Archive pour août 2009

La peinture expressionniste 3/3

Lundi 24 août 2009

L’expressionnisme et les arts

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       Otto Dix : Soldat Blessé, 1924

A partir du début des années 20, l’Expressionnisme ira en déclinant. La guerre de 1914 l’avait blessé dans sa source vive. Non seulement de nombreux artistes y trouvèrent la mort, mais les horreurs des tranchées firent prendre conscience à la plupart des expressionnistes qu’il est impossible de transformer le maonde par des appels à la fraternité, des poèmes et des manifestes. De même que, selon le mot de Erich Maria Remarque, l’Homme avec un H majuscule est mort dans les tranchées, même s’il a survécu à la mitraille, l’Art avec un A majuscule avait aussi été piétiné. Rien d’étonnant à ce que la plupart des artistes après 1918 se soient ralliés au spartakisme, au parti communiste, à un socialisme messiannique, en considérant que seule l’action politique pourra réaliser leurs rêves.

Le surgissement du dadaïsme, des courants prolétariens, du groupe de Novembre, puis de la Nouvelle objectivité sont inséparables de ces désillusions. La mystique et la romantisme crépusculaire de l’expressionnisme, son mélange d’utopie et de rêve, feront place à la violence de Dada, à l’admiration pour le constructivisme russe et ses projets architecturaux, au regard froid de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit ). Les oeuvres de Georg Grosz, Max Beckmann, Otto Dix, Christian Schade exprimeront le mieux cette nouvelle sensibilité.

Pourtant l’expressionnisme comme style n’est pas mort. Il est même devenu célèbre, un peu partout en Allemagne. Après la guerre et la misère qui l’accompagne, les visions les plus pessimmistes de l’expressionnisme paraissent presque réalistes. Une première génération se reconnaît dans Le Cri de Munch et dans les premiers drames expressionnistes que jouera Max Renhardt à Berlin ( Munch avait même décoré l’un de ses théâtres) et qui connaîtront un grand succès. Certains peintres expressionnistes sont devenus professeurs dans les écoles des Beaux-Arts. Les musées achètent des toiles expresssionnistes et ont fait appel à des peintres expressionnistes, ainsi ceux du Sturm – H. WArm, W. Röhrig, W. Reimann – pour peindre les étonnants décors du film de Robert Wiene, Le Cabinet du docteur Caligari  (1920). dans une scène du célèbre film de Fritz Lang, Mabuse le joueur,  quelqu’un demande à Mabuse : « Docteur Mabuse, que pensez – vous de l’expressionnisme?  » Il répond seulement : » C’est un jeu, mais la vie aussi est un jeu.  » A la même époque, on voit sur les murs de Berlin une affiche qui montre une fille nue dansant avec un squelette et le slogan : « Berlin, ton danseur est la mort. » Image symbolique d’une époque où la tragique et la dérision vont de pair.

Tandis que Piscator, puis Brecht élaborent de nouvelles formes de théâtre – théâtre épique, prolétarien, documentaire – les dadaïstes déclarent la guerre à l’art et à la bourgeoisie. Ils récusent les illusions, les utopies, les rêves de l’expressionnisme. La Nouvelle Objectivité le rejettera aussi et remplacera ses images mystiques, angoissées, par celles, non moins angoissantes, d’un monde trivial, inquiétant, où triomphent le cynisme et la déraison. On s’interrogera souvent pour savoir quand est mort exactement l’expressionnisme. En fait, il est mort en 1933, lorsque tous ceux qui l’avaient incarné durent quitter l’Allemagne pour ne pas être envoyés en camps de concentration, lorsque les oeuvrages et les toiles expressionnistes seront incendiés par les nazis comme témoignage du « bolchevisme culturel » ou proposées à la raillerie du public dans des « expositions d’art dégénéré » (entartete Kunst ) à Munich en 1937. Mais comment ne pas reconnaître le legs de la peinture expressionniste à tout l’art moderne ? Il nous semble se révéler sous ses multiples aspects :

 - la critique de l’impressionnisme et du naturalisme, l’affirmation d’une nouvelle sensibilité visionnaire, torturée, qui donne à la subjectivité sa plus grande liberté;
- une violence de l’expression rarement atteinte sur une aussi grande échelle dans la peinture;
- une évolution complète de la forme, du style, qui fait place à la distorsion, à l’abstraction, à la déformation;
- un appel systématique à l’inconscient, à l’irrationnel, à des émotions, aux sentiments les plus violents au niveau plastique;
- un usage des couleurs qui, même s’il prolonge les expériences des Fauves, de Gauguin, de VanGogh, va, à travers des contrastes insolites, bouleverser complètement la palette des peintres. En même temps, ces couleurs feront l’objet d’investigations théoriques d’une rare profondeur, notamment au sein du Blaue Reiter.
- la tendance généralisée à l’abstraction qui se manifeste chez la plupart des expressionnistes et culmine chez Kandinsky, Kleee, Feininger;
- La découverte de la richesse poétique de nouveaux thèmes : le visage, le masque, le corps dans sa violence instinctuelle, le paysage comme reflet stylisé de l’émotion intérieure, les richesses et les maléfices de la ville moderne;
- enfin, la redécouverte de la beauté, de la profondeur du boid gravé. Sans  l’expressionnisme, il n’y aurait pas eu l’oeuvre naturaliste de Käte Kollwitz, celle d’Ernst Barlach et ce prodigieux succès de la gravure sur bois dans les années 20 et 30. Sans ce style anguleux, visionnaire de la Brücke, la conception de l’écran comme gravure dans le cinéma expressionniste n’aurait peut-être pas existé. L’expressionnisme est devenu une partie de notre sensibilité. Ses visions apocalyptiques ne cessent de nous hanter.

S’il fallait tenter d’exprimer en un mot, ce que fut la puissance visionnaire de la peinture expressionniste, on pourrait peut-être simplement rappeler cette anecdote sur Munch. Alors qu’il se trouvait chez son ami Gustav Schieffer, celui-ci reçut une série de gravures dans un colis. Il les montra à Munch qui s’écria seulement :  » Que Dieu nous protège ! De grands maux se préparent ! » Munch rest silencieux pendant le reste de la journée et déclara le lendemain qu’il n’avait pu dormir à cause des gravures qui l’avaient impressionné. Elles avaient comme auteur un jeune peintre encore inconnu : Karl Schmidt-Rottluff, membre de la Brücke.

Jean-Michel Palmier

 

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E. Munch : Le Cri, 1894, dans La Revue Blanche.

                       BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

- Der Blaue Reiter, édité par W. Kandinsky et Franz Marc. Piper Verlag, 1912-1965.

- Kandinsky W., Regards sur le passé et autres textes 1912-1922, Hermann, Paris 1976.
- Die Brucke ( avec une préface de H-M. Wingler), Munich, 1956.
- Schreyer L., Erinnerungen an Sturm und Bauhaus, Munich 1956
- Selz J., German Expressionist Painting, Los Angeles, 1957.
- Myers B.-S., Les expressionnistes allemands, Productions de Paris, 1967.

- Richard L., D’une apocalypse à l’autre, éd . 10 / 18, Paris 1976.
- Palmier J.-M;, L’Expressionnisme comme révolte, 2 volumes; Payot, Paris, 1978.

- Palmier J.-M;, L’Expressionnisme et les arts, 2 volumes; Payot, Paris, 1978.
- Paris-Berlin, rapports et contrastes France – Allemagne, catalogue de l’exposition, centre Georges Pompidou, Paris, 1978
- Worringer W. Abstraction et Einfühlung, Klincksieck, Paris, 1978
- Richard L., Encyclopédie de l’expressionnisme, Somogy, Paris.

 

La peinture expressionniste 2/3

Dimanche 16 août 2009

Le développement de la peinture expressionniste.

