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Archive pour septembre 2009

Kostas Axelos : le philosophe qui ne pose que des questions

Lundi 28 septembre 2009

kostasaxelos2.jpgKostas Axelos

Article paru dans les Nouvelles Littéraires du 31 janvier au 7 février 1980 N° 2722  Kostas Axelos : le philosophe qui ne pose que des questions

PROBLEMES DE L’ENJEU 
Editions de Minuit 

Kostas Axelos, mal connu ? Non, sans doute. Car son œuvre n’a cessé, depuis près de vingt-cinq ans, de soulever passions et polémiques, comme son itinéraire. Militant communiste dans sa jeunesse, à Athènes, où il fut condamné à mort, il fait figure de sphinx de pierre au carrefour où il s’est insolemment situé. Devant lui, comme des chemins convergents, se rencontrent des problématiques : celles de Marx, de Heidegger, de Freud, de Nietzsche, d’Héraclite et de Rimbaud. Il est là, énigmatique, déployant ses trilogies philosophiques, ses jeux, ses questions, ses errances. Sage et fou, adulte et enfant, amical et corrosif, aussi brûlant que la neige. A peine entr’ouvert un de ses livres, celui-ci nous emporte dans un tourbillon de questions, nous réduit à l’état de feuille morte. On voudrait s’arrêter, fuir, l’éviter, mais on le retrouve sans cesse, que l’on s’interroge sur le marxisme, la poésie, la modernité, la mort ou l’éternité. 

Et cela à travers dix livres, trop peu étudiés assurément – Héraclite et la philosophie, Marx, penseur de la technique, Vers la pensée planétaire, Contribution à la logique, le Jeu du monde, Pour une éthique problématique, Arguments d’une recherche, Horizons du monde et enfin, ces Problèmes de l’enjeu qui viennent de paraître aux éditions de Minuit dans la collection Arguments, qu’il a fondé et qu’il dirige, héritière d’une non moins célèbre revue. Dans cet ouvrage, plus que dans les autres encore, il apparaît comme l’un des derniers représentants d’une rigueur de pensée, d’une exigence, d’une profondeur devenues rares aujourd’hui. Assurément, il échappe à toutes les  modes, toutes les écoles, tous les systèmes. Marxiste, héritier d’Héraclite et de Heidegger, il s’avance dans un désert, posant des questions que peu osent encore affronter. Sa langue, dense, poétique, vertigineuse, est orientée vers une unique pensée qu’il retrouve, redéploie dans chaque livre : celle du jeu du monde dans lequel nos vies, nos idées, nos valeurs, nos mensonges, nos espoirs, nos illusions sont prises à jamais. Jeu de l’homme, de l’être, du langage, de la vie et de la mort qui unit Héraclite et Nietzsche, mais avec un sens de la plaisanterie digne des héros de Dostoïevski. 

Sa lucidité au vitriol lui fait saisir la modernité, ses théories, ses idoles sous une clarté blafarde. De ce spectacle, il semble tirer un certain réconfort. Car chez Axelos, personne ne gagne : pas même la mort. Aux rayons du prêt-à-porter philosophique, il est absent. Son sourire iconoclaste ne laisse rien intact. Marginal absolu, c’est peut-être à l’étranger qu’il est le mieux compris. Le lire, c’est redécouvrir le caractère inquiétant de toutes les choses, c’est revenir peut-être vers l’ essence de la philosophie. Il est assurément l’un des rares auteurs dont les livres ne se laissent pas résumer. Que nous dit-il dans ses Problèmes de l’enjeu ? Il ne pose que des questions, nous interroge et s’interroge lui-même sur les rapports entre nos vies et le jeu du monde. L’impossibilité de gagner et de ne pas jouer, le rapport de la science et de la pensée, la clarté de la folie de Hölderlin, l’étrangeté du fait d’habiter poétiquement sur Terre et d’y mourir un jour. Sa démarche fait songer aux cirques de Chagall, aux tourbillons de Van Gogh. 

Car ce qu’il y a d’énigmatique dans sa pensée, c’est qu’il n’y a ni entrée ni issue véritable. Le jeu est là de toute éternité. Il sera encore là après nous. Aucune rédemption, aucun salut, aucun savoir absolu de type hégélien. Marx a annoncé la fin de l’histoire, Nietzsche celle de Dieu, Heidegger, celle de la métaphysique. Mais l’histoire comme le cadavre de dieu sont pris dans le même tourbillon. La mort de la philosophie devient matière à bavardage philosophique. Dans un monde saturé de réponses, Axelos ne pose que des questions. Il ne se veut même pas le « dernier des philosophes », car c’est, dit-il, une figure qui se répète. Son exigence et sa radicalité sont là pour dessiner de nouveaux horizons du monde et témoigner de l’absence de pensée. Les quelques petits systèmes que l’on bricole chaque automne à partir des ruines majestueuses des philosophes et des idéologies passées ne l’intéressent guère. Aussi est-il l’homme de la grande solitude et de la grande liberté. Le lire, apprendre à l’écouter est à la fois une maïeutique et une thérapeutique. Ni optimiste ni pessimiste, au cœur des choses et du monde, ce loup des steppes philosophiques, qui, ces derniers temps, ressemblent à des déserts, édifie une œuvre aussi labyrinthique que la palais du roi Minos, construit un jeu qui a l’immensité de la vie, la profondeur et la beauté de la tragédie. 

Jean-Michel PALMIER 

La peinture expressionniste – Fritz Van den Berghe

Lundi 28 septembre 2009

Fritz van den Berghe – Généalogie – 1929  - 

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Si l’expressionnisme pictural a surtout existé dans les pays germaniques, la Belgique et principalement la Flandre – où des essais de Wilhem Worringer sur la peinture expressionniste contribuèrent sans doute à faire connaître ce mouvement – n’échappèrent pas à son influence. Paul van Ostaigen utilise le mot vers 1918 et dès 1910-1911, un certain nombre de peintres flamands se reconnaissent dans cette sensibilité. La plupart s’inspirent de Munch, de Gauguin, de Van Gogh, mais surtout de James Ensor et mêlent aux thèmes sociaux, une dimension religieuse souvent visionnaire, à l’image de ces Christ agonisant, Christ insulté, Christ marchand sur les eaux, Christ aux mendiants   peints par le maître d’Ostende. C’est d’ailleurs d’Ensor que se réclament les premiers représentants du mouvement expressionniste belge, Paul Permeke, Gust de Smet et surtout Frits Van den Berghe.

Dans le village de Laethem Saint-Martin, se fixeront plusieurs générations de peintres qui créeront, au bord de la Lys, une sorte d’école expressionniste, assez étrangère aux climats artistiques aussi bien allemand que  français. Dans la plupart de leurs toiles, les frontières entre le symbolisme, l’expressionnisme et même le surréalisme deviennent de plus en plus floues. Sans théorie et sans appartenance précise à un groupe, les peintres de Laethem Saint-Martin mêlent des scènes inspirées de la vie des paysans à des visions de la mort, du tragique, qui les rapprochent d’Emil Nolde, Oskar Kokoschka et Chaïm Soutine, et parfois même de Chagall. Souvent méprisés par les critiques, ils ne seront défendus que par la revue d’avant-garde Sélection  qui fera connaître leurs oeuvres.

Au sein de ce groupe, Fritz Van den Berghe apparaît comme la personnalité la plus marquante. peintre et illustrateur formé à l’académie de Gand où il enseignera jusqu’en 1907, il rejoignit le groupe de Laethem Saint-Martin à partir de 1904, se réfugia aux Pays-Bas pendant la guerre et ne revint en Belgique qu’en 1922. Ami de Max Ernst, de Man Ray, de Fernand Léger, mais aussi de Chagall, de Zadkine, de Dufy et Derain, il commença d’étranges cycles d’aquarelles (La Vie champêtre, La Femme, Les Spectacles  ) où il déforme systématiquement la réalité à partir des procédés expressionnistes. Sombres, morbides, oppressantes, ses peintures vont gagner à partir du début des années 20 de nouvelles couleurs, tandis qu’il explore un monde de fantasmes, d’obsessions, tout en affirmant que ses peintures La Statue qui chante, Le Domaine de l’amour, Le Fumeur, la Jeune Sorcière, Le Fils de la lune, Fleurs de la ville, sont de véritables rêves.

