Georges Lapassade : Portrait d’un outsider

652829742m.jpg« L’ Entrée dans la vie » de Georges Lapassade a été publié pour la première fois  en 1963 aux Editions de Minuit. Pour sa parution en livre de poche dans la collection 10-18, Jean-Michel Palmier écrivit cette préface en 1971  : Portrait d’un outsider.

 » K. dressa l’oreille. Le Château l’avait donc nommé arpenteur. D’un côté c’était mauvais; cela montrait qu’au Château on savait de lui tout ce qu’il fallait, qu’on avait pesé les forces en présence et qu’on acceptait le combat en souriant. Mais d’autre part, c’était bon signe aussi, car cela prouvait, à son avis, qu’on sous-estimait ses forces et ce qu’il aurait plus de liberté qu’il n’en eût pu espérer de prime abord. Si l’on croyait pouvoir le tenir en état de crainte constante en reconnaissant ainsi sa qualité d’arpenteur – ce qui  donnait évidemment au Château la supériorité morale, -on se trompait; il en éprouvait bien un petit frisson passager, mais c’était tout. »

Franz KAFKA : Le Château.

          La parution de l’ Entrée dans la vie en livre de poche est le symbole d’une évolution souterraine, mais significative.
          Ce n’est pas seulement l’originalité incontestable d’un livre qui s’est affirmée mais une certaine conception de la sociologie, de son rôle critique face aux institutions, une certaine image de l’homme, et de la vie. Enfin, c’est le reflet fidèle de l’étrangeté de tout l’itinéraire de Lapassade. Au moment où l’institution universitaire tente de l’écarter, où sa réputation de non-sérieux, d’émeutier et de marginal est un fait acquis, ses thèses trouvent auprès des jeunes générations – les étudiants en particulier – une audience grandissante. Eternel rejeté, il acquiert par les exclusions la véritable dimension de toute son oeuvre et la consécration de ceux à qui elle s’adresse : le « clan de la nuit », les »marginaux », les « dropout », – tous ceux qui vivent à l’écart de nos institutions.
          Publié pour la première fois en 1963 dans la collection ARGUMENTS, qui a révélé en France les oeuvres les plus importantes de la pensée marxiste contemporaine – Histoire et Conscience de classe de Lukacs, Marxisme et Philosophie de Karl Korsch, Eros et Civilisation  de Marcuse – L’Entrée dans la vie est un livre qui ne vieillit pas et qui s’est trouvé sans cesse enrichi par l’histoire, vérifié et complété par les événements. Le sous-titre : Essai sur l’inachèvement de l’homme, exprime la thèse fondamentale que Lapassade n’a cessé de développer dans tous ses ouvrages : » la maturité n’est qu’un masque ».
          « Entrer dans la vie », cela signifie à la fois naître biologiquement et accéder à la condition d’adulte par la naissance sociale. Mais Lapassade repousse d’emblée cette distinction : tout naissance dit-il est sociale. L’Entrée dans la vie  est donc la description des multiples visages de cette naissance sociale. La  première « entrée », c’est la naissance « prématurée » d’un organisme inachevé. Voilà le fondement biologique du projet humain, de l’inter-subjectivité et de sa première expression : la relation duelle. Le complexe d’Oedipe est une seconde naissance; il consacre le passage à la relation ternaire. Le travail de la puberté  dépasse et conserve la structure oedipienne, sans pour autant que la maturité soit atteinte. L’adolescent brise les liens familiaux pour s’intégrer aux groupes qui constituent l’univers social. Lapassade étudie les rites de passage qui correspondent à cette puberté sociale dans les tribus primitives et qui, dans les sociétés industrielles, font place aux « années d’apprentissage » dont les « romans de formation » (Wilhelm Meister de Goethe, l’Education sentimentale de Flaubert) sont l’illustration esthétique.