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 Dessin de Käthe Kollwitz

Quel visage offrait la peinture allemande vers 1900 ? Celui d’un monde sans unité où s’affirmait les tendances les plus contradictoires : une tradition idéaliste et romantique demeurée vivante depuis la deuxième moitié du XIX e siècle, une tradition naturaliste qui ira en s’amplifiant et qui semble parfois se conjuguer avec la première. De cette rencontre naîtront toute une série d’oeuvres qui marqueront profondément la peinture allemande vers 1900, celles d’Arnold Böcklin, d’Anselm Feuerbach, Hans von Marées, Franz Stuck et Hans Thomas. Les peintres expressionnistes se sont éveillés souvent à l’art, sous l’enseignement direct ou indirect de ces maîtres (F. Stuck en particulier).
La tendance naturaliste ou réaliste (Menzel, Leibl) semblait au contraire se conjuguer avec l’impressionnisme qui connaîtra en Allemagne un visage particulier, nommé néo-impressionnisme, et dont Max Liebermann, l’un des jeunes artistes qui prirent la défense de Munch en 1892, sera le représentant. Un peu partout en Allemagne, l’académisme était attaqué par ces nouveaux courants, en particulier par le naturalisme et l’impressionnisme, suspects aux  yeux des critiques conservateurs : le premier parce qu’il passait pour socialiste, le second parce qu’il était français. C’est à Max Liebermann (1847-1935) que revient le mérite d’avoir éloigné la peinture allemande des allégories romantiques au profit de l’impressionnisme. A la tête de la Sécession berlinoise, il rassemblera autour de lui des artistes comme Lovis Corinth, Max Slevogt, et fera connaître les toiles de Van Gogh, Cézanne, Toulouse-Lautrec, accueillant des artistes aussi différents que Max Beckmann, Emil Nolde, Kandinsky et Jawlensky. Si l’impressionnisme marqua presque tous les peintres expressionnistes qui se révoltèrent contre lui, le naturalisme coexista avec l’expressionnisme. L’exemple le plus frappant est celui de la célèbre dessinatrice Käthe Kollwitz (1867-1945) qui associera étroitement l’influence de Max Klinger et celle du naturalisme de Gerhard Hauptmann, multipliant les gravures sombres et déchirées sur la guerre, la misère et la faim., héritant en même temps du renouveau de la gravure sur bois expressionniste.
Tandis que l’impressionnisme revenait en Allemagne vers les paysages, nombre d’artistes allemands allaient quitter les villes pour former de petites communautés qui préfigurent celle de la Brücke ou de Murnau en Bavière (1). Ces artistes veulent revenir vers la nature, avec une inspiration assez mystique et évoluent vers une stylisation grandissante. L’expressionnisme puisera à cette source, comme à celle de Munch, de Van Gogh et du Jugendstil.
Il est d’ailleurs très difficile de déterminer avec qui et quand débute réellement la peinture expressionniste. Un certain nombre d’oeuvres, indépendantes, annoncent cette sensibilité : celle de Paula Modersohn-Becker en Allemagne, d’Oskar Kokoschka en Autriche, de Ludwig Meidner, d’Ernst Barlach par exemple, sont authentiquement expressionnistes sans pour autant s’inscrire dans un groupe structuré. Ils sont isolés mais marqués par les mêmes influences (Van Gogh, Cézanne, Gauguin et le Jugendstil), hantés par les mêmes thèmes et leur communauté n’est devenue évidente qu’après coup. Il est impossible de les rattacher à un courant précis, à une école de peinture: chaque oeuvre est à elle-même son propre univers et c’est à partir de la personnalité de l’artiste, de sa sensibilité autant que de son monde social, qu’il faut la comprendre.
En fait, l’expresionnisme n’atteindra sa première célébrité qu’à travers deux groupes et une galerie : Die Brücke, Der Blaue Reiter et Der Sturm.

Die Brücke

Ce groupe, dans lequel de nombreux critiques voient la véritable naissance de l’expressionnisme pictural, exista de 1905 à 1913 (date de sa dissolution). Il naquit de la rencontre des jeunes étudiants en architecture – Ernst Ludwig Kirchner, Karl Schmidt-Rottluff, Max Peichstein, Erich Heckel, Otto Mueller – auxquels s’adjoindra le peintre Emil Nolde. Ils ont en commun une révolte contre l’académisme, les conventions bourgeoises, esthétiques et éthiques, une aspiration à un ailleurs problématique, le rêve d’unir l’art et la vie, et surtout les influence de Edward Munch, Van Gogh, Gauguin et Cézanne. Ils réagissent contre l’impressionnisme, aspirent à un art émotionnel et violent qui puisse traduire leurs images de la vie et leurs angoisses.
Die Brücke naquit en fait de la jonction de plusieurs amitiés : E.L. Kirchner et Fritz Bleyl, étudiants depuis 1900 à l’école technique supérieure de Dresde, travaillaient ensemble depuis 1901. Erich Heckel et Karl Schmidt-Rottluff, s’étaient connus à la même époque à Chemnitz. Les deux groupes d’amis décidèrent de fonder à Dresde une sorte de communauté. Ils se réunissaient dans la chambre de Kirchner, discutaient d’arts plastiques, mais aussi de littérature et de poésie. Bientôt, transformèrent en atelier une vieille boutique près de la gare de marchandises de Dresde-Friedrichstadt, dans la Berlinerstrasse. Tout en travaillant, ils lisent les oeuvres de Verhaeren, Wedekind, Verlaine, Rimbaud, Strindberg. Ils sont tous profondément marqués par Nietzsche et se sentent proches de de la génération de poètes allemands que l’on qualifiera d’expressionnistes : Georg Heym, Else-Lasker-Schüler, Georg Trakl, Franz Werfel. Le nom « Die Brücke «   (le Pont) symbolise leur désir d’aller vers une autre rive, un autre monde. Ils pensaient qu’après l’impressionnisme, qui ne présentait que des fragments de réalité, le moment était venu d’atteindre un nouveau monde visionnaire. Pour parvenir à se faire connaître, ils décidèrent d’exposer en tant que groupe. Ils rédigèrent ensemble l’Odi profanum ,  où ils fixent leurs idées, leurs états d’âme, leurs visions, leurs dessins et les comparent ensuite. Tous étaient inconnus et il n’était pas question pour eux de trouver place dans les expositions officielles. Aucun d’eux, non plus, n’avait véritablement étudié la peinture en dehors de Kirchner. Hostiles à tous les conformismes dans l’art et dans la vie, ils détestent la bourgeoisie dont la plupart sont issus et tentent d’exprimer ce qui leur semble constituer la vérité de leur temps : un certain mélange d’angoisse, de rêve, de désespoir, de révolte, de passion de la vie et une recherche éperdue d’authenticité. Ils affirmeront dans la juxtaposition des couleurs les plus violents – rouge,vert, jaune, bleu – leur attirance pour tout ce qui est « barbare ». Marqués par les Fauves et Van Gogh, ils recevront presque tous une impression très forte des objets, masques, sculptures, africains et surtout océaniens, qu’ils découvriront dans les sections ethnologiques des musées allemands.
Les premières expositions du groupe seront très mal accueillies : si la première, qui se tint dans l’appartement de Kirchner, n’attira personne, la seconde verra son affiche confisquée par la police. Bien qu’elle se soit tenue dans une usine, en même temps qu’une exposition de luminaires, les membres de la Brücke seront insultés par les critiques. On juge leurs oeuvres barbares, laides, brutales. En 1906, la Brücke publia son programme, un appel à la jeunesse allemande à se joindre à elle. Pourtant, en dépit de ce manifeste, les membres de la Brücke resteront encore peu nombreux. Seuls Max Pechstein, Emil Nolde, Otto Mueller ont rejoint le groupe; Bleyl l’a quitté dès 1909. Bientôt le groupe s’adjoindra des membres passifs sur simple adhésion (il en compte soixante-huit en 1910) et en l’espace de cinq années, le groupe parviendra à imposer son style.
Si les idées de la Brücke sont vagues et confuses – révolte anti-bourgeoise, anarchisme, glorification de la vie, admiration pour l’élément barbare, hostilité à l’impressionnisme et au naturalisme, désir de vivre et de travailler en communauté (que l’on trouve déjà dans la correspondance de Van Gogh à son frère Théo), fusion mystique du corps et de la nature – son style par contre est étonnamment homogène. Au niveau de la peinture, il développe très souvent les mêmes thèmes avec une prédilection pour les nus et les paysages, les portraits violents et un certain mysticisme de la nature. Les couleurs sont appliquées en larges touches, assemblées en des contrastes très violents, les contours parfois seulement esquissés, les sujets toujours stylisés. Mais c’est assurément la gravure sur bois qui va rendre Die Brücke  réellement populaire. En effet, cette technique était tombée en désuétude jusqu’à ce que des artistes comme Munch redécouvrent ses possibilités et la Brücke sera l’origine de son prodigieux succès dans les années vingt. Le bois gravé peut même être considéré comme le moyen d’expression le plus authentique du groupe. Il permet de jouer sur les contrastes, d’atteindre une pureté des lignes, une stylisation, une violence des émotions dont Munch avait déjà pressenti la richesse en exécutant lui-même différentes gravures de ses oeuvres. Et il est certain qu’on ne peut rester indifférent à ces visages émaciés, ces bouches déformées par l’angoisse et la peur, ces visions d’apocalypse immortalisées par la Brücke. Par ailleurs, le coût modique du procédé, la possibilité de tirer de nombreux exemplaires de ces gravures sous formes de tracts permirent de rendre le groupe et son style célèbres en Allemagne.
Ce style atteindra sa consécration vers 1912. A partir de cette date, les oppositions et les singularités se manifesteront avec plus d’acuité et à partir de 1913, le style collectif s’effacera devant les nuances personnelles. Un certain nombre d’artistes qui exposeront seuls ou avec la Sécession berlinoise seront exclus du groupe. Seuls Heckel, Mueller, Schmidt-Rottluff demeureront étroitement liés, tout en s’exprimant désormais à travers des visions personnelles très différentes. En même temps qu’il devint célèbre, le groupe éclata et se dispersa avec la guerre de 1914. Leurs oeuvres seront violemment prises à partie par les nazis entre 1933 et 1937 et détruites comme « art dégénéré ».

