, en effectuant peu de retouches. C’est la même authenticité qu’ils rechercheront dans les gravures sur bois de la fin du XVéme siècle, avec leur rudesse et parfois même leur mysticisme (Cranach, Grünewald). la façon dont on travaille le bois rejaillit sur le style et la gravure. Celles de la Brücke, exécutées souvent sur de simples couvercles de caisse, des planches mal rabotées, intègrent à l’oeuvre les « noeuds », les fibres irrégulières. Le dessin est souvent esquissé à la craie noire et les blancs évidés à grands coups de burin. Ce côté artisanal et l’aspect primitif du matériau permettent de jouer à la fois sur la violence des contrastes et une stylisation extrême. L’encre elle-même est étalée à la spatule, passée sur la planche au rouleau et les corrections sont faites au ciseau. Souvent ils graveront même sans dessin préalable et certaines gravures seront exécutées en une nuit. Ceci transforme en même temps la fonction de l’oeuvre : elle se veut avant tout un message, un tract, un manifeste.

Les styles des différents membres de la Brücke  sont lisibles aussi dans leurs gravures. S’il est assez unitaire, on discerne chez certains une plus ou moins grande influence de l’art africain, une permanence d’éléments décoratifs, uns aspect plus ou moins mystique et visionnaire.  Il y a dans la plupart des gravures de la Brücke  une certaine brutalité, qui culmine dans ces profils stylisés inspirés de l’art africain, comme taillés à la hache, et le heurt permanent des contrastes noir et blanc, parfois aussi des couleurs ajoutées. Cette violence n’exclut pas, malgré ces techniques rudimentaires, une réelle beauté.

Bin armer Leute Kind  (1905) est l’illustration frappante de la richesse de possibilités d’expression que les artistes de la Brücke  ont su tirer de la gravure sur bois. Le visage est obtenu par un jeu étonnant de contrastes. Stylisé, il garde pourtant une puissance émotive remarquable. Schmidt-Rottluff n’a pas encore adopté la dureté du style qu’il forgera quelques années plus tard en s’inspirant de l’art africain, caractérisé par les diagonales et les hachures. On songe beaucoup plus à Munch, au bois gravé du Moyen Age, avec aussi une certaine influence décorative du Jugendstil. Le thème fait songer aux nombreux dessins de Heinrich Zille, l’artiste berlinois qui lui aussi fixera les visages des enfants pauvres, mais il y a surtout cette profonde tristesse qui caractérise la plupart des portraits réalisés par Schmidt-Rottluff, qu’il s’agisse de toiles ou de gravures. Alors que ses portraits ultérieurs seront souvent rehaussés d’effets colorés inattendus, marqués par des déformations de toutes sortes, ses premières gravures sur bois, encore signées Karl Schmidt, témoignent beaucoup plus de sa sensibilité personnelle, avant son ralliement au style collectif de la Brücke . On notera aussi, jusque dans la confection du monogramme, une influence de l’art japonais que l’on retrouve dans plusieurs de ses gravures comme chez Van Gogh. La beauté du visage, sa force poétique tiennent essentiellement au subtil jeu de lumières et d’ombres, et à l’impression de détresse suggérée par l’éclat triste des yeux et le pli amer de la bouche.

Jean-Michel Palmier.

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