          La stratification de la société en classes sociales rend le problème infiniment complexe. Un individu appartient concrètement à l’histoire en tant qu’inséré dans une certaine communauté, dans sa génération. Or, Lapassade montre pourquoi le destin des jeunes, à notre époque, c’est précisément le nihilisme. Il reconnaît dans ce nihilisme le courant fondamental de la société moderne. Les explosions de violence, le refus des valeurs et des institutions expriment l’impossibilité, aujourd’hui, de définir une norme de l’adulte, et de la maturité, en psychologie, en philosophie, en sociologie, en théorie de l’éducation. L’homme moderne apparaît comme définitivement inachevé. Peut-être sommes-nous seulement « mûrs » pour comprendre cet inachèvement, et l’assumer.
          Aussi Lapassade s’efforce -t-il de montrer la possibilité et la nécessité, aujourd’hui, d’une « véritable pensée de l’inachèvement ». Par-delà les mythes brisés du Savoir Absolu et de la Sagesse, il faut reconnaître à l’aube des nouvelles pensées de l’inachèvement, Marx et Freud, mais aussi Nietzsche et Heidegger. Inachevé dans son être, son corps, ses sentiments, l’ homme est aussi bien l’enfant refoulé qui survit dans l’adulte de Freud, que la bête non déterminée de Nietzsche ou l’être des lointains, des horizons et des possibles de Rilke et de Heidegger : ni ange, ni poupée, mais perpétuel surgissement, perpétuelle création. Toujours hors de lui-même et au – delà de lui-même, projet, souci, intentionnalité, l’homme, comme le montrait le Heidegger de Was ist Metaphysik ?, ne peut jamais constituer une totalité achevée. Toute tentative pour le figer dans une totalité inerte, une nature quelconque, ne peut qu’être la source de nouvelles aliénations psychologiques, politiques, sociales : « la norme de l’homme achevé, de l’adulte, est fondée sur l’oubli de ce qu’est l’homme véritablement. »
          L’originalité de l’ouvrage tient à sa méthode même : d’emblée, il brise toutes les catégories figées. pour étayer sa thèse, Lapassade fait appel aussi bien à la biologie qu’à la philosophie, à la psychanalyse qu’à l’ethnologie. Il montre la nécessité d’une « anthropologie interdisciplinaire » capable d’assembler tous les discours sur l’homme, – qu’il s’agisse de Freud, de Nietzsche, de Marx ou de Heidegger, de la sociologie ou de la poésie, de la biologie ou du marxisme. Enfin, il souligne l’enracinement profond de tous ces problèmes théoriques au niveau du vécu : celui des jeunes, de leur révolte, de leur refus général des valeurs et de la vieille culture, d’un monde qui fabrique et exporte allègrement du napalm et des télévisions en couleurs.
          Les événements politiques, les travaux ethnologiques, les révoltes sauvages de la jeunesse des pays capitalistes, comme le « hooliganisme » des pays socialistes, ont amplement confirmé les intuitions fondamentales de l’Entrée dans la vie. Des blousons noirs, contemporains de la Guerre d’Algérie, aux barricades de Mai 1968, d’Elvis Presley à Jerry Rubin, la jeunesse s’est affirmée comme la conscience malheureuse universelle du système, comme l’incarnation du refus de l’ordre adulte existant.
          Tous ces refus étaient déjà présents dans l’Entrée dans la vie . mais ils y étaient dissimulés sous le vêtement respectable du langage universitaire. L’appareil critique, les références à Bolk, Marx, Freud, Nietzsche, Trotski, Heidegger imposaient par leur sérieux, et masquaient l’apologie du nihilisme, la philosophie à coups de marteaux que Lapassade appliquait à l’homme adulte, – norme sociale dont Cooper et Laing ont depuis montré le danger – et aux institutions. Ses ouvrages ultérieurs ne feront que dissoudre ce langage et cette respectabilité, réintroduire dans le cadre des concepts la richesse corrosive du monde vécu.
          Les ouvrages que Lapasssade a publiés après l’Entrée dans la vie témoignent d’une conception radicale de la sociologie. Loin de colmater les brèches sociales, d’harmoniser le fonctionnement des institutions, son rôle est de laisser se développer les conflits afin de faire éclater les structures figées. L’Analyse institutionnelle (1) ne se propose pas d’être un discours sur la société à la manière de l’Ecole de Francfort ( Adorno, Marcuse, Horkheimer), mais une intervention directe, sur le terrain; et ce terrain n’est autre que le monde social et politique. Cette sociologie des contre-institutions (2) peut aussi servir d’ébauche à un projet révolutionnaire, constituer le point de départ d’un ébranlement global des structures et des institutions.