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Affiche de Kirchner pour Die Brücke 

Der Blaue Reiter (le Cavalier bleu)

Considéré comme le second groupe de peinture expressionniste, Der Blaue Reiter  se constitua pendant la guerre de 1914. Sa fondation est peu compréhensible sans tenir compte de l’intense activité artistique qui se développait à Munich depuis la fin du XIXe siècle. La première Sécession y naquît en 1892, la revue Jugend popularisa à Munich le Jugendstil. C’est grâce à elle en particulier que fut organisée, en 1893, l’exposition qui présentait les oeuvres de Millet, Courbet, Corot, Böcklin, Libermann. Le ghetto artistique de Munich, Schwabing, attira de nombreux peintres  et écrivains. Kandinsky, Marianne von Werefkin s’y installèrent en 1896. Jawlensky y séjourna aussi. Tous se rencontreront à l’atelier D’Anton Azbé ou à celui de Franz Stuck. F. Wedekind, R.M. Rilke, E. Toller, L. Feuchtwanger, B. Brecht, Thomas Mann enfin vécurent à Munich.
A l’origine du groupe on trouve la personnalité étonnante de Kandinsky qui reçut une formation dans l’atelier d’Azbé (1859-1905). Quelques années plus tard, les amis de Maïakovski, les frères Bourliouk, fréquenteront le même atelier.  En 1901 naquit le groupe Phalanx qui se proposait de réunir de jeunes artistes et de les exposer. Kandinsky, président du groupe, dessinera même l’affiche de l’exposition. Bientôt, il sera élu membre de la Sécession berlinoise et ouvrira à Munich sa propre école de peinture. Les critiques sont immédiatement sensibles à la beauté de ses harmonies de couleurs et acceptent très vite ce style, contrairement à celui de la Brücke. Entre 1904 et 1909 différentes expositions, organisées un peu partout en Allemagne, vont permettre une rencontre des différentes tendances des avant-gardes européennes et surtout des courants expressionnistes. C’est en 1903 que Kandinsky a peint son Cavalier bleu, qui plus tard, donnera son nom à l’association avec Franz Marc et à l’Almanach.
Les rapports entre les différent groupes d’artistes sont alors très étroits. Russes, Français, Allemands, cubo-futuristes, expressionnistes, exposent ensemble à Munich. La presse conservatrice réagira souvent négativement à ces expositions de l’avant-garde européenne et c’est à cette occasion que Franz Marc, qui rejoignit le groupe en 1911, prit sa défense publiquement. L’unité de ce groupe allait bientôt se rompre, suivant en cela le même processus qui a conduit à la formation, un peu partout en Allemagne, de Nouvelles Sécessions – viennoise, munichoise, berlinoise. En 1911, l’opposition entre Erbslöh, Kanoldt d’une part et Kandinsky et ses amis d’autre part est devenue si manifeste que le jury de l’Association refusera d’accepter la toile de Kandinsky Le Jugement dernier à cause de son abstraction. Kandinsky, Gabriele Münter, Franz Marc, A. Kubin se regroupèrent alors autour du Blaue Reiter.
Franz Marc fut responsable de l’organisation de la première exposition du Blaue Reiter  qui s’ouvrit le 18 décembre 1911 à Munich. Le titre de l’exposition était inspiré non seulement de la toile de Kandinsky, mais d’un Almanach  auquel ils travaillaient depuis avril 1911. Parmi les artistes présents à cette exposition se trouvaient Henri Rousseau, A. Bloch, D. et V. Bourliouk, H. Campendonk, R. Delaunay, A. Schönberg, E. Epstein, E. Kahler, A. Macke, G. Münter, J-B. Nieslé. Contrairement à la Brücke, il n’exista jamais la moindre unité entre les membres ou les invités du Blauer Reiter qui ne constitua ni une école ni un mouvement, tout au plus une rencontre éphémère d’artistes réunis par les mêmes préoccupations. Lors de la première exposition, on trouvait rassemblées des toiles abstraites de Kandinsky, les formes animales symboliques de Franz Marc, mais aussi les oeuvres de Macke, de Campendonk, de Bourliouk qui n’avaient guère de rapports entre elles. Celles de Delaunay étaient d’une particulière importance et influencèrent tout le groupe d’artistes  de Munich. Cette première exposition circula dans toute l’Allemagne et aboutit, à Berlin, à la galerie Der Sturm , dont ce fut la première exposition. L’année 1912 fut sans doute l’une des plus intenses du groupe : outre  les réactions picturales, Kandinsky publia son essai Du spirituel dans l’art  au printemps 1912 et en même temps parut au Piper Verlag l’Almanach du Blaue Reiter.
La seconde exposition qui s’ouvrit en mars se limitait à des dessins, des gravures, des aquarelles, et présentait aussi bien des oeuvres allemandes, françaises ou russes, allant de l’expressionnisme, au cubisme, au rayonnisme et au suprématisme. Ce fut toutefois la publication de l’Almanach du Blaue Reiter  qui constitua l’évenement le plus important.
Dès 1910, Frantz Marc avait songé à une publication qui établirait un rapport entre l’art moderne et certaines formes artistiques anciennes. Le titre projeté était alors Blaue Blätter  (feuilles bleues). Kandinsky partageait aussi cette intention puisqu’en 1912, il déclarait songer à un almanach qui réunirait les peintres et les musiciens, abolirait les frontières des arts, l’ancien et le nouveau, celui des artistes et des enfants, des civilisés et des « barbares ». Durant l’année 1911, Marc et Kandinsky réunirent des matériaux, s’adressèrent aux membres de la Brücke alors à Berlin, tandis qu’August Macke fournissait le matériel ethnologique et Kandinsky les documents sur l’art populaire russe. Ainsi, dans cet Almanach , Marc et Kandinsky voulaient-ils montrer les liens qui unissaient les tentatives de l’avant-garde  allemande à toute une série de traditions qui avaient en commun d’innover et de « refuser de copier la nature ». On trouve parmi les reproductions de l’Almanach , beaucoup d’oeuvres non conventionnelles : peintures sur verre bavaroises, art populaire allemand et russe, bois gravés gothiques, enluminures de manuscrits, tapisseries, peintures chinoises, masques africains, sculptures précolombiennes, tissus, dessins d »enfants. Parmi les artistes présents, figurent tous ceux qui avaient été exposés au Blaue Reiter , mais aussi Gauguin, Van Gogh, Cézanne, Rousseau, Picasso, etc.
La volonté de briser toutes les frontières géographiques, historiques hiérarchiques de l’art est partout affirmée: l’Antiquité voisine avec l’art moderne et les décorations paysannes avec les oeuvres abstraites, les dessins d’enfants avec les gravures populaires, les sculptures océaniennes ou les masques africains. Des essais-programmes étaient intercalés entre les illustrations. On y trouve notamment des textes sur la question de la forme, les rapports entre la peinture et la danse, ou la musique, des réflexions sur la couleur. La rédaction du second volume de l’Almanach  sera empêchée par la guerre de 1914. Kandinsky retournera en Russie, Franz Marc sera tué à la bataille de Verdun, A. Macke trouvera la mort également en 1914.
Qu’y-a-t-il de commun entre la Brücke et le Blaue Reiter ? Alors que le style de la Brücke est assez unitaire surtout au début, les individualités éclatent au sein du Blaue Reiter . Il est parfois difficile en voyant telle ou telle gravure de la Brücke  de savoir immédiatement qui en est l’auteur. On se demande au contraire ce qu’il y a de commun entre Franz Marc, W. Kandinsky et Paul Klee. Enfin, alors que les idées de la Brücke  sont peu structurées, celles du Blaue Reiter  constituent une véritable charnière théorique, avec des prolongements esthétiques au niveau des différents arts, mais aussi mystiques et métaphysiques (ainsi les réflexions de Kandinsky sur la forme et la couleur).
Par la suite, les participants du Blauer Reiter  persévéreront chacun dans leur style, tout en restant proches comme en témoignent la réunion au Bauhaus  de Klee, Kandinsky et Feininger, mais aussi leur association avec Jawlensky sous le nom des « Quatre Bleus « .

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W. Kandinsky : Couverture de l’Almanach du Blauer Reiter 1911-1912

Der Sturm (L’orage, l’assaut)

Der Sturm n’est pas un groupe expressionniste, mais une galerie et une revue, qui jouèrent un rôle fondamental non seulement dans la diffusion et la défense de la peinture expressionniste,  mais même de l’art moderne en général. A la question : « Qu’est-ce que le Sturm ? » August Stramm répondait : « Le Sturm , c’est Herwarth Walden ! »De son vrai nom Georg Lewin, Walden d’abord musicien devint critique d’art et marchand de tableaux. Voyageur infatigable, toujours en quête de nouveaux talents, il attira à Berlin, à la fois comme collaborateurs et dans ses salles d’expositions tous les artistes que l’on considère aujourd’hui comme les plus novateurs des années 1900-1920. Le Sturm  qu’il rédigea souvent du premier au dernier numéro s’inscrit parmi les grandes revues expressionnistes au même titre que Die Aktion de Franz Pfemfert ou Die Weissen Blätter  de René Schickelé. Son histoire est aussi complexe que celles des polémiques qui s’y déroulèrent. Dans sa galerie se rencontrèrent la Brücke  et le Blaue Reiter  avec Kokoschka, les futuristes et tous les artistes appartenant aux courants d’avant-garde européens. Jusqu’en 1921, le Sturm  organisa au moins cent une expositions. Il faut mentionner que le Sturm  ne fut pas seulement un lieu d’exposition et d’expression théorique, mais qu’il déploya aussi une importante activité théâtrale en faisant représenter aussi bien les drames de Kokoschka que ceux d’August Stramm ou encore La Sonorité jaune  de Kandinsky. Proche de la gauche communiste à partir de la fin des années 20, Herwarth Walden, réfugié en URSS après 1933 avec de nombreux anti-fascistes allemands, y trouva la mort en octobre 1941, après son internement dans un camp près de la Volga, à l’époque des purges staliniennes. On ignore tout des raisons de son arrestation.

