Otto Dix : Soldat Blessé, 1924
A partir du début des années 20, l’Expressionnisme ira en déclinant. La guerre de 1914 l’avait blessé dans sa source vive. Non seulement de nombreux artistes y trouvèrent la mort, mais les horreurs des tranchées firent prendre conscience à la plupart des expressionnistes qu’il est impossible de transformer le maonde par des appels à la fraternité, des poèmes et des manifestes. De même que, selon le mot de Erich Maria Remarque, l’Homme avec un H majuscule est mort dans les tranchées, même s’il a survécu à la mitraille, l’Art avec un A majuscule avait aussi été piétiné. Rien d’étonnant à ce que la plupart des artistes après 1918 se soient ralliés au spartakisme, au parti communiste, à un socialisme messiannique, en considérant que seule l’action politique pourra réaliser leurs rêves.
Le surgissement du dadaïsme, des courants prolétariens, du groupe de Novembre, puis de la Nouvelle objectivité sont inséparables de ces désillusions. La mystique et la romantisme crépusculaire de l’expressionnisme, son mélange d’utopie et de rêve, feront place à la violence de Dada, à l’admiration pour le constructivisme russe et ses projets architecturaux, au regard froid de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit ). Les oeuvres de Georg Grosz, Max Beckmann, Otto Dix, Christian Schade exprimeront le mieux cette nouvelle sensibilité.
Pourtant l’expressionnisme comme style n’est pas mort. Il est même devenu célèbre, un peu partout en Allemagne. Après la guerre et la misère qui l’accompagne, les visions les plus pessimmistes de l’expressionnisme paraissent presque réalistes. Une première génération se reconnaît dans Le Cri de Munch et dans les premiers drames expressionnistes que jouera Max Renhardt à Berlin ( Munch avait même décoré l’un de ses théâtres) et qui connaîtront un grand succès. Certains peintres expressionnistes sont devenus professeurs dans les écoles des Beaux-Arts. Les musées achètent des toiles expresssionnistes et ont fait appel à des peintres expressionnistes, ainsi ceux du Sturm – H. WArm, W. Röhrig, W. Reimann – pour peindre les étonnants décors du film de Robert Wiene, Le Cabinet du docteur Caligari (1920). dans une scène du célèbre film de Fritz Lang, Mabuse le joueur, quelqu’un demande à Mabuse : « Docteur Mabuse, que pensez – vous de l’expressionnisme? » Il répond seulement : » C’est un jeu, mais la vie aussi est un jeu. » A la même époque, on voit sur les murs de Berlin une affiche qui montre une fille nue dansant avec un squelette et le slogan : « Berlin, ton danseur est la mort. » Image symbolique d’une époque où la tragique et la dérision vont de pair.
Tandis que Piscator, puis Brecht élaborent de nouvelles formes de théâtre – théâtre épique, prolétarien, documentaire – les dadaïstes déclarent la guerre à l’art et à la bourgeoisie. Ils récusent les illusions, les utopies, les rêves de l’expressionnisme. La Nouvelle Objectivité le rejettera aussi et remplacera ses images mystiques, angoissées, par celles, non moins angoissantes, d’un monde trivial, inquiétant, où triomphent le cynisme et la déraison. On s’interrogera souvent pour savoir quand est mort exactement l’expressionnisme. En fait, il est mort en 1933, lorsque tous ceux qui l’avaient incarné durent quitter l’Allemagne pour ne pas être envoyés en camps de concentration, lorsque les oeuvrages et les toiles expressionnistes seront incendiés par les nazis comme témoignage du « bolchevisme culturel » ou proposées à la raillerie du public dans des « expositions d’art dégénéré » (entartete Kunst ) à Munich en 1937. Mais comment ne pas reconnaître le legs de la peinture expressionniste à tout l’art moderne ? Il nous semble se révéler sous ses multiples aspects :
- la critique de l’impressionnisme et du naturalisme, l’affirmation d’une nouvelle sensibilité visionnaire, torturée, qui donne à la subjectivité sa plus grande liberté;
- une violence de l’expression rarement atteinte sur une aussi grande échelle dans la peinture;
- une évolution complète de la forme, du style, qui fait place à la distorsion, à l’abstraction, à la déformation;
- un appel systématique à l’inconscient, à l’irrationnel, à des émotions, aux sentiments les plus violents au niveau plastique;
- un usage des couleurs qui, même s’il prolonge les expériences des Fauves, de Gauguin, de VanGogh, va, à travers des contrastes insolites, bouleverser complètement la palette des peintres. En même temps, ces couleurs feront l’objet d’investigations théoriques d’une rare profondeur, notamment au sein du Blaue Reiter.
- la tendance généralisée à l’abstraction qui se manifeste chez la plupart des expressionnistes et culmine chez Kandinsky, Kleee, Feininger;
- La découverte de la richesse poétique de nouveaux thèmes : le visage, le masque, le corps dans sa violence instinctuelle, le paysage comme reflet stylisé de l’émotion intérieure, les richesses et les maléfices de la ville moderne;
- enfin, la redécouverte de la beauté, de la profondeur du boid gravé. Sans l’expressionnisme, il n’y aurait pas eu l’oeuvre naturaliste de Käte Kollwitz, celle d’Ernst Barlach et ce prodigieux succès de la gravure sur bois dans les années 20 et 30. Sans ce style anguleux, visionnaire de la Brücke, la conception de l’écran comme gravure dans le cinéma expressionniste n’aurait peut-être pas existé. L’expressionnisme est devenu une partie de notre sensibilité. Ses visions apocalyptiques ne cessent de nous hanter.
S’il fallait tenter d’exprimer en un mot, ce que fut la puissance visionnaire de la peinture expressionniste, on pourrait peut-être simplement rappeler cette anecdote sur Munch. Alors qu’il se trouvait chez son ami Gustav Schieffer, celui-ci reçut une série de gravures dans un colis. Il les montra à Munch qui s’écria seulement : » Que Dieu nous protège ! De grands maux se préparent ! » Munch rest silencieux pendant le reste de la journée et déclara le lendemain qu’il n’avait pu dormir à cause des gravures qui l’avaient impressionné. Elles avaient comme auteur un jeune peintre encore inconnu : Karl Schmidt-Rottluff, membre de la Brücke.
Jean-Michel Palmier
E. Munch : Le Cri, 1894, dans La Revue Blanche.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
- Der Blaue Reiter, édité par W. Kandinsky et Franz Marc. Piper Verlag, 1912-1965.
- Kandinsky W., Regards sur le passé et autres textes 1912-1922, Hermann, Paris 1976.
- Die Brucke ( avec une préface de H-M. Wingler), Munich, 1956.
- Schreyer L., Erinnerungen an Sturm und Bauhaus, Munich 1956
- Selz J., German Expressionist Painting, Los Angeles, 1957.
- Myers B.-S., Les expressionnistes allemands, Productions de Paris, 1967.
- Richard L., D’une apocalypse à l’autre, éd . 10 / 18, Paris 1976.
- Palmier J.-M;, L’Expressionnisme comme révolte, 2 volumes; Payot, Paris, 1978.
- Palmier J.-M;, L’Expressionnisme et les arts, 2 volumes; Payot, Paris, 1978.
- Paris-Berlin, rapports et contrastes France – Allemagne, catalogue de l’exposition, centre Georges Pompidou, Paris, 1978
- Worringer W. Abstraction et Einfühlung, Klincksieck, Paris, 1978
- Richard L., Encyclopédie de l’expressionnisme, Somogy, Paris.
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