           Une telle conception de la sociologie s’accommode assez mal du cadre rigide des structures universitaires, même si aucun enseignant aujourd’hui, si haut placé soit-il, n’oserait ignorer Marx dans son programme de philosophie, et s’abstenir de  signer les pétitions habituelles pour assurer ses étudiants de sa parfaite orthodoxie. Il est peu facile d’enseigner la contestation, le Grand Refus, du haut d’une chaire universitaire, symbole des institutions que l’on combat, de la respectabilité bourgeoise que l’on critique, et du salaire honorable que l’on perçoit. Sans doute est-il bien vu de critiquer l’institution, de la remettre en question – théoriquement – lorsqu’on est sociologue, mais sans aller trop loin.
          Théodor Adorno et Georges Lapassade en ont fait une expérience identique, mais inverse : ce sont les étudiants de Francfort qui ont exclu Adorno; parce qu’il se bornait à un discours critique sur la société et refusait sa critique en actes; c’est l’autorité universitaire qui a réprimé Lapassade, parce qu’il prétendait faire passer ce discours critique dans la réalité. Très vite, l’orthodoxie douteuse de l’auteur de l’Entrée dans la vie est devenue objet de scandale. L’institution consciente du danger que représentait son enseignement ou son « inactivité », n’a pas tardé à se venger.
          Lapassade a transposé dans deux livres ses démêlés avec l’Université sous forme d’allégories kafkaïennes. Les héros de ses fictions – l’Arpenteur, Labalue – ressemblent comme des frères à l’Arpenteur de Kafka ou au petit Soldat Chveick, avec une différence : « l’Administration  » n’est ni la monarchie austro-hongroise, ni l’énigmatique Château, mais tout simplement, la machine universitaire et ses divers mécanismes d’intégration, de refus, d’exclusion : un raccourci du monde avec son Purgatoire, son Enfer et son Paradis.
          Mais l’ultime métamorphose de Lapassade n’est pas encore accomplie : avant de devenir Labalue, il n’est encore que l’Arpenteur, celui qui se présente – comme le paysan aux Portes de la Loi dans l’allégorie du Procès – aux portes de l’Institution, et qui ne cesse de les retrouver fermées. Assez paradoxalement, c’est le refus de l’Université qui devait le radicaliser. Cela n’a rien de nouveau. Il serait même plaisant de se demander ce que serait devenu un certain Karl Marx si l’Université prussienne avait consenti à l’intégrer en son sein.
          Deux livres constituent la transition entre l’élaboration de cette méthode d’intervention directe et l’explosion finale violente, tragique, émouvante : Le Livre fou, et l’Arpenteur  (3) . Au terme de cette évolution, Lapassade sera devenu tout ce que l’on redoutait de lui : l’objet de scandale, le renégat, le maudit, celui dont les éclats de rire et la marginalité non culpabilisée apparaissent comme des principes corrosifs et négatifs. Paraphrasant Genet, il pourrait dire  » Je suis ce que le scandale a fait de moi ». Comme l’auteur du Miracle de la Rose , il s’identifie à son être pour autrui et devient ce que les autres découvraient en lui. Puisque l’Université – comme la Justice du Procès de Kafka, qui siège dans l’arrière-cour d’une blanchisserie – n’en finit pas d’instruire son procès, il fera le Procès de l’Université (4) : c’est le titre du livre qui paraît dans l’horizon ou plutôt le reflux, de Mai 1968. Analysant les origines de la crise sociale qui était apparue à partir de la crise universitaire, il montre qu’aucune réforme ne peut en colmater les brèches. Soulignant encore l’importance des jeunes comme analyseurs institutionnels spontanés,  il proclame que l’Université, comme institution, est morte, que le travail qui s’accomplit en son sein est un travail du deuil, que les véritables luttes s’accomplissent dans la rue.