Jean-Michel PALMIER

(1) Où séjourneront Kandinsy et ses amis.

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La revue Der Sturm

Extrait de Retour à Berlin de Jean-Michel Palmier page 46-47

Exposition Die Brücke

 » Au premier étage d’un grand immeuble de la Hardenbergstrasse, une galerie a organisé une rétrospective Die Brücke. La salle d’exposition est pratiquement vide. Pourtant en regardant les toiles, les lithographies de Pechstein, Otto Mueller, Nolde, Kirchner, on ressent la même émotion, comme si on les voyait pour la première fois. Les gravures et les toiles de Kirchner sont sans doute les plus étonnantes. Ses scènes de rues – ruelles pauvres, tristes et sordides -, larges avenues où se pressent des femmes élégantes, scènes de café – sont toutes fascinantes. Ce sont autant d’images du Berlin des années 30 comme les gravures de Grosz, les portraits de Beckmann. Mais le désespoir de Kirchner est sans doute le plus profond. Il n’ y a que les gravures de Käte Kollwitz qui expriment une telle détresse. Kirchner s’est suicidé après son départ d’Allemagne, désespéré par la situation politique. Avec Brecht, Grosz et quelques autres, il est de ceux qui ont vécu le plus tragiquement les contradictions sociales de ce temps. »

Jean-Michel Palmier

La peinture expressionniste (1/3)

Mardi 11 août 2009

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Le poète Gottfried Benn                           

Dans la collection « Actualité des Arts Plastiques, le Centre National de Documention Pédagogique a publié plusieurs livrets accompagnés de diapositives sur les principaux mouvements picturaux du XXéme siécle. Jean-Michel Palmier collabora à trois reprises à ces publications. Le numéro 59, consacré à la Peinture Expressionniste a été publié en 1982. Le livret qui l’accompagne, rédigé par J-M Palmier comporte 90 pages dont 37 pages d’éditorial, les autres pages étant consacrées aux commentaires des 24 diapositives.  En 1987, Jean-Michel Palmier rédigea également la notice du N° 71 de la même collection, consacrée au Mouvement Dada.

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K. Schmidt Rottluff: Bin Armer leute Kind

1 – Spécificité de l’expressionnisme par rapport aux autres avant-gardes

De toutes les avant-gardes artistiques des années 20, l’expressionnisme est le seul mouvement à n’avoir constitué ni une école, ni un style très précis. On ne trouve en lui rien de dogmatique ou de terroriste au niveau des manifestes, comme ce fut le cas parfois du dadaïsme, du futurisme ou du surréalisme. Les « manifestes » expressionnistes sont rares, souvent de peu d’intérêt (ainsi ceux de Kasimir Edschmid) ou totalement contradictoires. Si à partir de son mélange d’utopie et d’irrationalisme, de désespoir et de révolte, la plupart des artistes qu’il a marqués ont évolué vers une vision progressiste et même révolutionnaire, quelques uns de ses représentants et non des moindres – les dramaturges Hanns Johst et Arnold Bronnen, le poète Gottfried Benn, le peintre Emil Nolde – se sont, passagèrement ou durablement compromis avec le national-socialisme.

Si l’expressionnisme est né dans la peinture et s’il désigne avant tout un style pictural, celui-ci ne présente pas d’unité réelle, et le fait qu’une pièce de théâtre, un poème, un édifice, une sculpture ou un film puissent être qualifiés « d’expressionnistes » rend difficile l’établissement de correspondances précises. Qu’y a-t-il de commun entre les toiles de Franz Marc et les poèmes de Gottfried Benn, ceux de Georg Trakl et les pièces de Carl Sternheim, les drames de Toller et ceux d’Arnold Bronnen? On aura une idée de la difficulté à saisir la signification précise du terme « expressionnisme » en ajoutant que les oeuvres picturales présentent la même diversité (Nolde et Kandinsky par
exemple), que ce terme a servi à désigner à peu près n’importe quoi au niveau cinématographique (il n’est pas rare, même dans la critique contemporaine, de voir qualifier d’expressionnistes  des films (1) qui ne présentent pas le moindre rapport avec le mouvement), et enfin, que la plupart des auteurs ou artistes expressionnistes sont morts en ignorant qu’ils seraient un jour ainsi répertoriés par les historiens de l’art, que ceux qui nous apparaissent aujourd’hui comme les plus purs représentants du style expressionniste (Kirchner par exemple) ont refusé de se reconnaître en lui. Ces difficultés soulevées au niveau de la peinture se retrouvent aussi dans l’approche des oeuvres poétiques ou littéraires. Devant préfacer une anthologie de poèmes « expressionnistes » quelques années avant sa mort, Gottfried Benn remarquait que pour lui, l’expressionnisme était quelque chose de tout à fait naturel, que son ami Johannes Robert Becher, considéré dans sa jeunesse comme un poète expressionniste, avait aussi écrit des poèmes romantiques, que des passages du Faust de Goethe ou même du Roi des aulnes  pourraient parfaitement être qualifiés d’expressionnistes ! Et Benn n’hésitait pas à voir dans ce terme d’expressionnisme une sorte d’équivalent artistique … du monstre du Loch Ness !

Pour tenter de s’orienter un peu dans cette forêt sémantique, il est utile de repérer les différentes manières dont on pourrait saisir ce que fut en Allemagne, le phénomène expressionniste.

Le mot lui-même

Le terme « expressionnisme » apparut tout d’abord dans le Tait’s Edinburgh Magazine en 1850, mentionné dans un article anonyme, puis fut utilisé par le critique Charles Rowley en 1880 qui désignait par  » aile expressionniste » de la peinture moderne des artistes qui voulaient « exprimer des émotions et des passions ». Certains historiens pensent que le mot fit son entrée en Allemagne par l’intermédiaire de l’esthéticien Wilhelm Worringer, auteur de Abstraktion und Einfühlung qui l’employa vers 1911, d’autres en attribuent l’utilisation initiale à Paul Cassirer en 1910. Enfin, il faut mentionner le peintre français Julien-Auguste Hervé, aujourd’hui oublié, qui exposa au Salon des Indépendants en 1901 plusieurs toiles sous le titre Expressionnismes . En fait le terme semble apparaître réellement en Allemagne à partir de l’exposition de la Sécession berlinoise de 1911. Le catalogue présente comme « expressionnistes » des oeuvres aussi différentes que celles de Braque, Derain, Van Dongen, Dufy, Vlaminck ou Picasso. Le terme se retrouvera à partir de la même époque dans la revue, dirigée par Herwarth Walden, Der Sturm (la tempête, l’assaut). Il désigne alors une réaction à l’impressionnisme aussi bien au niveau des techniques picturales que de la sensibilité. Tel est le sens que prend le mot, par exemple, dans le livre du critique autrichien Hermann Bahr Expressionnisme (1914) qui rassemble sous ce terme Matisse, Braque, Picasso, les futuristes italiens, les Fauves français, les groupes allemands Die Brücke (le Pont) et Der blaue Reiter (le Cavalier bleu), mais aussi Oskar Kokoschka et Egon Schiele. Herwarth Walden donnera au terme une extension aussi large, en y englobant aussi des artistes comme Chagall, Delaunay et Léger.

D’une manière générale, les « peintres expressionnistes » d’après ces premières critiques sont ceux qui tentent d’échapper à la réalité pour représenter leurs émotions profondes, leur intériorité.  C’est une réaction à la fois à l’impressionnisme et au naturalisme qui fait place à la violence de la subjectivité. Un certain nombre d’artistes, Van Gogh, Edvard Munch, pour ne citer qu’eux, seront assez rapidement revendiqués comme précurseurs de cette sensibilité et de cette révolte.

Les précurseurs

Comme mouvement, l’expressionnisme n’a vraiment existé que l’espace d’une décennie même s’il a marqué tout l’art des années 20. On trouve dans l’art allemand et dans celui d’autres pays des éléments expressionnistes jusqu’en 1930. On peut aussi montrer que des oeuvres gothiques ou romantiques semblent contenir des éléments expressionnistes. Comme style, l’expressionnisme puise en effet, à des sources très diverses et de nombreux précurseurs ont contribué à faire naître cette sensibilité.