Généalogie  (1929), sa toile la plus célèbre, semble renouer avec le monde macabre et angoissant des squelettes et des masques d’Ensor. Dans une lumière bleu verdâtre surgit un cortège de créatures monstrueuses, engendrées du néant ou du rêve. Trois êtres fantomatiques, véritables morts-vivants, s’avancent légèrement recourbés, nus et grisâtres, étroitement enlacés, portant sur leur dos quatre autres créatures, également nues : trois femmes et un enfant. Les corps sont difformes, les bras raccourcis, les jambes allongées, les visages ne sont que des cagoules aux orbites béantes. Les femmes, parallèlement stylisées – leur féminité n’est visible que par les seins et le sexe esquissés de l’une d’entre elles – semblent flotter dans l’espace, plutôt que réellement portées. L’enfant, foetus monstrueux, tend les bras en avant, comme pour faire peur. La tête de l’un des monstres est complètement effacée derrière le corps de l’une des femmes, comme si elle pénétrait en elle. Les traits du visage ont été esquissés sur le thorax, comme si, sous le poids, la tête s’était aplatie pour se confondre avec lui.

Nul ne sait de quelle généalogie il est question ici. Monstres, créatures de rêves, peuple de fantômes ou de revenants, ils semblent s’être auto-engendrés. On retrouve dans le style de Van den Berghe sa puissance symboliste et ce mystère qu’il a cherché à suggérer dans chacune de ses toiles. On songe à Naissances  (1926-1927) où une créature géante semble accoucher d’un paysage, d’un arc en ciel et d’animaux. Il est impossible de donner un sens précis à ce cortège de monstres. C’est une image de cauchemar et d’épouvante. A cette époque, le style de Van den Berghe pourrait tout aussi bien être qualifié de surréaliste, même s’il se réclame des visions les plus sombres de l’expressionnisme. Il existe d’ailleurs un décalage historique entre les mouvements allemand et flamand. L’expressionnisme a été défendu en Belgique par des revues surréalistes, au moment où l’expressionnisme allemand est entré en agonie. Dans les années qui suivirent la guerre de 1914, artistes allemands et flamands prirent conscience de la communauté de leurs visions et c’est sous l’influence des groupes Die Brücke, Der Blauer Reiter  que se développera en Belgique la passion pour la gravure sur bois.

Jean-Michel Palmier.

La peinture expressionniste – Paul Klee

Dimanche 27 septembre 2009

Paul Klee – Théâtre de marionnettes – 1921-1923 -

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Né d’un père allemand et d’une mère suisse, Paul Klee dessina dès son enfance et se passionna pour la musique (son père était le chef de l’orchestre philharmonique de Berne). De 1898 à 1901, il étudia à l’école Knirr de Munich et suivit les cours de F. Stuck à l’Académie des beaux-arts. Après un voyage en Italie (1901) avec le sculpteur Hermann Haller, puis à Paris (1905), il s’établit à Munich (1906). Ses premières oeuvres sont marquées par le Jugendstil et Böcklin, mais témoignent surtout d’un sens ironique qui l’apparente au surréalisme : Le Héros ailé  de 1905 fait songer aux oeuvres de Max Ernst. Entre 1906 et 1910, il découvrit les oeuvres de Cézanne et le cubisme, tout en continuant à peindre des aquarelles qu’il exposera l’année suivante (1910) à Zurich, Bâle, Berne, puis en 1911 à Munich. La même année, il s’associa au Blauer Reiter , retrouvant chez les membres du groupe le même souci d’exprimer l’intériorité avec des symboles. L’influence du cubisme devint chez lui de plus en plus manifeste. En 1912, il voyagea à Paris et fit la connaissance de Picasso, Delaunay, Le Fauconnier. En 1914, il voyagea en Afrique avec August Macke et contribua à la création de la Nouvelle sécession de Munich.

Gropius l’appela en 1920 pour enseigner au Bauhaus de Weimar et en 1924, il participa avec Kandinsky, Jawlensky et Feininger au groupe des « Quatre bleus ». A plusieurs reprises, Klee se réclama de l’expressionnisme – il fit même un dessin intitulé « Portrait d’un expressionniste  « . Pourtant, son originalité est telle qu’il est difficile de le rapprocher d’une théorie de la peinture ou d’un groupe. Ce qu’il partage avec Kandinsky, c’est cette certitude qu’ il faut partir de l’intériorité pour en tirer la force plastique. Et toute son oeuvre caractérisée par sa calligraphie si particulière, sera fidèle à cette conception de l’émotion, de l’ironie, de l’intuition.

Le Théâtre de marionnettes   pourrait être un dessin d’enfant et rien ne l’en distingue fondamentalement si l’on excepte quelques détails. On ne voit qu’une petite fille stylisée, semblable à un graffiti sur un mur, un soleil, une fenêtre, un garçon, un animal, des champignons constitués de teintes fraîches, pastels, évoquant un dessin à la craie, sur un tableau noir. C’est le fond – noir comme un tableau d’écolier – qui donne cette étonnante beauté aux tons. L’élément linéaire l’emporte sur la couleur contrairement à Kandinsky. Paul Klee fut l’un des rares artistes expressionnistes à s’intéresser vivement à ce « primitivisme » que constituent les dessins d’enfants, les peintures de malades mentaux. On retrouve cette même admiration chez Kandinsky, Nolde et Kirchner sans qu’ils aient cherché à en tirer des effets aussi constants que chez Klee. Il tenta de s’absorber dans leur univers, de s’approprier leurs symboles, leur donnant parfois une signification mystique.

Ce n’est qu’en regardant attentivement l’aquarelle, la maîtrise du tracé, l’harmonie des couleurs, la répétition des mêmes motifs que l’on s’aperçoit qu’un artiste s’est substitué à l’enfant. Pourtant, à travers ces dessins qui semblent s’inspirer de graffiti, Klee donne à la ligne « le pouvoir d’atteindre l’infini ».

Jean-Michel Palmier.

Paul Klee – Villa R -1919 -

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Les oeuvres réalisées par Klee à partir de 1919-1920 témoignent pour la plupart d’une surprenante fantaisie. Il s’agit souvent de formes aux couleurs harmonieuses, assez vives, qui portent la trace à la fois de sa fascination pour les dessins d’enfants et du cubisme. Ce mélange d’éléments géométriques, de couleurs insolites et d’éléments typographiques est caractéristique de son style à cette époque et annonce parfois les constructions de lignes abstraites des cinq dernières années de sa vie; celles-ci par leur entrecroisement dense et déformé, parviennent à suggérer la crainte, la souffrance, le désespoir à partir de formes abstraites grossièrement dentelées.

Villa R. représente sans doute une maison stylisée au bord d’un chemin rose foncé. La maison semble bizarrement étirée et supporte une construction géométrique (cubes, solides divers, panneaux de couleurs, prismes) opposée à l’étendue sombre qui semble la faire disparaître ou l’annihiler comme maison. Les couleurs vives de cette construction contrastent avec le fond formé de quatre ou cinq nuances de brun. un paysage est esquissé, avec des collines, un soleil-lune jaune citron et une demi-lune verte. de l’autre côté du chemin, au-dessus de plantes stylisées, une lettre R semble barrer la route.