          Mais Lapassade ne devait pas tarder à s’attirer de sérieux ennuis avec cette Université qu’il enterrait si joyeusement. On lui reprochait d’être plus souvent à Nanterre, parmi les enragés, que dans la salle de cours, de préférer les émeutes à l’enseignement de la sociologie. Une intervention sociologique de l’Université du Québec qui devait dégénérer en crise politique n’était pas faite pour renforcer un prestige universitaire déjà sérieusement entamé. L’évolution allait se précipiter.
          Le 29 juillet 1969, le Recteur de l’Université du Québec, à Montréal, proposait malencontreusement à Lapassade de faire l’analyse institutionnelle de son établissement. C’était demander au théoricien de la non-participation de faire l’analyse positive de la participation. Mû par sa passion pour les recherches actives, Lapassade accepte néanmoins. Arrivé à Montréal sans aucun titre que celui d’analyste, il tente pendant longtemps, en vain, d’établir un contact avec les professeurs et les étudiants. En fait, il ne fera que piétiner – comme l’Arpenteur de Kafka – dans la neige jaune et sale des rues. Intrus et suspect, il se sent d’emblée rejeté. La ressemblance avec le roman de Kafka devient étonnante : les longs errements de l’arpenteur, son impossibilité à établir le moindre contact avec les maîtres du Château qui l’ont appelé, trouvent leur correspondance directe dans l’incapacité de l’analyste à entrer en contact avec son « client ». Par ailleurs, on sent confusément qu’il est un « faux analyste », comme K. est un « faux arpenteur ».
          Condamné une fois de plus à la marginalité, il se lie avec les marginaux, avec les dropout, ceux du Clan de la Nuit. Etranger, présence encombrante, il établit son quartier général dans un petit bureau qui devient rapidement un centre d’agitation : les étudiants y viennent tous les jours pour parler de leur vie quotidienne; ils rédigent même un journal. Mais sa présence dérange : on ne peut vivre en se sentant regardé. Et puis, est-il vraiment analyste ? Comme l’arpenteur de Kafka, on ne le voit jamais arpenter. Entreprenant de déchiffrer le caché, le refoulé de l’institution, il en ébranle le fondement. Détruisant la censure culturelle, il fait agir les conflits.
          Lorsqu’il parle de son livre Procès de l’Université à la télévision canadienne, le malentendu devient tout à fait clair : ce n’est pas lui qu’on attendait; il n’est pas le bon arpenteur. Sa présence fait l’objet d’une interpellation à la Chambre. Pourquoi inviter un anarchiste étranger à détruire les institutions? Cet incident, vite amplifié par la presse et la télévision, – lui vaut une hostilité de plus en plus générale. Seuls les marginaux l’accueillent parmi eux et lui offrent leur amitié. Mais un jour, il apprendra qu’il n’est plus l’Invité du Recteur, et qu’il doit s’en aller.
          Echec ? L’analyste est allé jusqu’au bout de son intervention. Il a montré qu’ici, comme partout, la participation est impossible, que cette université nouvelle n’est qu’une usine d’intégration sociale. Invité par accident, il est enfin rejeté : on n’avait pas besoin d’arpenteur. Mais, de ce séjour, il rapporte deux livres surprenants: l’Arpenteur , écrit comme une pièce de théâtre, et qui raconte l’histoire de cette intervention manquée ou réussie, comme on voudra; Le Livre fou , où alternent les photographies, les corps nus et les slogans politiques, le délire typographique, les tracts et les images de la contre-culture des étudiants canadiens, qui s’expriment en français, mais dont le sol est celui de la contre-culture américaine.
          Naturellement, c’était le vêtement universitaire qui, avec la publication de ces deux ouvrages, s’effilochait davantage. Cette irruption brutale de la vie, des structures inachevées de la contestation, de l’analyse, des réussites et des échecs s’intégrait mal dans un enseignement magistral. Cette volonté de retrouver la vie, de coller charnellement à elle, d’en épouser le souffle et les blessures n’était pas faite pour combler l’abîme qui s’était ouvert entre l’université et lui. Il commençait seulement à entrevoir ce que ce refus pouvait avoir de positif. rejeté par tous, par ses collègues, ses patrons et ses « clients », il ne lui restait plus qu’à affirmer ce refus, à le revendiquer et à en faire la base d’une construction nouvelle.