Dans la peinture

Ce sont les plus évidents. Peuvent être considérés comme des précurseurs de l’expressionnisme, tous les peintres qui ont critiqué à la fois le naturalisme et l’impressionnisme, introduisant dans leurs toiles le pathos de leur subjectivité, un parti-pris d’anti-réalisme, une violence singulière des couleurs, un profond pessimisme, une vision angoissante de la réalité. Il faut préciser que par ses musées, ses marchands de tableaux, ses galeries, l’Allemagne était très ouverte aux influences extérieures et que la peinture française elle-même y était très appréciée. Edvard Munch a souvent été considéré comme l’un des premiers représentants de l’expressionnisme pictural. Il est vrai qu’on trouve chez lui un climat d’angoisse, une stylisation qui annoncent l’expressionnisme. Séjournant à Berlin, Munch marqua beaucoup la jeunesse artistique allemande qui prit sa défense face aux critiques. La plupart des peintres expressionnistes seront aussi influencés par Van Gogh, par la violence de ses contrastes de couleurs et ses émotions, sa conception quasi religieuse de l’oeuvre d’art, la déformation qu’il donne aux objets. De Gauguin et des Fauves, ils retiendront la simplification des formes et la violence des contrastes; de Matisse, la volonté d’aller à l’essentiel. Et beaucoup d’extraits des Propos sur l’art  de Matisse pourraient être qualifiés d’expressionnistes . Enfin, des peintres comme Grünewald ou le Greco marqueront aussi individuellement un certain nombre de poètes (Johannes Robert Becher).A ces influences de peintres modernes, qui séduiront cette jeune génération d’artistes par leur révolte contre l’impressionnisme, leurs contrastes de couleurs, la violence des émotions qu’ils veulent suggérer, leur visions torturées, s’ajoutent aussi d’autres influences hétéroclites, mais qui n’en marqueront pas moins la plupart des artistes de cette génération : l’Art nouveau et le Jugendstil (Kirchner, Kandinsky lui emprunteront des motifs dans leurs premières toiles), les gravures sur cuivre ou sur bois du Moyen-Age (Kirchner), et enfin l’influence de l’art africain et océanien qui se manifestera surtout chez les peintres de la Brücke (Nolde, Schmidt-Rottluff).

 

Dans le théâtre

Les peintres expressionnistes seront souvent marqués par des oeuvres littéraires (les artistes de la Brücke lisent les poèmes entre leurs séances de travail), mais aussi théâtrales ou philosophiques. Au niveau de l’expressionnisme, il n’est guère possible de distinguer étroitement des genres qui ne cessent de s’interpénétrer: O. Kokoschka est un peintre d’abord connu comme auteur dramatique; G. Trakl, poète, ami de Kokoschka, peignit plusieurs toiles; E. Barlach est un sculpteur et un dramaturge; W. Kandinsky écrivit une pièce de théâtre; A. Schönberg, musicien, peignit lui aussi plusieurs toiles, etc.

Sur le plan théâtral, deux oeuvres les marqueront profondément : celles d’August Strindberg et de Frank Wedekind. Par ailleurs, le Cri de Munch sera qualifié de  » premier drame expressionniste ». De Strindberg, les expressionnistes hériteront la haine du naturalisme, le goût des personnages anonymes, le style du « drame à stations », l’aspect halluciné de la réalité, un climat d’angoisse et de peur. De Wedekind (l’Eveil du printemps, Lulu), ils retiendront la haine de la société bourgeoise, la glorification de l’instinct et du désir, la révolte contre une morale étriquée, un certain pessimisme et le refus du naturalisme.

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August Strindberg par Edvard Munch

Dans la poésie et la littérature

Les influences littéraires sont des plus visibles sur les peintres de la Brücke  et certains illustreront des recueils de poèmes expressionnistes ou s’en inspireront. Il y a une étonnante ressemblance entre le pessimisme de ces visions poétiques (ainsi l’anthologie de Kurt Pinthus Crépuscule de l’humanité ) et les gravures sur bois de la Brücke. Kirchner illustra les poèmes de Georg Heym, A. Kubin ceux de Trakl, E. Heckel s’inspira de Dostoïevsky. Presque tous les artistes de cette génération se sont passionnés pour Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche et furent sensibles à sa critique des idéaux et des valeurs de la modernité, à sa malédiction de la grande ville. Ils ont lu les romans de Dostoïevsky et en  tirent un mélange de pessimisme, de messianisme et d’ éthique révolutionnaire. Enfin, il faut citer les influences poétiques de Baudelaire, de Rimbaud, sensibles chez les peintres de la Brücke comme chez Trakl ou Brecht, le souvenir de la lecture des Villes tentaculaires  d’Emile Verhaeren, surprenante transition entre les visions symbolistes et expressionnistes de la vile géante, de la cité Moloch, qui trouve son équivalent plastique dans l’oeuvre de James Ensor.

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Le poète Georg Trakl

Une époque, un monde culturel

Si on peut trouver des traits expressionnistes dans de nombreuses oeuvres avant 1906 et après 1920, il n’en demeure pas moins que l’expressionnisme constitua le cri de révolte d’une génération, celle qui vivra l’apocalypse de 1914. Il n’a véritablement marqué que les pays de culture germanique : les grandes villes d’Allemagne (Berlin, Munich, Hambourg), l’Autriche (Vienne, Salzbourg), Prague et en partie la Flandre. Le mouvement nait vers 1905, se développe dans la peinture avant de gagner la poésie, le théâtre et le cinéma. Il décline après 1914 quand la plupart des  représentants de l’expressionnisme reconnaissent l’impuissance de leur protestation sentimentale et utopique face à la guerre. Certains s’enfermeront dans le mysticisme religieux ou une vision réactionnaire, mais la majorité évolueront vers une radicalisation politique. C’est au moment où le mouvement est tari à sa source qu’il devient célèbre. Après la guerre, dans le climat d’inflation, de troubles sociaux et de révolution assassinée que connaît l’Allemagne, les visions apocalyptiques des toiles et des poèmes, le Cri de Munch et même les pièces de Strindberg semblent presque réalistes par rapport à la situation vécue. Enfin, tandis que nombre d’expressionnistes jadis détestés, enseigneront dans les écoles des Beaux-Arts (ils en seront chassés par la venue des nazis au pouvoir), les décors expressionnistes seront popularisés par le cinéma (Le Cabinet du docteur Caligari, Le Montreur d’ombres, De l’aube à minuit, Le Cabinet des figures de cire).

Une sensibilité

A travers les toiles, les pièces de théâtre, les poèmes ou les gravures sur bois, on retrouve la même sensibilité exacerbée. L’expressionnisme, c’est à la fois l’horreur du réel, et la volonté de la transformer, de le reconstruire à partir du coeur, du sentiment. Il rassemble étroitement l’utopie et le désespoir, un goût d’apocalypse et un messianisme révolutionnaire, la haine de la réalité et un certain romantisme. Presque tous les artistes de cette génération seront hantés par ces mouvements contradictoires.

Des thèmes

La plupart des oeuvres expressionnistes sont dominées par les mêmes thèmes : la ville géante, menaçante avec ses quartiers ouvriers misérables, sa pauvreté sordide, son soleil couvert de suie « semblable à une hostie atrocement mordue » selon E. Verhaeren, la guerre que beaucoup, bien avant 1914, pressentent et redoutent comme aboutissement des conflits d’impérialismes, cette guerre dont la puissance destructrice se ressent aussi bien dans les poèmes de Georg Heym que dans les dernières toiles de Franz Marc, et enfin la mort qui les obsède presque tous. La plupart des expressionnistes affectionneront les paysages crépusculaires, évoqueront le pourrissement du corps et de l’esprit, ou les morgues (Benn, Hasenclever, Heym, Becher, Trakl). L’homme de leur époque leur apparaît comme un cadavre, un coeur putréfié. Ils rêvent d’une résurrection qui prend selon les oeuvres, un visage différent : chez les plus mystiques, c’est l’explosion dans l’extérieur, du romantisme de l’intériorité, l’exaltation des animaux, des immenses Chevaux bleus de Franz Marc, du crépuscule bleuissant de Trakl, de la réconciliation de l’homme et de la nature, de la fusion mystique du nu et du paysage que l’on trouve dans la Brücke, et aussi un engagement politique, un socialisme plus ou moins messianique.

Il est évident que l’apparition de ces thèmes s’explique par l’évolution brutale de l’Allemagne au début du siècle : le pays, encore relativement agraire devient un état capitaliste industriel, fortement hiérarchisé et autoritaire, dont la bourgeoisie tente d’inculquer à la jeunesse des idéaux mesquins et égoïstes. On comprend dès lors, que l’expressionnisme se développe principalement là où la pauvreté est la plus obsédante, dans les grandes villes au sein de la jeunesse bourgeoise qui se marginalise et se constitue en bohème artistique (Berlin, Munich (2)), que le thème central du théâtre expressionniste soit le parricide. L’équivalent dans la peinture sera la formation de ces Nouvelles Sécessions, témoignage du conflit de générations qui traversa aussi la sensibilité picturale.