Comme dans la plupart des oeuvres de Klee de cette époque, on retrouve des éléments réels – ici une maison, une route, un paysage – intégrés dans une composition savante de volumes et de couleurs avec usage de la typographie. Son essai Sur le graphisme – et Klee est avant tout un génial dessinateur – est paru n 1918, sa Confession créatrice paraîtra en 1920. Klee donne aux seuls moyens graphiques, la tâche de décrire le monde extérieur. L’artiste doit « recréer le monde » et pour cela une déformation s’impose afin que se réalise « le passage à l’ordre plastique avec ses dimensions propres ». On note ici la transformation du paysage, de la maison, qui sert de base à un démembrement géométrique qui annonce les futurs « quadrillés » de couleur qu’il exécutera plus tard. On y remarquera l’influence du cubisme analytique. De nombreuses toiles réalisées au cours des années 20 (souvent appelées « architectures » ou « harmonies ») accentueront ce jeu d’équilibre avec les cubes, les rectangles de couleur, mais aussi le rapport que Klee établit entre la peinture et la musique, thème que l’on trouve aussi développé par Kandinsky autour du Blauer Reiter. On sera sensible aussi à l’impression de mouvement ou de rotation que suggère parfois la toile : équilibre insolite des volumes et de la maison, fuite de la route, soleil/demi-lune. Enfin, comme dans la plupart des toiles de Klee, sa vision chromatique consiste à aller du plus sombre au plus clair tandis que l’on se rapproche du centre. Dans sa Confession créatrice, il écrit :  » Partis de l’abstraction des éléments plastiques, en passant par les combinaisons qui en font des êtres concrets ou des choses abstraites, tels les chiffres ou les lettres, nous aboutissons à un cosmos plastique offrant des ressemblances avec le Grand créateur » – vision démiurgique et mystique que l’on retrouve chez Kandinsky.

Jean-Michel Palmier.

La peinture expressionniste – Lyonel Feininger.

Dimanche 27 septembre 2009

Lyonel Feininger – Rue à Treptow – Lumière d’après-midi -1932-

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D’origine germano-américaine – ses deux grands-pères combattirent au cours de la guerre de Sécession dans des camps opposés – fils d’un violoniste virtuose, Lyonel Feininger fut très tôt marqué par la musique. Lui-même écrit : « Sans musique, je ne m’imagine pas en tant que peintre. » Lorsqu’il arrive en Allemagne à l’âge de seize ans, c’est pour y étudier la musique qu’il pratique depuis son enfance (il a déjà composé des fugues et donné des concerts à douze ans). Pourtant il décide de devenir peintre. Après avoir étudié à l’Ecole des métiers d’art de Hambourg puis à l’Académie des beaux-arts de Berlin, jusqu’en 1891, il suit des cours de dessin à Paris et retourne à Berlin en 1893, travaillant comme illustrateur et caricaturiste pour différents journaux européens et américains. Il publie en 1906 des bandes dessinées dans Chicago Tribune.

A partir de 1907, il renonce à la caricature et se consacre entièrement à la peinture. Au cours de son séjour à Paris, il s’est lié avec Delaunay et se passionne pour le cubisme. Pourtant, il s’affirme expressionniste et le cubisme, qui marque incontestablement son oeuvre, n’est pour lui qu’un moyen pour atteindre l’expression lyrique. Ses toiles sont admirées par Franz Marc qui l’invite à exposer avec le Blauer Reiter  (Cavalier bleu) à Berlin. Il partage avec Franz Marc, outre ce sens aigu des couleurs, un certain romantisme. Affirmant que la différence entre le matériel et l’immatériel est sans importance, il semble prolonger l’étirement de ses caricatures (Les Disproportionnés , 1911) dans ses constructions – ponts, rues, immeubles – qui semblent dématérialisés et presque translucides. Qu’il représente une rue de Berlin ou d’ailleurs, le souvenir de New York est présent. Presque toutes les toiles de Feininger représentent des constructions fantomatiques et irréelles, faites de cubes, de figures géométriques, de diagonales, dessinant des prismes de lumière.

Toutes ces formes géométriques sont d’une grande beauté. Jetées dans l’espace, elles semblent se dissoudre et il est impossible de distinguer les plans. L’espace de la toile est entièrement occupé par ces constructions géométriques comme autant d’écrans lumineux aux couleurs chaudes et pâles. Il n’y a rien chez Feininger du cubisme monumental, mais plutôt cette fusion étrange de la peinture et de la musique, de l’espace et de la lumière qui font songer à autant de décors de rêves. Cette construction est constante chez Feininger et les couleurs se superposent, s’interpénètrent comme des sons. Ce lyrisme musical n’est pas sans évoquer naturellement certains aspects de l’oeuvre de Kandinsky ou de Klee.

On remarquera que le nom donné à la toile, le plus souvent, ne permet guère de reconnaître ce qui est représenté. Il ajoute au mystère de la construction. Ici, on distingue sans doute des immeubles à travers cet entrecroisement de diagonales et de verticales, mais la beauté et l’étrangeté de l’oeuvre tiennent à cet assemblage de prismes lumineux, aux tons en dégradés, où dominent le bleu, le jaune, le marron et le gris, et qui irradient au point d’être plus que de minces écrans translucides, traversés par le soleil.

Certains historiens estiment que Feininger a peut-être influencé les peintres du Sturm  qui réalisèrent les décors du film expressionniste de Robert Wiene : Le Cabinet du docteur Caligari  . On y retrouve certes la même architecture fantomatique et des effets de transparence assez semblables. L’oeuvre de Feininger sera profondément admirée en Allemagne, tout au long des années 20; de plus, il fut professeur au Bauhaus. En 1924, il fonda avec Kandinsky, Klee et Jawlensky, le groupe des Quatre Bleus , qui prit la suite du Blauer Reiter . Qualifié d’ »artiste dégénéré » par les nazis, il dut émigrer en 1933. Ce qui l’apparente le plus à l’expressionnisme, outre le lyrisme musical proche de Kandinsky, la déformation et l’abstraction oniriques, c’est cette affirmation que chaque oeuvre est issue « du besoin presque douloureux de réaliser une expérience intérieure ».

Jean-Michel Palmier.

La peinture expressionniste – A. von Jawlensky

Dimanche 27 septembre 2009

Alexeï von Jawlensky – Fille aux pivoines – 1909 -

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Fils d’un colonel russe qui l’avait promis à une carrière militaire, Jawlensky fréquenta à partir de 1887 l’Ecole des cadets de Moscou puis l’Ecole militaire avant d’être affecté comme lieutenant en 1884 à Moscou. C’est à cette époque qu’il se lia avec différents peintres et commença à copier les tableaux de la galerie Trétiakov. Afin de poursuivre des études à l’Académie des beaux-arts de Saint-Petersbourg, il demanda sa mutation (1889) et entra l’année suivante en contact avec le célèbre peintre Répine qui lui présenta Marianne von Werfkin, également peintre. Six ans plus tard, il quitta l’armée et vint s’établir avec elle à Munich, fréquentant l’atelier du peintre Anton Azbé où il rencontra W. Kandinsky. Il se rendit à Paris en 1902, participa aux expositions des Sécessions de Munich et de Berlin, exposa au Salon d’automne avec les Fauves, découvrant Matisse. Il travaillera dans son atelier en 1902. Son amitié avec Kandinsky fut la plus durable. Il l’accompagna à Murnau en 1908 et, après les paysages pointillistes réalisés en Bretagne, il exécute des compositions étranges de volumes et de surfaces lumineuses. Ce n’est qu’à partir de 1911 qu’il réalise de surprenants portraits.