          C’est cet éclatement final, ce refus total des structures, du conformisme, des institutions, des lâchetés et des compromissions qui constituent le thème de son dernier livre : Le bordel andalou. (5)
          Violent, agressif, cruel, ce livre n’est ni un roman, ni un journal, ni un récit, ni un essai, mais une construction singulière où l’on retrouve l’ensemble des thèmes qui, depuis l’Entrée dans la vie, n’ont cessé de hanter Lapassade et qu’il renonce, ici, à théoriser ou à refouler.
          C’est un gigantesque poème de l’inachèvement, à travers des fictions qui semblent tour à tour empruntés à Kafka, Burroughs, Ginsberg, Breton ou Gérard de Nerval. Un livre qu’on hésitera toujours à faire figurer dans une bibliographie car – acte de désespoir et de lucidité, de colère et de libération – c’est le pavé que Lapassade lance à la face de ceux qui l’ont rejeté. On lui avait assigné certaines limites : il montre qu’il les a depuis longtemps laissées loin derrière lui.
          Son livre renoue avec une tradition – celle du roman de formation . Est-ce sa faute si les années d’apprentissage de son héros ne s’écoulent pas dans le décor paisible d’un intérieur bourgeois, comme pour celui de Goethe, mais dans un bordel homosexuel d’Afrique du Nord ?
          L’ensemble de la société du spectacle et de la marchandise apparaît ici comme un gigantesque bordel.  Souvent, c’est à Michel Leiris qu’on songe, dans ses moments les plus cruels, au Leiris de l’Age d’homme, qui considère la littérature comme une tauromachie, qui se met entièrement en question, qui se dévoile totalement pour se rendre la vie impossible. Mais Lapassade introduit bien plus que l’ombre d’une corne de taureau; il renoue avec la tradition de Baudelaire et de Poe en faisant de l’écriture une catharsis, en voulant écrire avec tant de sincérité que « le papier se riderait et flamberait à chaque touche de la plume de feu  « . L’ouverture du livre donne le ton :  » Un jour, chez les musiciens Noirs, au milieu d’une ville abandonnée, j’ai réinventé la vie souterraine de George Labalue . »
          Labalue, c’est le cardinal que Louis XI avait enfermé dans une de ses cages. Quel rapport avec Lapassade ? Tout d’abord le fait que sa salle de cours, à Tours, s’appelle salle Louis XI, qu’elle est petite et obscure, et qu’il a toujours eu l’impression d’être enfermé. Mais Labalue fait aussi penser au Bardamu du Voyage au bout de la nuit de Céline, et on devine, derrière les images et les fantasmes, le récit autobiographique.
          Trois parties principales composent l’ouvrage. La première relate l’existence de Labalue, dans un hammam pour homosexuels, fréquenté, malgré sa crasse et sa misère, par l’élite universitaire, et qui nous plonge dans l’atmosphère morbide du Festin nu  de Burroughs. Elle s’achève sur un meurtre et un incendie, celui du « bordel andalou », qui symbolise Mai 1968.
          La seconde partie est une transposition, à peine voilée, jusque dans les noms, des péripéties universitaires qui ont marqué la carrière de Lapassade. C’est à nouveau l’Arpenteur aux prises avec l’Institution qui porte ici le nom de l’Administration – on songe au Procès , mais aussi, par l’ironie souvent cruelle, à la machine sinistre de la Colonie Pénitentiaire . Le lecteur étranger à cette machine universitaire lira le chapitre comme une fantaisie kafkaïenne; celui qui – par bonheur ou par malheur – n’est pas étranger à cet univers n’aura aucun mal à reconnaître les véritables événements et les protagonistes sous leur figuration symbolique, et le langage bureaucratique derrière le langage de Jarry.