Le style expressionniste

On a souvent remarqué que la plupart des thèmes de l’expressionnisme se retrouvaient déjà dans l’art allemand avant 1900. Il y a une dimension irrationnelle et sentimentale qui fait songer au romantisme (Kokoschka lui-même s’inspirera des toiles de Caspar David Friedrich dans la construction de ses paysages), les poèmes de Trakl évoquent les visions crépusculaires du romantique Lenau. La mort est présente déjà dans les oeuvres du Moyen-Age et chez Max Klinger. La magie des lumières et des ombres, avant de culminer dans le cinéma expressionniste, semble obséder les Allemands depuis Goethe…
L’originalité de l’expressionnisme réside moins dans ses thèmes que dans son style : il privilégie la vision sur l’observation; l’imaginaire sur le réel; l’émotif sur le rationnel. Il cherche moins à représenter qu’à suggérer. Il utilise volontiers les déformations et les distorsions, recherche l’expressivité la plus forte au niveau des contrastes de couleurs, présente presque toujours quelque chose de violent, de pathétique et d’assez désespéré – si l’on excepte les oeuvres du blaue Reiter plus harmonieuses.
Il faut aussi souligner que ce style expressionniste ne saurait être délimité avec une trop grande rigueur. A plusieurs reprises Gottfried Benn affirma que l’expressionnisme allemand n’était que le visage spécifique d’une révolte qui marqua toute l’Europe du début du siècle aux années 20 et qui prit des noms différents selon les pays. Cette affirmation est fausse au niveau du contenu des oeuvres : il n’y a pas grand chose de commun entre la vision du monde propre à l’expressionnisme et celle du futurisme italien, entre les conceptions de Kandinsky et celles des constructivistes. Mais on ne peut nier que telle ou telle toile, peinte ailleurs qu’en Allemagne, aurait été qualifiée souvent de « cubiste » ou de « futuriste », que certains « cubo-futuristes » russes auraient pu être considérés en Allemagne comme des expressionnistes au même titre que Rouault. Feininger, expressionniste, aurait été considéré comme un cubiste à Paris et les dernières toiles de Franz Marc n’auraient pas manqué d’être nommées « futuristes » en Italie. Enfin, les oeuvres expressionnistes des peintres flamands de l’école de Laethem Saint-Martin, pourraient aussi être qualifiées de surréalistes.  Tout ce qu’on peut ajouter, c’est que l’expressionnisme frappe néanmoins par son côté plus « instinctif », plus violent, plus meurtri, plus visionnaire. On ne soulignera jamais assez combien le drame vécu par ces artistes fut avant tout social et historique (3).

(1) Pour prendre des exemples récents, rappelons que les films Portier de nuit de Liliana Cavani et l’Oeuf du serpentd’Ingmar Bergman ont été qualifiés d’expressionnistes ! On assiste à la même confusion à propos des films de Fritz Lang, G-W Pabst ou F. Murnau.
(2) A Vienne, à Munich, à Berlin, c’est l’époque des cafés littéraires où se réfugie cette jeunesse bourgeoise en rupture de classe, tandis que chacun rêve de devenir un écrivain ou un artiste « indépendant ».
(3) Dans le cadre de ce dossier ces problèmes ne peuvent qu’être esquissés. Aussi nous permettons-nous de renvoyer le lecteur aux approches que nous avons tentées de l’expressionnisme allemand: l’Expressionnisme comme révolte, 1978, L’Expressionnisme et les arts, 1980 (deux tomes), Payot.

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F. Nietzsche par Edvard Munch

Georges Lapassade : Portrait d’un outsider

Samedi 8 août 2009

652829742m.jpg« L’ Entrée dans la vie » de Georges Lapassade a été publié pour la première fois  en 1963 aux Editions de Minuit. Pour sa parution en livre de poche dans la collection 10-18, Jean-Michel Palmier écrivit cette préface en 1971  : Portrait d’un outsider.

 » K. dressa l’oreille. Le Château l’avait donc nommé arpenteur. D’un côté c’était mauvais; cela montrait qu’au Château on savait de lui tout ce qu’il fallait, qu’on avait pesé les forces en présence et qu’on acceptait le combat en souriant. Mais d’autre part, c’était bon signe aussi, car cela prouvait, à son avis, qu’on sous-estimait ses forces et ce qu’il aurait plus de liberté qu’il n’en eût pu espérer de prime abord. Si l’on croyait pouvoir le tenir en état de crainte constante en reconnaissant ainsi sa qualité d’arpenteur – ce qui  donnait évidemment au Château la supériorité morale, -on se trompait; il en éprouvait bien un petit frisson passager, mais c’était tout. »

Franz KAFKA : Le Château.