La Jeune Fille aux pivoines  , peinte en 1909, illustre les deux conceptions fondamentales de Jawlensky, sa mystique du visage et sa théorie de l’harmonie des couleurs. Exposée à la Nouvelle Association des artistes, cette toile rappelle celle de Beardsley et trahit l’influence du Jugendstil. La jeune fille, représentée de buste, serre dans ses bras contre sa poitrine un bouquet de pivoines rouges. L’une des mains est dissimulée par les fleurs. Les pivoines sont au centre de la toile et elle semble les offrir à la contemplation. Elle-même ne les regarde pas; sa tête, inclinée vers la gauche, regarde dans une autre direction. Les yeux, aux longs cils, sont clos. La construction du tableau frappe d’abord par la violence des couleurs – violence que l’on retrouve dans les toiles de la Brücke  (Nolde, Schmidt-Rottluff) et chez les Fauves. La jeune fille porte une jupe noire, un corsage rouge moucheté de bleu, un chemisier rose, également moucheté de bleu et de rouge, une coiffe en forme de toque, rouge et bleue. Les vêtements par leurs motifs et leurs décorations font songer aux habits de fête d’une paysanne. Les manches sont bouffantes et la jupe ample. Les contrastes de couleurs sont frappants (jaune et noir, noir et rouge, rouge et bleu, jaune et vert) et sont renforcés par plusieurs éléments : l’épais contour des vêtements rehaussé de noir, les taches pointillistes qui mêlent les couleurs et harmonisent en même temps les contrastes, les feuilles vertes des pivoines et les teintes rouges du corsage, le mauve des fleurs et le vert soutenu du fond, les bras et le visage curieusement jaunes. Toutes ces couleurs se retrouvent dans les toiles expressionnistes, mais Jawlensky les utilise ici avec un étonnant équilibre. Les pivoines rouges se dégradent et se confondent avec les teintes du corsage tandis que des taches de blanc annoncent la couleur du chemisier. Le bras droit est d’un jaune rehaussé de vert, de telle sorte qu’ils se confond légèrement avec les feuilles. Le rouge vif du corsage se retrouve sur le chemisier tandis que l’opposition du rouge et du bleu, annoncée par les taches pointillistes, éclate dans les panneaux de la toque. Le visage retient l’attention : le jaune contient aussi des éléments verts du fond (sur le front) tandis que le côté gauche, jaune lumineux, est rehaussé d’une tache rose (corsage et lèvres), le côté droit baigne dans une lumière bleue qui semble venir de la toque. Cet arrangement subtil et minutieux de couleurs en opposition et complémentarité permet cette harmonie chaude constante chez Jawlensky.

Alors que Kandinsky attribue à chaque couleur un sens particulier, presque mystique (cf : Du spirituel dans l’art ), Jawlensky affirme que la couleur permet de « rendre les choses qui existent sans être », de dévoiler leur âme. La couleur crée l’atmosphère, trahit la psychologie, le sentiment. La beauté mystérieuse du visage frappe par sa parfaite exécution et la pureté du trait. On y retrouve les principales couleurs de la toile (jaune, vert, bleu, noir, brun, orangé, rouge). Incliné dans le receuillement et la timidité, le visage découvre sa beauté comme celle des fleurs, tandis que de longs cils noirs contrastent avec la tache mauve de la bouche. Comme dans tous les portraits peints par Jawlensky, les yeux sont l’élément déterminant qui donnent au visage une dimension mystique.

Toujours brillamment colorée, la palette de Jawlensky est avec celle de Kandinsky, la plus harmonieuse, souvent marquée par l’art populaire russe qui tempère la violence du style expressionniste. On y retrouve la trace de Van Gogh et Matisse, de Cézanne et de Holder. Russe, Jawlensky quittera l’Allemagne en 1914 pour la Suisse. De retour en 1921, il se tiendra à l’écart des bouleversements politiques et se réfugiera dans la mystique et la religion.

Jean-Michel Palmier.

La peinture expressionniste – August Macke

Samedi 26 septembre 2009

August Macke – Dame à la jaquette verte – 1913

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Originaire de Westphalie, après des études à Cologne et à Bonn, August Macke fréquenta de 1904 à 1908 l’Académie des arts et l’Ecole d’art et d’industrie de Düsseldorf. Par la suite, il travaillera comme décorateur de théâtre dans cette ville. En 1905, il voyagea en Italie, à Paris en 1907, et suivit les cours de Lovis Corinth à Berlin. En 1910, il fit la connaissance de Franz Marc et demeura son ami, participant aux activités du Blauer Reiter. Macke fut aussi lié à la plupart des peintres de Munich : Jawlensky, Marianne von Werfkin, Kandinsky, Campendonk. Il voyagera avec Klee en Afrique, avec Franz Marc à Paris où il se liera avec Delaunay.

Il fut tué en septembre 1914, dans les tranchées, à l’âge de 27 ans. En l’espace de six années de travail intensif, il avait assimilé les influences les plus diverses : l’impressionnisme, le futurisme, le cubisme et l’expressionnisme. Ses premières toiles révèlent l’influence de Cézanne, mais aussi des Fauves, et finalement du cubisme auquel il s’intéresse sous l’influence de Delaunay et d’Apollinaire.

La Dame à la jaquette verte  représente au premier plan une femme seule, de profil, élégamment vêtue de cette jaquette qui se retrouve dans le nom de la toile. A l’arrière-plan, s’avancent deux couples qui se tiennent par le bras. Scène de promenade sans doute, tous ces personnages sont vêtus avec recherche : toilettes raffinées des femmes, costumes noirs et chapeaux melons des hommes. On est frappé par la construction rigoureusement symétrique de la toile autant que par la beauté des couleurs. Si l’on trace une verticale au centre de la toile, on constate qu’elle traverse la femme au premier plan et détermine deux parties à peu près identiques : on retrouve de chaque côté un arbre, un couple, une partie du fleuve, quelques maisons. Les couleurs se correspondent également : brun doré du sol au vert doré des feuillages qui forment une voûte au -dessus des personnages en laissant apparaître une échancrure de ciel plus clair, qui semble auréoler le personnage principal. Il est impossible de savoir si la femme est immobile ou en mouvement, si elle accompagne les personnages ou les regarde, si elle est seule ou en retrait. L’étrange beauté qui émane de l’oeuvre tient autant à la construction symétrique, à l’élégance du paysage et des personnages qu’à l’éclat vif des couleurs.

On note bien sûr l’influence de Monet, de Degas, mais surtout l’utilisation symbolique des couleurs propres au Blauer Reiter . Leur arrangement fait songer aux toiles de Franz Marc. Ce sont les mêmes teintes vives et harmonieusement réparties, le même lyrisme qui en émane. L’inspiration est toutefois bien différente. Alors que Franz Marc s’oriente vers la métaphysique, le spirituel, le suprasensible, Macke évoque des scènes quotidiennes, parfois inspirées du post-impressionnisme : femmes regardant aux étalages des vitrines, en promenade, ou boutiques de modistes. Toutes les toiles de Macke sont poétiques et lyriques, délicates et évocatrices de l’éphémère. Ses silhouettes de femmes graciles, de jeunes filles sous les arbres, sont inspirées de l’impressionnisme, mais les couleurs sont le plus souvent irréelles, les visages suggérés, les personnages montrés de dos ou de profil. Il s’attache moins à représenter des scènes ou des moments, comme Degas, que d’en dégager la signification symbolique et poétique. L’innocence, le calme, la gaieté marquent la plupart de ces évocations, renforcées par les brillants effets de couleur post-impressionnistes.

On notera la construction cubiste de la toile, inspirée de Delaunay, mais surtout le choix des couleurs très proche du Blauer Reiter  (il collabora au célèbre Almanach ), et la tendance à l’abstraction. Il est difficile de savoir comment aurait pu évoluer le style d’August Macke. On ne peut rester insensible à la fraîcheur, à la poésie de ses toiles qui contrastent à la fois avec l’aspect métaphysique du Blauer Reiter , et la violence émotive de la  Brücke .

Jean-Michel Palmier

La peinture expressionniste – Franz Marc -

Samedi 26 septembre 2009

Franz Marc : Cheval bleu I – 1911 -

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Fils et petit-fils de peintres amateurs, Franz Marc étudia d’abord la théologie et la philosophie avant de se consacrer à la peinture en 1900. Déçu par l’enseignement de l’Académie des beaux-arts de Munich, il fut marqué par le Jugendstil, l’impressionnisme ainsi que Van Gogh, qu’il découvrit lors de son premier séjour à Paris en 1903. Animé par un profond sentiment religieux, il voyait à la fois dans l’art un moyen de créer une nouvelle communauté et de saisir, sous l’enveloppe sensible, l’âme des choses. Influencé par la poésie orientale, il développera à travers son rapport à la peinture comme à la nature une vision panthéistique et mystique.