          Objet de scandale, de méfiance, d’hostilité, Labalue est jugé inapte à enseigner. Mais il a compris la racine de son mal. Ce n’est pas lui qui est malade : c’est l’ensemble des institutions. Son exclusion est tragiquement ressentie, mais elle devient positive. Il sait que c’est l’institution qui porte la mort en elle.
          Labalue rejette l’Europe et part pour Bahia. Les chapitres qui suivent, les plus beaux du livre, relatent l’existence de Labalue dans la misère des favelas brésiliennes. C’est toujours la même existence sordide que dans le petit village arabe, mais avec en plus la violence, la terreur et la mort. La vie apparaît sans ses masques : on célèbre le culte de la pourriture au milieu des habits noirs et rouges des dieux et des démons. Tout ici est tragique, effrayant de misère et de cruauté. Un monde sauvage s’étend au pieds des policiers en uniforme noir, un monde où la vie et la mort, le dégoût et l’espoir, la haine et la passion se confondent à chaque instant.
          La troisième partie du livre, la plus émouvante, relate l’exclusion de Labalue par le Living Théâtre . Une nuit, ses amis se réunissent pour l’exclure. Comme à l’université, on lui reproche de développer les conflits au lieu de les aplanir, de créer des tensions au lieu de les résoudre, de mettre en péril l’unité du groupe, de le diviser en fractions hostiles.
          Je ne sais pas si les dialogues reproduits sont véridiques, mais ils ont quelque chose de bouleversant. Ainsi, lorsque les comédiens sont assemblés pour l’exclure, lorsqu’ils lui reprochent de ne rien apporter de positif, de ne pas chercher à s’intégrer au groupe, de ne pas croire aux sentiments, de n’aimer personne, bref, lorsqu’ils lui demandent de les quitter, de s’en aller, lorsqu’ils le chassent presque, Labalue ne trouve rien à répondre, sinon : « Je n’ai pas envie de vous quitter ».
          Les derniers chapitres du bordel andalou  constituent une sorte de rédemption par l’écriture. En écrivant, Labalue se libère.
          Il n’est plus qu’un chien crevé. Mais il a compris l’origine de son malheur : une étrange passion de la vie, de la souffrance, de la mort, de la joie et de la cruauté. Il reste seul et tente de comprendre pourquoi il vit, pourquoi il meurt. Il se voit figé, mort, assis sur une montagne d’immondices, emporté dans un torrent de boue. Il regarde les favelas, ses habitants, il sent la mort silencieuse l’envahir. Devant lui s’étendent la misère et la peur, le royaume de la mort avec ses cierges noirs et rouges. de l’autre côté, sur la colline, au sommet de la forêt sauvage, un gigantesque Christ inutile fait face à cette misère et promène sur le monde – comme le Dieu Grec – ses yeux morts.
           Lapassade, lui aussi, est mort. Il ne reste que Labalue, ce type qui n’a pas vraiment d’âge, traversé tour à tour par l’horreur et la passion de la vie, et qui est l’aboutissement de la lente métamorphose de l’arpenteur. A présent, il sait que personne n’attend plus rien de lui et qu’il est seul-comme Roquentin, le héros de la Nausée . Son exclusion, il l’assume, car il sait qu’il trouble la paix des institutions et des communautés. Tous l’ont abandonné, rejeté aux lisières de la folie, du rêve et de la mort. Il finit par souhaiter réellement que cette mort l’envahisse. Mais la mort, si elle emporte les dernières défroques de Lapassade, laisse intact celui qui est né de la métamorphose, et qui fait son entrée dans la vie.
          Ce personnage qui tient du héros de Céline, du Soldat Chveick et du Charlot des Temps Modernes, c’est Georges Labalue, l’outsider…

Jean-Michel PALMIER
Novembre 1971

(1) Cf. G. Lapassade : Recherches Institutionnelles – Gauthier-Villars, Editeur, 1967.
(2) Cf. G. Lapassade et R. Lourau : Clés pour la sociologie -Seghers, 1971.
(3) Editions de l’Epi, 1971.
(4) Pierre Belfond, Editeur, 1969.
(5) Editions de l’Herne.

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Portrait de Georges Lapassade

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