          La parution de l’ Entrée dans la vie en livre de poche est le symbole d’une évolution souterraine, mais significative.
          Ce n’est pas seulement l’originalité incontestable d’un livre qui s’est affirmée mais une certaine conception de la sociologie, de son rôle critique face aux institutions, une certaine image de l’homme, et de la vie. Enfin, c’est le reflet fidèle de l’étrangeté de tout l’itinéraire de Lapassade. Au moment où l’institution universitaire tente de l’écarter, où sa réputation de non-sérieux, d’émeutier et de marginal est un fait acquis, ses thèses trouvent auprès des jeunes générations – les étudiants en particulier – une audience grandissante. Eternel rejeté, il acquiert par les exclusions la véritable dimension de toute son oeuvre et la consécration de ceux à qui elle s’adresse : le « clan de la nuit », les »marginaux », les « dropout », – tous ceux qui vivent à l’écart de nos institutions.
          Publié pour la première fois en 1963 dans la collection ARGUMENTS, qui a révélé en France les oeuvres les plus importantes de la pensée marxiste contemporaine – Histoire et Conscience de classe de Lukacs, Marxisme et Philosophie de Karl Korsch, Eros et Civilisation  de Marcuse – L’Entrée dans la vie est un livre qui ne vieillit pas et qui s’est trouvé sans cesse enrichi par l’histoire, vérifié et complété par les événements. Le sous-titre : Essai sur l’inachèvement de l’homme, exprime la thèse fondamentale que Lapassade n’a cessé de développer dans tous ses ouvrages : » la maturité n’est qu’un masque ».
          « Entrer dans la vie », cela signifie à la fois naître biologiquement et accéder à la condition d’adulte par la naissance sociale. Mais Lapassade repousse d’emblée cette distinction : tout naissance dit-il est sociale. L’Entrée dans la vie  est donc la description des multiples visages de cette naissance sociale. La  première « entrée », c’est la naissance « prématurée » d’un organisme inachevé. Voilà le fondement biologique du projet humain, de l’inter-subjectivité et de sa première expression : la relation duelle. Le complexe d’Oedipe est une seconde naissance; il consacre le passage à la relation ternaire. Le travail de la puberté  dépasse et conserve la structure oedipienne, sans pour autant que la maturité soit atteinte. L’adolescent brise les liens familiaux pour s’intégrer aux groupes qui constituent l’univers social. Lapassade étudie les rites de passage qui correspondent à cette puberté sociale dans les tribus primitives et qui, dans les sociétés industrielles, font place aux « années d’apprentissage » dont les « romans de formation » (Wilhelm Meister de Goethe, l’Education sentimentale de Flaubert) sont l’illustration esthétique.
          La stratification de la société en classes sociales rend le problème infiniment complexe. Un individu appartient concrètement à l’histoire en tant qu’inséré dans une certaine communauté, dans sa génération. Or, Lapassade montre pourquoi le destin des jeunes, à notre époque, c’est précisément le nihilisme. Il reconnaît dans ce nihilisme le courant fondamental de la société moderne. Les explosions de violence, le refus des valeurs et des institutions expriment l’impossibilité, aujourd’hui, de définir une norme de l’adulte, et de la maturité, en psychologie, en philosophie, en sociologie, en théorie de l’éducation. L’homme moderne apparaît comme définitivement inachevé. Peut-être sommes-nous seulement « mûrs » pour comprendre cet inachèvement, et l’assumer.
          Aussi Lapassade s’efforce -t-il de montrer la possibilité et la nécessité, aujourd’hui, d’une « véritable pensée de l’inachèvement ». Par-delà les mythes brisés du Savoir Absolu et de la Sagesse, il faut reconnaître à l’aube des nouvelles pensées de l’inachèvement, Marx et Freud, mais aussi Nietzsche et Heidegger. Inachevé dans son être, son corps, ses sentiments, l’ homme est aussi bien l’enfant refoulé qui survit dans l’adulte de Freud, que la bête non déterminée de Nietzsche ou l’être des lointains, des horizons et des possibles de Rilke et de Heidegger : ni ange, ni poupée, mais perpétuel surgissement, perpétuelle création. Toujours hors de lui-même et au – delà de lui-même, projet, souci, intentionnalité, l’homme, comme le montrait le Heidegger de Was ist Metaphysik ?, ne peut jamais constituer une totalité achevée. Toute tentative pour le figer dans une totalité inerte, une nature quelconque, ne peut qu’être la source de nouvelles aliénations psychologiques, politiques, sociales : « la norme de l’homme achevé, de l’adulte, est fondée sur l’oubli de ce qu’est l’homme véritablement. »
          L’originalité de l’ouvrage tient à sa méthode même : d’emblée, il brise toutes les catégories figées. pour étayer sa thèse, Lapassade fait appel aussi bien à la biologie qu’à la philosophie, à la psychanalyse qu’à l’ethnologie. Il montre la nécessité d’une « anthropologie interdisciplinaire » capable d’assembler tous les discours sur l’homme, – qu’il s’agisse de Freud, de Nietzsche, de Marx ou de Heidegger, de la sociologie ou de la poésie, de la biologie ou du marxisme. Enfin, il souligne l’enracinement profond de tous ces problèmes théoriques au niveau du vécu : celui des jeunes, de leur révolte, de leur refus général des valeurs et de la vieille culture, d’un monde qui fabrique et exporte allègrement du napalm et des télévisions en couleurs.
          Les événements politiques, les travaux ethnologiques, les révoltes sauvages de la jeunesse des pays capitalistes, comme le « hooliganisme » des pays socialistes, ont amplement confirmé les intuitions fondamentales de l’Entrée dans la vie. Des blousons noirs, contemporains de la Guerre d’Algérie, aux barricades de Mai 1968, d’Elvis Presley à Jerry Rubin, la jeunesse s’est affirmée comme la conscience malheureuse universelle du système, comme l’incarnation du refus de l’ordre adulte existant.
          Tous ces refus étaient déjà présents dans l’Entrée dans la vie . mais ils y étaient dissimulés sous le vêtement respectable du langage universitaire. L’appareil critique, les références à Bolk, Marx, Freud, Nietzsche, Trotski, Heidegger imposaient par leur sérieux, et masquaient l’apologie du nihilisme, la philosophie à coups de marteaux que Lapassade appliquait à l’homme adulte, – norme sociale dont Cooper et Laing ont depuis montré le danger – et aux institutions. Ses ouvrages ultérieurs ne feront que dissoudre ce langage et cette respectabilité, réintroduire dans le cadre des concepts la richesse corrosive du monde vécu.
          Les ouvrages que Lapasssade a publiés après l’Entrée dans la vie témoignent d’une conception radicale de la sociologie. Loin de colmater les brèches sociales, d’harmoniser le fonctionnement des institutions, son rôle est de laisser se développer les conflits afin de faire éclater les structures figées. L’Analyse institutionnelle (1) ne se propose pas d’être un discours sur la société à la manière de l’Ecole de Francfort ( Adorno, Marcuse, Horkheimer), mais une intervention directe, sur le terrain; et ce terrain n’est autre que le monde social et politique. Cette sociologie des contre-institutions (2) peut aussi servir d’ébauche à un projet révolutionnaire, constituer le point de départ d’un ébranlement global des structures et des institutions.
           Une telle conception de la sociologie s’accommode assez mal du cadre rigide des structures universitaires, même si aucun enseignant aujourd’hui, si haut placé soit-il, n’oserait ignorer Marx dans son programme de philosophie, et s’abstenir de  signer les pétitions habituelles pour assurer ses étudiants de sa parfaite orthodoxie. Il est peu facile d’enseigner la contestation, le Grand Refus, du haut d’une chaire universitaire, symbole des institutions que l’on combat, de la respectabilité bourgeoise que l’on critique, et du salaire honorable que l’on perçoit. Sans doute est-il bien vu de critiquer l’institution, de la remettre en question – théoriquement – lorsqu’on est sociologue, mais sans aller trop loin.
          Théodor Adorno et Georges Lapassade en ont fait une expérience identique, mais inverse : ce sont les étudiants de Francfort qui ont exclu Adorno; parce qu’il se bornait à un discours critique sur la société et refusait sa critique en actes; c’est l’autorité universitaire qui a réprimé Lapassade, parce qu’il prétendait faire passer ce discours critique dans la réalité. Très vite, l’orthodoxie douteuse de l’auteur de l’Entrée dans la vie est devenue objet de scandale. L’institution consciente du danger que représentait son enseignement ou son « inactivité », n’a pas tardé à se venger.
          Lapassade a transposé dans deux livres ses démêlés avec l’Université sous forme d’allégories kafkaïennes. Les héros de ses fictions – l’Arpenteur, Labalue – ressemblent comme des frères à l’Arpenteur de Kafka ou au petit Soldat Chveick, avec une différence : « l’Administration  » n’est ni la monarchie austro-hongroise, ni l’énigmatique Château, mais tout simplement, la machine universitaire et ses divers mécanismes d’intégration, de refus, d’exclusion : un raccourci du monde avec son Purgatoire, son Enfer et son Paradis.
          Mais l’ultime métamorphose de Lapassade n’est pas encore accomplie : avant de devenir Labalue, il n’est encore que l’Arpenteur, celui qui se présente – comme le paysan aux Portes de la Loi dans l’allégorie du Procès – aux portes de l’Institution, et qui ne cesse de les retrouver fermées. Assez paradoxalement, c’est le refus de l’Université qui devait le radicaliser. Cela n’a rien de nouveau. Il serait même plaisant de se demander ce que serait devenu un certain Karl Marx si l’Université prussienne avait consenti à l’intégrer en son sein.
          Deux livres constituent la transition entre l’élaboration de cette méthode d’intervention directe et l’explosion finale violente, tragique, émouvante : Le Livre fou, et l’Arpenteur  (3) . Au terme de cette évolution, Lapassade sera devenu tout ce que l’on redoutait de lui : l’objet de scandale, le renégat, le maudit, celui dont les éclats de rire et la marginalité non culpabilisée apparaissent comme des principes corrosifs et négatifs. Paraphrasant Genet, il pourrait dire  » Je suis ce que le scandale a fait de moi ». Comme l’auteur du Miracle de la Rose , il s’identifie à son être pour autrui et devient ce que les autres découvraient en lui. Puisque l’Université – comme la Justice du Procès de Kafka, qui siège dans l’arrière-cour d’une blanchisserie – n’en finit pas d’instruire son procès, il fera le Procès de l’Université (4) : c’est le titre du livre qui paraît dans l’horizon ou plutôt le reflux, de Mai 1968. Analysant les origines de la crise sociale qui était apparue à partir de la crise universitaire, il montre qu’aucune réforme ne peut en colmater les brèches. Soulignant encore l’importance des jeunes comme analyseurs institutionnels spontanés,  il proclame que l’Université, comme institution, est morte, que le travail qui s’accomplit en son sein est un travail du deuil, que les véritables luttes s’accomplissent dans la rue.
          Mais Lapassade ne devait pas tarder à s’attirer de sérieux ennuis avec cette Université qu’il enterrait si joyeusement. On lui reprochait d’être plus souvent à Nanterre, parmi les enragés, que dans la salle de cours, de préférer les émeutes à l’enseignement de la sociologie. Une intervention sociologique de l’Université du Québec qui devait dégénérer en crise politique n’était pas faite pour renforcer un prestige universitaire déjà sérieusement entamé. L’évolution allait se précipiter.