Ami du peintre animalier français Jean Niestlé, il commença à dessiner des animaux vers 1905. sa rencontre avec le Jugendstil le conduira à s’éloigner d’un naturalisme sentimental pour tenter de construire un univers symbolique de couleurs et de formes animales d’une surprenante beauté, dans lequel il semblera se réfugier de plus en plus. En 1909, il fit la connaissance de Kandinsky, Jawlensky, Werfkin et Macke. Ces amitiés renforceront sa tendance à l’abstraction et sa vision symbolique des couleurs. Il exposera à Munich en 1910 et participera au Blauer Reiter  , continuant à peindre ses animaux aux couleurs si étranges et aux formes si insolites. En 1912, il se rendit à Paris avec August Macke, rencontra Delaunay et s’intéressa au cubisme. De retour en Allemagne sa collaboration avec le groupe Blauer Reiter  s’intensifia et il prendra une part active à l’Almanach.

On ne peut comprendre la passion de Franz Marc pour ses représentations d’animaux sans tenir compte de sa sensibilité mystique. » Très tôt dans ma vie, je trouvais l’homme laid et les animaux me parurent plus beaux et plus propres, mais en eux aussi je découvris des choses laides et inacceptables, c’est pourquoi mon art devint instinctivement de plus en plus schématique et abstrait « , écrivait-il en 1915. Dégoûté par les hommes, il cherche à percer les mystères de la nature dans ces formes animales qu’il élève au rang d’allégories et de symboles. Animaux sauvages ou familiers, il les a peints avec passion, même si c’est le cheval qui l’emporte dans son étrange hiérarchie symbolique. Il les a représentés avec des couleurs souvent fantastiques (Trois chevaux rouges , 1911; Cheval bleu , 1911; Chevaux jaunes , 1912; La Tour des chevaux bleus , 1913). Le cheval symbolise la forme la plus noble de l’univers animal. Le bleu est la couleur du ciel, de l’infini, du divin, du spirituel. A chaque cheval correspond une couleur qui est une émotion. Ici, dans cette toile Cheval bleu I  de 1911, il s’agit moins d’un animal que d’un symbole incarné. Le cheval, vu de face, la tête tournée vers la droite, est jeune. Sa robe bleue claire s’illumine sur le poitrail comme s’il surgissait en pleine lumière, tandis que le bleu sombre de la crinière et des sabots crée des contrastes de lumière et d’ombre. Il s’est arrêté comme après un saut et, à la position des jambes, on devine qu’il est prêt à s’enfuir. Il évolue dans un paysage fantastique de collines, symbolisées par des formes arrondies aux couleurs vives et harmonieuses, assemblées en autant de subtils contrastes comme cette plante, vert foncé, qui semble surgir d’une flaque de sang près du sabot bleu foncé. Ce Cheval bleu  est devenu le symbole d’une génération qui croyait au rêve, à l’utopie, au divin, à la possibilité d’un monde nouveau. C’est l’image qu’exalteront Brecht et surtout Ernst Bloch qui, dans son livre L’Esprit de l’utopie , écrit pendant la guerre de 1914 et si proche de la sensibilité de Franz Marc, cherchera à réconcilier Karl Marx, l’apocalypse et la mort. C’est aussi le « Crépuscule bleuissant » de Trakl, la nuit transfigurée qu’il évoque, semblable à un bouquet de violettes et de gentianes, la « figure hyacinthe du crépuscule », le « bleu gibier » qui garde en sa mémoire le souvenir de l’étranger. C’est en un mot, le symbole de la jeunesse allemande de 1914, qui croyait au pouvoir des symboles et des mots, et qui se reconnut dans l’idéalisme de l’expressionnisme. Franz Marc peindra plusieurs Chevaux bleus , jusqu’à cette célèbre Tour des chevaux bleus  (1913) aujourd’hui disparue.

Lui même trouva la mort dans les tranchées en 1916, dessinant des chevaux blessés sur les carnets de croquis qu’il adressait à sa femme.

Jean-Michel Palmier.

Franz Marc – Le Tigre – 1912 -

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Franz Marc a utilisé plusieurs styles pour représenter son univers de formes animales. Après le naturalisme du début, l’influence du Jugendstil et du néo-impressionnisme, il développe un style expressionniste, en même temps que s’affirme son amitié avec Kandinsky. Le symbolisme de la forme, le lien entre la couleur et l’émotion, l’harmonie surprenante des teintes et leur force symbolique sont typiques du Blauer Reiter . Chaque animal est transformé en symbole, au même titre qu’un personnage humain, et parvient à incarner, comme un visage, la violence, l’amour, l’innocence ou la mort. Dans presque chaque toile, Franz Marc essaye d’atteindre en même temps une fusion de plus en plus complète de la forme animale dans le paysage qui devient lui-même signifiant. Précédant les Formes au combat de 1914 , des paysages, comme celui du Malheureux Pays du Tyrol , où les animaux semblent fuir une invisible menace, deviennent de véritables allégories de l’Europe de 1914.

Entre sa période strictement expressionniste et son évolution vers l’abstraction, Franz Marc connut une phase que l’on qualifia de pré-cubiste, dont Le Tigre  est l’une des plus étonnantes illustrations. Inspirés des croquis effectués par Franz Marc au zoo de Berlin, l’animal comme le paysage sont entièrement constitués de formes géométriques : losanges, carrés, cubes. Le tigre est ramassé, prêt à bondir et semble autant menaçant que menacé. Sa robe fauve est constituée de formes triangulaires, orangées et noires. La tête dans laquelle se concentre toute la violence de l’animal présente un jeu subtil de contrastes entre le beige, le noir et le blanc qui permettent d’accentuer l’éclat jaune et noir de l’oeil réduit, lui aussi, à un losange. La beauté de l’animal est renforcée par le décor aux couleurs violentes : bleu, noir, blanc, vert, rouge et violet.

Cette construction quasi cubiste de la toile témoigne de l’influence du cubisme français que Franz Marc découvrit au cours de son voyage à Paris avec August Macke, mais surtout de ce lyrisme de la couleur et de la forme géométrique qu’ Apollinaire nomera l’orphisme. Une impression menaçante émane non seulement de l’animal, de son attente craintive d’un bruit, d’une présence, mais aussi des formes géométriques aux arêtes acérées qui l’entourent. Ce style permet à Franz Marc d’atteindre une fusion presque totale de la forme animale et du paysage: ils sont indissociables et ce sont les mêmes losanges de couleur qui constituent à la fois le corps du félin et son monde.

On notera l’admirable arrangement de formes colorées qui font penser à autant de scintillements de rubis, de saphirs, d’émeraudes, d’améthystes, de topaze; le groupe formé par l’animal et le décor semblent taillés comme ces pierres précieuses aux facettes multicolores. La forêt est rendue par quelques formes vertes, et le bleu d’une plante fantastique. La cruauté est suggérée autant par la tête menaçante que par les cubes rouges sur lesquels repose l’animal. Le blanc, qui peut représenter une source, contraste violemment avec le rouge sang du sol tandis que tout son corps semble éclairé par le prisme violet qui lui donne un reflet insolite.

Jean-Michel Palmier

 

la peinture expressionniste – W. Kandinsky

Samedi 26 septembre 2009

Wassily Kandinsky – Paysage à la tour – 1908 -

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W. Kandinsky commença en 1886 des études de jurisprudence et d’économie politique, s’orientant vers une carrière universitaire. Dès son enfance il s’intéressa à la peinture et fut marqué en 1895 par une exposition de l’impressionnisme français à Moscou. Il renonça en 1896 à un poste de professeur pour se consacrer entièrement à la peinture. Il choisit de s’installer à Munich pour étudier à l’atelier d’Anton Azbé et il y rencontra ses compatriotes : Jawlensky, Marianne von Werefkin. En 1900, il devint l’élève de Stuck à l’Académie des beaux-arts et l’année suivante, il enseignera à l’école du groupe Phalanx qu’il présidera de 1902 à 1904. Il y rencontra Gabriele Münter avec laquelle il vécut jusqu’en 1916. Au sein de ses recherches, le néo impressionnisme français et le Jugendstil jouèrent un rôle fondamental. Il peint alors des paysages en un style pointilliste et exécute des gravures riches en motifs décoratifs, dans le style de l’Art nouveau. Il entreprit plusieurs voyages qui devaient le conduire à Venise, Odessa, Moscou (1903), Tunis (1904-1905), Sèvres (1906-1907), Berlin (1907-1908) et il participe à plusieurs expositions (Sécession de Berlin en 1909, Salon d’automne en 1904 – il figure même au jury -, exposition de la Brücke à Dresde en 1906).