          Le 29 juillet 1969, le Recteur de l’Université du Québec, à Montréal, proposait malencontreusement à Lapassade de faire l’analyse institutionnelle de son établissement. C’était demander au théoricien de la non-participation de faire l’analyse positive de la participation. Mû par sa passion pour les recherches actives, Lapassade accepte néanmoins. Arrivé à Montréal sans aucun titre que celui d’analyste, il tente pendant longtemps, en vain, d’établir un contact avec les professeurs et les étudiants. En fait, il ne fera que piétiner – comme l’Arpenteur de Kafka – dans la neige jaune et sale des rues. Intrus et suspect, il se sent d’emblée rejeté. La ressemblance avec le roman de Kafka devient étonnante : les longs errements de l’arpenteur, son impossibilité à établir le moindre contact avec les maîtres du Château qui l’ont appelé, trouvent leur correspondance directe dans l’incapacité de l’analyste à entrer en contact avec son « client ». Par ailleurs, on sent confusément qu’il est un « faux analyste », comme K. est un « faux arpenteur ».
          Condamné une fois de plus à la marginalité, il se lie avec les marginaux, avec les dropout, ceux du Clan de la Nuit. Etranger, présence encombrante, il établit son quartier général dans un petit bureau qui devient rapidement un centre d’agitation : les étudiants y viennent tous les jours pour parler de leur vie quotidienne; ils rédigent même un journal. Mais sa présence dérange : on ne peut vivre en se sentant regardé. Et puis, est-il vraiment analyste ? Comme l’arpenteur de Kafka, on ne le voit jamais arpenter. Entreprenant de déchiffrer le caché, le refoulé de l’institution, il en ébranle le fondement. Détruisant la censure culturelle, il fait agir les conflits.
          Lorsqu’il parle de son livre Procès de l’Université à la télévision canadienne, le malentendu devient tout à fait clair : ce n’est pas lui qu’on attendait; il n’est pas le bon arpenteur. Sa présence fait l’objet d’une interpellation à la Chambre. Pourquoi inviter un anarchiste étranger à détruire les institutions? Cet incident, vite amplifié par la presse et la télévision, – lui vaut une hostilité de plus en plus générale. Seuls les marginaux l’accueillent parmi eux et lui offrent leur amitié. Mais un jour, il apprendra qu’il n’est plus l’Invité du Recteur, et qu’il doit s’en aller.
          Echec ? L’analyste est allé jusqu’au bout de son intervention. Il a montré qu’ici, comme partout, la participation est impossible, que cette université nouvelle n’est qu’une usine d’intégration sociale. Invité par accident, il est enfin rejeté : on n’avait pas besoin d’arpenteur. Mais, de ce séjour, il rapporte deux livres surprenants: l’Arpenteur , écrit comme une pièce de théâtre, et qui raconte l’histoire de cette intervention manquée ou réussie, comme on voudra; Le Livre fou , où alternent les photographies, les corps nus et les slogans politiques, le délire typographique, les tracts et les images de la contre-culture des étudiants canadiens, qui s’expriment en français, mais dont le sol est celui de la contre-culture américaine.
          Naturellement, c’était le vêtement universitaire qui, avec la publication de ces deux ouvrages, s’effilochait davantage. Cette irruption brutale de la vie, des structures inachevées de la contestation, de l’analyse, des réussites et des échecs s’intégrait mal dans un enseignement magistral. Cette volonté de retrouver la vie, de coller charnellement à elle, d’en épouser le souffle et les blessures n’était pas faite pour combler l’abîme qui s’était ouvert entre l’université et lui. Il commençait seulement à entrevoir ce que ce refus pouvait avoir de positif. rejeté par tous, par ses collègues, ses patrons et ses « clients », il ne lui restait plus qu’à affirmer ce refus, à le revendiquer et à en faire la base d’une construction nouvelle.
          C’est cet éclatement final, ce refus total des structures, du conformisme, des institutions, des lâchetés et des compromissions qui constituent le thème de son dernier livre : Le bordel andalou. (5)
          Violent, agressif, cruel, ce livre n’est ni un roman, ni un journal, ni un récit, ni un essai, mais une construction singulière où l’on retrouve l’ensemble des thèmes qui, depuis l’Entrée dans la vie, n’ont cessé de hanter Lapassade et qu’il renonce, ici, à théoriser ou à refouler.
          C’est un gigantesque poème de l’inachèvement, à travers des fictions qui semblent tour à tour empruntés à Kafka, Burroughs, Ginsberg, Breton ou Gérard de Nerval. Un livre qu’on hésitera toujours à faire figurer dans une bibliographie car – acte de désespoir et de lucidité, de colère et de libération – c’est le pavé que Lapassade lance à la face de ceux qui l’ont rejeté. On lui avait assigné certaines limites : il montre qu’il les a depuis longtemps laissées loin derrière lui.
          Son livre renoue avec une tradition – celle du roman de formation . Est-ce sa faute si les années d’apprentissage de son héros ne s’écoulent pas dans le décor paisible d’un intérieur bourgeois, comme pour celui de Goethe, mais dans un bordel homosexuel d’Afrique du Nord ?
          L’ensemble de la société du spectacle et de la marchandise apparaît ici comme un gigantesque bordel.  Souvent, c’est à Michel Leiris qu’on songe, dans ses moments les plus cruels, au Leiris de l’Age d’homme, qui considère la littérature comme une tauromachie, qui se met entièrement en question, qui se dévoile totalement pour se rendre la vie impossible. Mais Lapassade introduit bien plus que l’ombre d’une corne de taureau; il renoue avec la tradition de Baudelaire et de Poe en faisant de l’écriture une catharsis, en voulant écrire avec tant de sincérité que « le papier se riderait et flamberait à chaque touche de la plume de feu  « . L’ouverture du livre donne le ton :  » Un jour, chez les musiciens Noirs, au milieu d’une ville abandonnée, j’ai réinventé la vie souterraine de George Labalue . »
          Labalue, c’est le cardinal que Louis XI avait enfermé dans une de ses cages. Quel rapport avec Lapassade ? Tout d’abord le fait que sa salle de cours, à Tours, s’appelle salle Louis XI, qu’elle est petite et obscure, et qu’il a toujours eu l’impression d’être enfermé. Mais Labalue fait aussi penser au Bardamu du Voyage au bout de la nuit de Céline, et on devine, derrière les images et les fantasmes, le récit autobiographique.
          Trois parties principales composent l’ouvrage. La première relate l’existence de Labalue, dans un hammam pour homosexuels, fréquenté, malgré sa crasse et sa misère, par l’élite universitaire, et qui nous plonge dans l’atmosphère morbide du Festin nu  de Burroughs. Elle s’achève sur un meurtre et un incendie, celui du « bordel andalou », qui symbolise Mai 1968.
          La seconde partie est une transposition, à peine voilée, jusque dans les noms, des péripéties universitaires qui ont marqué la carrière de Lapassade. C’est à nouveau l’Arpenteur aux prises avec l’Institution qui porte ici le nom de l’Administration – on songe au Procès , mais aussi, par l’ironie souvent cruelle, à la machine sinistre de la Colonie Pénitentiaire . Le lecteur étranger à cette machine universitaire lira le chapitre comme une fantaisie kafkaïenne; celui qui – par bonheur ou par malheur – n’est pas étranger à cet univers n’aura aucun mal à reconnaître les véritables événements et les protagonistes sous leur figuration symbolique, et le langage bureaucratique derrière le langage de Jarry.
          Objet de scandale, de méfiance, d’hostilité, Labalue est jugé inapte à enseigner. Mais il a compris la racine de son mal. Ce n’est pas lui qui est malade : c’est l’ensemble des institutions. Son exclusion est tragiquement ressentie, mais elle devient positive. Il sait que c’est l’institution qui porte la mort en elle.
          Labalue rejette l’Europe et part pour Bahia. Les chapitres qui suivent, les plus beaux du livre, relatent l’existence de Labalue dans la misère des favelas brésiliennes. C’est toujours la même existence sordide que dans le petit village arabe, mais avec en plus la violence, la terreur et la mort. La vie apparaît sans ses masques : on célèbre le culte de la pourriture au milieu des habits noirs et rouges des dieux et des démons. Tout ici est tragique, effrayant de misère et de cruauté. Un monde sauvage s’étend au pieds des policiers en uniforme noir, un monde où la vie et la mort, le dégoût et l’espoir, la haine et la passion se confondent à chaque instant.
          La troisième partie du livre, la plus émouvante, relate l’exclusion de Labalue par le Living Théâtre . Une nuit, ses amis se réunissent pour l’exclure. Comme à l’université, on lui reproche de développer les conflits au lieu de les aplanir, de créer des tensions au lieu de les résoudre, de mettre en péril l’unité du groupe, de le diviser en fractions hostiles.
          Je ne sais pas si les dialogues reproduits sont véridiques, mais ils ont quelque chose de bouleversant. Ainsi, lorsque les comédiens sont assemblés pour l’exclure, lorsqu’ils lui reprochent de ne rien apporter de positif, de ne pas chercher à s’intégrer au groupe, de ne pas croire aux sentiments, de n’aimer personne, bref, lorsqu’ils lui demandent de les quitter, de s’en aller, lorsqu’ils le chassent presque, Labalue ne trouve rien à répondre, sinon : « Je n’ai pas envie de vous quitter ».
          Les derniers chapitres du bordel andalou  constituent une sorte de rédemption par l’écriture. En écrivant, Labalue se libère.
          Il n’est plus qu’un chien crevé. Mais il a compris l’origine de son malheur : une étrange passion de la vie, de la souffrance, de la mort, de la joie et de la cruauté. Il reste seul et tente de comprendre pourquoi il vit, pourquoi il meurt. Il se voit figé, mort, assis sur une montagne d’immondices, emporté dans un torrent de boue. Il regarde les favelas, ses habitants, il sent la mort silencieuse l’envahir. Devant lui s’étendent la misère et la peur, le royaume de la mort avec ses cierges noirs et rouges. de l’autre côté, sur la colline, au sommet de la forêt sauvage, un gigantesque Christ inutile fait face à cette misère et promène sur le monde – comme le Dieu Grec – ses yeux morts.
           Lapassade, lui aussi, est mort. Il ne reste que Labalue, ce type qui n’a pas vraiment d’âge, traversé tour à tour par l’horreur et la passion de la vie, et qui est l’aboutissement de la lente métamorphose de l’arpenteur. A présent, il sait que personne n’attend plus rien de lui et qu’il est seul-comme Roquentin, le héros de la Nausée . Son exclusion, il l’assume, car il sait qu’il trouble la paix des institutions et des communautés. Tous l’ont abandonné, rejeté aux lisières de la folie, du rêve et de la mort. Il finit par souhaiter réellement que cette mort l’envahisse. Mais la mort, si elle emporte les dernières défroques de Lapassade, laisse intact celui qui est né de la métamorphose, et qui fait son entrée dans la vie.
          Ce personnage qui tient du héros de Céline, du Soldat Chveick et du Charlot des Temps Modernes, c’est Georges Labalue, l’outsider…

Jean-Michel PALMIER
Novembre 1971

(1) Cf. G. Lapassade : Recherches Institutionnelles – Gauthier-Villars, Editeur, 1967.
(2) Cf. G. Lapassade et R. Lourau : Clés pour la sociologie -Seghers, 1971.
(3) Editions de l’Epi, 1971.
(4) Pierre Belfond, Editeur, 1969.
(5) Editions de l’Herne.

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Portrait de Georges Lapassade