A partir de 1908, il s’établira en Bavière en compagnie de Jawlensky, G. Münter, M. von Werefkin et peint de nombreux paysages qui trahissent les différentes influences qu’il a reçues jusqu’alors : celles de l’impressionnisme, mais surtout de Matisse, Cézanne et Picasso. Après les premières oeuvres marquées par le Jugendstil, les paysages de Murnau constituent la première grande période artistique de Kandinsky. Il s’enthousiasma pour Murnau, sa vie rurale, ses chalets en bois, ses rues, son clocher, son écrin de montagnes et s’en inspira pour de nombreuses toiles.

Le Paysage à la tour    (1908) appartient à cette période. Kandinsky s’est éloigné à la fois de l’impressionnisme et du Jugendstil pour donner du paysage une vision expressionniste. On n’y rencontre guère les tourments, l’aspect torturé des paysages de la Brücke , Kandinsky cherche à libérer les forces élémentaires de la couleur, mais dans l’harmonie, s’inspirant sans doute aussi de l’art populaire bavarois. Dans la plupart des toiles de cette période, on retrouve les mêmes éléments – rues, façades de maisons, tour, clocher – sur fond de montagnes. Les objets aux contours peu distincts semblent en retrait sur les couleurs qui dominent chaque représentation. Celles-ci n’ont souvent que peu de rapport avec celles de la réalité. Il s’agit d’une vision expressive, émotive, symbolique, qui ira en s’accentuant. Les teintes sont vives et parfois insolites, réparties selon des recherches très précises, étalées en larges surfaces et en hachures qui laissent visibles chaque touche du pinceau. Le paysage est simplifié, géométrisé , suggéré plutôt que représenté. Le bleu profond et le jaune dominent le plus souvent. Dès cette époque on retrouve chez Kandinsky une certaine tendance à l’abstraction et une liberté croissante de la couleur à travers la forme. Ce sont les couleurs qui donnent la tonalité émotionnelle du paysage et en même temps, il faut les déchiffrer à travers leur symbolisme. L’objet semble déjà accessoire. Dès 1895, Kandinsky avait été frappé par les Meules de foin  de Monet, tout juste esquissées. Il semble s’en être souvenu dans ses représentations de Murnau. Le réel est en fuite, éclipsé par la problématique de la forme et de la couleur. Celles-ci prendront une liberté de plus en plus grande qui donne à l’itinéraire de Kandinsky une profondeur, une diversité qui ne permettent guère de l’enfermer dans une étiquette, fut-ce celle d’ »expressionniste ». Pourtant ses paysages sont expressionnistes par leurs contrastes, leurs abstractions, leur lyrisme émotif. A ce titre, Murnau et les toiles qui évoquent ces années constituent une sorte d’équilibre précaire avant le déclin de l’objet dans sa peinture.

Jean-Michel Palmier.

Wassily Kandinsky – Composition à la tache rouge – 1914 -

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En 1909, Kandinsky a participé à la fondation de la Nouvelle Association des artistes de Munich et l’année suivante, il rencontra Franz Marc. Il rédige ensuite son célèbre écrit théorique Du spirituel dans l’art   qui paraîtra en 1912. Depuis 1911, il a contribué à fonder le Blauer Reiter dont les deux premières expositions à Munich (1911, 1912) ont réuni les avant-gardes allemandes, mais aussi russe et française. En même temps, sa peinture évolue très rapidement et il est difficile d’imaginer comment le même peintre a pu réaliser les toiles marquées par le Jugendstil, les paysages symboliques de Murnau, aux couleurs fantastiques, et les Improvisations, Abstractions, Compositions    des années 1910-1914. Deux constantes pourtant dominent toute son oeuvre : l’éloignement de l’objet et la liberté croissante des couleurs.

Kandinsky a toujours mis en doute l’importance de l’objet dans la peinture depuis sa rencontre avec les Meules de Monet, mais son passage à l’abstraction est d’une grande complexité et ne saurait se réduire à l’anecdote bien connue, rapportée par Kandinsky lui-même : il rentre dans son atelier au crépuscule et une toile inconnue d’une beauté indescriptible le frappe. Il s’agissait d’un de ses tableaux, posé dans un sens inhabituel. Dès lors, affirme-t-il « j’étais fixé, l’objet nuisait à ma peinture. » La réalité fut plus complexe.

En 1910-1911, il réalisa ses premières aquarelles abstraites, se libérant complétement de l’objet presque en même temps que Malevitch, Mondrian, Delaunay s’engageaient sur la même voie. Dans ses Compositions  , il semble vouloir libérer les formes en les ramenant à leur surgissement originel d’un magma d’auréoles, de filaments de couleurs et de lignes. On ne trouve, dans la plupart de ses Compositions  , aucune forme constituée – cercle, carré, triangle – qui impose un ordre à la couleur. Ici les limites entre les formes et les couleurs semblent abolies. La toile n’a ni commencement ni fin. et peut se regarder dans différents sens, comme un véritable kaléidoscope de couleurs et de formes. L’oeuvre ne laisse pourtant place à aucun arbitraire et la lecture des écrits de Kandinsky montre que cet assemblage en fondu de formes et de couleurs est réalisé au terme de longues recherches. On note la disparition des objets, du réel, des formes géométriques qui font place à des lignes sinueuses traversant des surfaces aux contours arrondis ou au contraire acérés, créant un paysage de couleurs d’une étonnante beauté, traduction visuelle d’éléments irrationnels et de formes imaginaires. Formes et couleurs sont indissociables, expriment des paysages imaginaires réalisés avec une maîtrise technique éblouissante. Peut-on qualifier d’ »expressionnistes » ces compositions ? Avec difficulté. S’il existe une parenté entre les paysages de Murnau et ceux de Schmidt-Rottluff, l’évolution de Kandinsky vers l’abstraction lui confère une place particulière, même s’il a contribué au développement de cette sensibilité expressionniste. On relèvera toutefois un certain nombre d’éléments qui apparentent encore ces Compositions   à l’expressionnisme : les harmonies et les contrastes de couleur, l’éclatement de la forme, la volonté de traduire l’irrationnel, l’émotion, la vision intérieure, un certain mysticisme, et surtout l’éloignement de la réalité.

Jean-Michel Palmier.

Wassily Kandinsky – Jaune, Rouge, Bleu – 1925 -

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En 1914, Kandinsky quitta l’Allemagne pour la Suisse et la Russie. La guerre fit éclater les rapprochements artistiques. Il passera sept années dans cette Russie déchirée par la famine et la guerre civile. En Juillet 1918, il fut nommé membre de la section des beaux-arts au Commissariat à l’instruction populaire, puis élu professeur aux Ateliers d’art de l’Etat. Il participera aussi à la fondation de l’Institut pour la culture artistique (Inhouk ). Pourtant, en dépit de cette acceptation de postes officiels dans la vie artistique de la jeune république soviètique, il ne semble pas que Kandinsky soit parvenu à s’entendre avec les autres représentants de l’avant-garde, même si nombre d’entre eux avaient déjà participé aux expositions du Blauer Reiter . Sa personnalité froide, aristocratique s’accordait sans doute mal avec les débats passionnés et tumultueux des jeunes artistes soviétiques, tout comme son attachement à l’irrationnel ne pouvait que heurter les partisans de « la mort de l’art » et du constructivisme. Aussi, Kandinsky reviendra-t-il en Allemagne en 1921.

Il renoue les rapports avec Paul Klee, nommé professeur au Bauhaus, où Kandinsky enseignera à son tour à partir de juin 1922. Son style, au tournant des années 20, évoluera à nouveau, effectuant selon certains critiques un véritable passage du dionysiaque à l’apollinien. Les formes fondues qui constituent les inextricables paysages des Compositions  font place à des constructions rigoureusement géométriques. Au Bauhaus, Kandinsky n’est en contact qu’avec des peintres abstraits. Walter Gropius n’appela à y enseigner aucun peintre de la Brücke  ou proche du Sturm . Feininger, lui, était considéré comme proche du cubisme et c’est à ce titre qu’il y entra. Au Bauhaus, la peinture était étroitement associée à l’architecture et non  enseignée en tant que telle. Kandinsky lui-même enseigna  la « peinture murale », tout en poursuivant, à travers son enseignement, le développement de ses conceptions théoriques.

Dans la plupat des toiles de cette époque, les éléments géométriques s’imposent : ligne, cercle, triangle, carré. On ne saurait pourtant le rapprocher des visées théoriques du constructivisme ou de Lissitzky. A travers ces formes abstraites, géométriques, Kandinsky cherche toujours à atteindre l’irrationnel et à explorer l’intériorité. Evoquant par exemple le cercle, il écrit :  » Le romantisme qui vient est réellement profond, beau (…) chargé de contenu, satisfaisant. C’est un bloc de glace dans lequel brûle une flamme. Si les hommes ne perçoivent que la glace et non la flamme, tant pis pour eux. » Même des écrits comme Point et ligne par rapport à la surface,   bilan de plusieurs années d’enseignement, tentent de jeter les fondements d’un « romantisme abstrait » : l’horizontale est déclarée « plate et froide », la verticale « haute et chaude », la diagonale « froide-chaude ». Il établit aussi des correspondances topochromatiques entre les formes et les couleurs : le triangle et l’angle aigu tendent au jaune, le carré et l’angle droit au rouge, l’angle obtus et le cercle au bleu.

Jaune, Rouge, Bleu   (1925) ne s’éclaire véritablement qu’à partir des écrits théoriques de cette période qui permettent de comprendre le sens absolument personnel et souvent énigmatique qu’il donne aux correspondances qu’il établit entre les couleurs et les formes géométriques. Presque toutes les oeuvres de cette époque sont dominées par les mêmes figures : triangles, équerres, damiers, serpentins, arcs, lignes brisées, soleils de couleurs et halos lumineux auxquels se mêlent des éléments libres (ici une tête de chat esquissée avec des éléments géométriques). Si diversifiées que soient ces oeuvres, elles tentent comme les précédentes, d’exprimer un sentiment intérieur, un mélange d’émotion, d’irrationnel et de romantisme. Beaucoup de formulations de Kadinsky sont presque mystiques et d’une interprétation difficile, d’autant plus qu’elles se rapportent souvent à des éléments abstraits. Ainsi, affirme-t-il que  : « Le contact de l’angle aigu d’un triangle avec le cercle n’a pas un effet moindre que celui du doigt de Dieu avec le doigt d’Adam chez Michel-Ange. »

Jean-Michel Palmier.

La peinture expressionniste : Emil Nolde

Dimanche 20 septembre 2009

Emil Nolde  – Nature morte avec danseuses – 1914

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De son vrai nom Emil Hansen, voué à l’agriculture, Nolde travailla dans une fabrique de meubles jusqu’en 1888. Il suivit des cours privés de dessin à Munich en 1898, puis résida à Paris, étudia à l’Académie Julian et s’enthousiasma pour l’impressionnisme. En 1906, il devint membre de la Brücke et participa aux expositions du groupe (1906-1907). plus âgé que les autres membres, il séjourna avec eux à Dresde et leur transmit sa technique de la gravure à l’eau-forte tandis qu’il s’inspira de leur technique de la gravure sur bois. En 1907 il se sépara du groupe et rejoignit la Nouvelle Sécession en 1910.

Les thèmes des toiles de Nolde sont souvent empruntés à la nature et plus spécialement aux paysages du Nord de l’Allemagne – étangs et landes tristes. A partir de 1909, apparaissent dans ses oeuvres, après une grave maladie, des thèmes religieux, qui iront jusqu’à l’obsession, traités avec un élan quasi visionnaire. Tout ce qu’il représente est marqué par une certaine violence, qu’il s’agisse de paysages, de nus, de villes, de portraits. Haï par les critiques, il n’osera pratiquement plus exposer après 1913. A partir de 1911-1912, il s’intéressera à l’art primitif, participera à une expédition organisée par le ministère des Colonies allemandes et s’embarquera pour les mers du sud. On retrouve dans ses toiles, la même mystique de la nature et le même sentiment religieux. Nolde, s’identifiant parfois au Christ, n’hésite pas, adolescent, à… s’ enterrer dans une tranchée. Ce fut sans doute Munch qui le marqua le plus profondément ainsi que Van Gogh et Ensor. A Van Gogh, dont il ira voir les toiles en 1911 au cours d’un voyage en Belgique et en Hollande, il emprunte certaines couleurs obsédantes, à Ensor le thème des masques. sans idées politiques précises, attaché au décor de son enfance, il n’en adhérera pas moins très tôt au mouvement nazi mais sera exposé en 1937 comme « artiste dégénéré « et, à partir de 1941, il lui sera rigoureusement interdit de peindre. Même rallié au mouvement, il était qualifié d’ »artiste négroïde » et de  » bolcheviste de la culture « .

Nature morte avec danseuses  (1914) permet de saisir le détail de sa technique et l’atmosphère si particulière de ses toiles. Au premier plan, la nature morte est composée de deux vases de tulipes jaunes et rouges, d’un bibelot de porcelaine posé sur une surface bleue sombre. Au mur pend une toile montrant deux danseuses échevelées. Le mouvement est rendu par les positions désarticulées des bras et des jambes, les chevelures rouges qui semblent voler en même temps que les robes de paille noire. La toile frappe par sa violence : celle des couleurs tout d’abord où le jaune des tulipes et du vase contraste avec le grenat du fond, mais surtout ces corps de danseuses-pantins qui semblent prises d’un rythme frénétique. La distorsion des corps est une tendance générale de l’oeuvre de Nolde. Dans Géants , on voit de petits personnages danser sur une table et les danseuses de cette nature morte sont déjà présentes, presque identiques, dans La Danse devant le veau d’or (1910), tout comme les fleurs (Printemps dans une pièce , 1904, Dans le jardin , 1906) et l’on a pu parler à propos de ces représentations de corps de danseuses de « fantaisie démoniaque « . C’est un fait que les danseuses ressemblent plus à des  » sorcières  » qu’à des personnages réels. La spontanéité du sens de la couleur chez Nolde est renforcée par une volonté de simplicité. Les formes sont le plus souvent notées par des contours irréguliers et vagues. Les contrastes sont d’une extrême violence au niveau des couleurs étalées souvent avec les doigts sur des morceaux de carton. Il y a une gaieté de la couleur qui contraste aussi avec le côté démoniaque et visionnaire de ses motifs – scènes religieuses ou corps désarticulés. D’abord assez sombre, la palette de Nolde ira en s’éclaircissant à partir de 1911. Il est vraisemblable que les danseuses représentées par Nolde sont inspirées de celles qu’il vit au cours de ses voyages en Nouvelle-Guinée ou en Asie. L’influence de ce primitivisme subsistera dans les toiles de Nolde jusqu’en 1920. si on retrouve chez Nolde de nombreux caractères communs aux membres de la Brücke, sa violence, sa sensibilité religieuse tourmentée lui donnent une place à part dans l’histoire de la peinture expressionniste.

Jean-Michel Palmier.

La peinture expressionniste : K.Schmidt-Rottluff

Dimanche 20 septembre 2009

Karl Schmidt – Rottluff – Paysage à Lofthus, 1911 -

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Karl Schmidt naquit à Rottluff près de Chemnitz et adopta comme E. Nolde le nom de son lieu de naissance. C’est au lycée qu’il se lia avec son condisciple Erich Heckel et il l’accompagna à Dresde pour étudier l’architecture, après avoir songé comme Franz Marc à la théologie. Il se lia, par l’intermédiaire de Heckel, avec E-L Kirchner et fonda avec eux le groupe Die Brücke . Ce nom choisi par Schmidt-Rottluff, est sans doute inspiré du célèbre passage du Zarathoustra de Nietzsche, où il définit l’homme comme un pont, un déclin et une transition. C’est aussi lui qui rallia Emil Nolde au groupe et il correspondit même avec Edvard Munch pour obtenir son adhésion.

Bien qu’il ait joué un rôle prépondérant dans La Brücke(il y introduisit notamment la lithographie), il se tint à l’écart du groupe, exposa rarement avec lui, ne fréquenta guère ses ateliers communs. Contrairement à Kirchner, Schmidt-Rottluff est peu sensible aux villes, il réalise peu de portraits et semble s’attacher aux paysages. Kirchner dira de lui : « L’air vif de la Baltique fut à l’origine d’un néo-impressionnisme monumental, surtout chez Schmidt-Rottluff. » Ce néo-impressionnisme initial devait évoluer sous l’influence de Van Gogh vers un style plus expressionniste, qui lui restera personnel : assemblage de couleurs violentes en grandes surfaces, harmonie chaude des tons, impression de puissance et de mystère. L’un des sommets de son oeuvre fut atteint en 1911, au cours d’un voyage en Norvège. La même année, il commença à collaborer au Sturm d’Herwarth Walden et, influencé par le fauvisme, donne à sa palette des couleurs plus lumineuses. En 1912, il participera aux expositions du Blauer Reiterà Munich et au Sonderbund de Cologne. L’année suivante, la ville apparaît dans son oeuvre ainsi que des portraits.

Son oeuvre gravée souvent plus connue que sa peinture, témoigne d’une certaine ferveur mystique – il réalisa de nombreux Christs -, mais surtout de l’influence du bois gravé du XVIe siècle et de l’art nègre. Au début des années 20, le style de Schmidt-Rottluff deviendra moins tragique, à la fois plus décoratif et plus abstrait, et semble s’éloigner de la violence de l’expressionnisme. Considéré à juste titre comme l’un des maîtres de la gravure sur bois expressionniste, admiré tout au long des années 20, six cents de ses oeuvres seront confisquées par les nazis en 1937 et soixante et une exposées comme « art dégénéré ».

 Paysage à Lofthus (1911) est l’une des plus célèbre « toiles norvégiennes » de Schmidt-Rottluff. On y retrouve la permanence de sa conception mystique de la nature, les dissonances expressionnistes de couleurs, leur assemblage en surface. L’influence du fauvisme est visible, mais le primitivisme de Schmidt-Rottluff est plus lumineux. Le paysage se trouve réduit à l’essentiel, stylisé comme s’il s’agissait d’une gravure sur bois. Derrière ces surfaces aux couleurs vives où se détachent violemment le bleu sombre et l’orangé, on distingue un paysage complexe, avec au premier plan, un petit village au bord de lagunes lumineuses qui s’enfoncent profondément dans une mer cobalt, couleur qu’il utilise dans presque toutes ses toiles et qui permet de les reconnaître immédiatement. Schmidt-Rottluff n’introduit pas ici ce dynamisme tourmenté que l’on trouve dans certains paysages comme A la gare  (1908) inspirés de Van Gogh. Il semble chercher à suggérer une immense beauté, traduite par l’assemblage de couleurs vives : les façades rouges, les toits jaunes, se détachent sur le vert sombre des forêts qui contraste lui-même avec l’orangé de la lagune, et le bleu sombre de la mer.

Cette conception mystique de la nature se retrouve chez la plupart des peintres de la Brückeavec plus ou moins de religiosité ou de tragique. On notera la beauté mystérieuse des paysages de Schmidt-Rottluff, le mélange de joie et de mélancolie, symbolisé par les contrastes de couleurs qui donnent à chacune de ses toiles quelque chose de grandiose.

Jean-Michel Palmier

Karl Schmidt-Tottluff – Bin armer Leute Kind -1905 -

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 » Je suis enfant de pauvres gens. « 

L’oeuvre graphique de Karl Schmidt-Rottluff a été en général plus appréciée que sa peinture. Elle comprend en fait quelque six cents cinquante oeuvres, les plus intéressantes étant celles qui correspondent à son appartenance au groupe Die Brücke. Si ce sont de Munch ou Gauguin que la Brücke tire la violence émotionnelle de ses gravures, ce style empruntera aussi beaucoup à la redécouverte du bois gravé du Moyen Age, aux gravures de Dürer et à l’art africain. Toutefois, la technique de la gravure utilisée par la Brücke est profondément originale : il s’agit moins d’atteindre une perfection stylistique que de fixer une émotion, une image, un sentiment violent.

Aussi les gravures sont-elles exécutées très rapidement avec des matériaux rudimentaires. S’inspirant de l’art africain et océanien, les membres de la Brücke veulent aussi en retrouver l’authenticité, en effectuant peu de retouches. C’est la même authenticité qu’ils rechercheront dans les gravures sur bois de la fin du XVéme siècle, avec leur rudesse et parfois même leur mysticisme (Cranach, Grünewald). la façon dont on travaille le bois rejaillit sur le style et la gravure. Celles de la Brücke, exécutées souvent sur de simples couvercles de caisse, des planches mal rabotées, intègrent à l’oeuvre les « noeuds », les fibres irrégulières. Le dessin est souvent esquissé à la craie noire et les blancs évidés à grands coups de burin. Ce côté artisanal et l’aspect primitif du matériau permettent de jouer à la fois sur la violence des contrastes et une stylisation extrême. L’encre elle-même est étalée à la spatule, passée sur la planche au rouleau et les corrections sont faites au ciseau. Souvent ils graveront même sans dessin préalable et certaines gravures seront exécutées en une nuit. Ceci transforme en même temps la fonction de l’oeuvre : elle se veut avant tout un message, un tract, un manifeste.

Les styles des différents membres de la Brücke  sont lisibles aussi dans leurs gravures. S’il est assez unitaire, on discerne chez certains une plus ou moins grande influence de l’art africain, une permanence d’éléments décoratifs, uns aspect plus ou moins mystique et visionnaire.  Il y a dans la plupart des gravures de la Brücke  une certaine brutalité, qui culmine dans ces profils stylisés inspirés de l’art africain, comme taillés à la hache, et le heurt permanent des contrastes noir et blanc, parfois aussi des couleurs ajoutées. Cette violence n’exclut pas, malgré ces techniques rudimentaires, une réelle beauté.

Bin armer Leute Kind  (1905) est l’illustration frappante de la richesse de possibilités d’expression que les artistes de la Brücke  ont su tirer de la gravure sur bois. Le visage est obtenu par un jeu étonnant de contrastes. Stylisé, il garde pourtant une puissance émotive remarquable. Schmidt-Rottluff n’a pas encore adopté la dureté du style qu’il forgera quelques années plus tard en s’inspirant de l’art africain, caractérisé par les diagonales et les hachures. On songe beaucoup plus à Munch, au bois gravé du Moyen Age, avec aussi une certaine influence décorative du Jugendstil. Le thème fait songer aux nombreux dessins de Heinrich Zille, l’artiste berlinois qui lui aussi fixera les visages des enfants pauvres, mais il y a surtout cette profonde tristesse qui caractérise la plupart des portraits réalisés par Schmidt-Rottluff, qu’il s’agisse de toiles ou de gravures. Alors que ses portraits ultérieurs seront souvent rehaussés d’effets colorés inattendus, marqués par des déformations de toutes sortes, ses premières gravures sur bois, encore signées Karl Schmidt, témoignent beaucoup plus de sa sensibilité personnelle, avant son ralliement au style collectif de la Brücke . On notera aussi, jusque dans la confection du monogramme, une influence de l’art japonais que l’on retrouve dans plusieurs de ses gravures comme chez Van Gogh. La beauté du visage, sa force poétique tiennent essentiellement au subtil jeu de lumières et d’ombres, et à l’impression de détresse suggérée par l’éclat triste des yeux et le pli amer de la bouche.

Jean-Michel Palmier.

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