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Fassbinder, l’homme qui a pris l’Allemagne sur lui

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires, début des années 80 

fassbinderportrait2.jpgR.W Fassbinder

          Rainer Werner Fassbinder est considéré, à plus d’un titre comme l’un des représentants les plus controversés et les plus intéressants de la culture allemande contemporaine, qui constituée comme une critique parallèle du passé et du présent dans une mise en question radicale des « nouvelles valeurs » à partir des anciennes. Peu ‘hommes sans doute, ont soulevé autant d’admiration et de haine conjuguées. En France, le cinéaste a éclipsé l’écrivain. Le recueil publié aux éditions de l’Arche de plusieurs de ses pièces (le Bouc, les Larmes amères de Petra von Kant, Liberté à Brême) montre pourtant qu’il y a un écrivain Fassbinder., inséparable du cinéaste. Provocateur, iconoclaste, il l’est assurément. Mes derrière ses films, ses scénarios, ses pièces on retrouve la même sensibilité écorchée, perpétuellement à vif, celle d’un homme qui ressent comme personnelles toutes les crises de l’Allemagne, et qui nourrit à son égard un étrange mélange d’amour et de haine. 

Renouveau 

          Né en 1946 à Bad, Wörishofen, près de Munich, R. W. Fassbinder étudia d’abord l’art dramatique. Partageant nombre d’idéaux avec le mouvement étudiant qui s’efforçait de  créer une opposition extra parlementaire, c’est au théâtre qu’il s’efforça de mettre en lumière le malaise social, comme l’avait fait jadis Frank Wedekind. Il ne se sentira lié à aucun style et n’hésitera pas souvent à emprunter des éléments aux courants antérieurs – expressionnisme ou naturalisme – afin d’attaquer les tabous toujours vivants dans la « culture des pères » : le nazisme, le passé proche, le communisme, le sexe, l’argent. Ce fut toutefois le cinéma qui allait lui fournir les armes dont il avait besoin. En moins de quinze ans, il tournera au moins une trentaine de films, parfois quatre ou six dans la même année. Cette étonnante productivité – inégalée dans le cinéma allemand contemporain – a de quoi surprendre : outre les considérations économiques propres au fonctionnement du cinéma, il faut souligner que Fassbinder semble ne faire qu’un avec ses films. Tous portent le même message, les mêmes accusations, approfondissent le même malaise et ne cessent de se compter mutuellement. Ce sont des portraits qui s’ajoutent les uns aux autres, un certain regard sur la république fédérale allemande.           Fassbinder incarne de manière incontestable le renouveau du cinéma allemand. Un renouveau tardif et attendu. Les historiens du cinéma, les fanatiques des cinémathèques s’accordent à reconnaître que les films allemands réalisés entre 1919 et 1930 comptent parmi les plus importants de l’époque. Très souvent, ils ont même éclipsés tous les autres aspects de la vie artistique allemande. L’expressionnisme a survécu à travers Caligari ou le Cabinet des figures de cire plus que par la littérature. Nombre de films de l’époque hitlérienne, en dépit de leur contenu idéologique, ont gardé une réelle qualité. Le juif Süss, d’Harlan, est d’autant plus dangereux qu’il est bien fait. Après 1945, et jusque dans les années soixante, si l’on excepte la tentative de l’acteur Peter Lorre (M. le Maudit, de Fritz Lang) de donner avec son film Der Verlorene une nouvelle vie au cinéma allemand, celui-ci demeura moribond, se cantonnant aux navets policiers et érotiques situés à Hambourg et aux « films de terroir » (Heimatfilm) bavarois. 

          Un premier tournant apparaît à la fin des années soixante, lorsque, à la suite du Manifeste d’Oberhausen (1962), de jeunes cinéastes s’efforcèrent de créer un cinéma de qualité. On découvrira alors avec étonnement Les désarrois de l’élève Törless, de Schloendorff (1966), Portrait d’Anita G., d’Alexander Kluge (1967), Malhzeiten, de Reitz, Scènes de chasse en Bavière, de Fleischmann (1968), Je t’aime, je te tue, d’Uwe Brander (1971). Il s’agissait de films souvent ouvertement politiques qui, à partir d’un thème -un enfant qui regarde en torturer un autre, la chasse donnée à un homosexuel par des paysans bavarois, un transfuge de Berlin-Est arrêté pour vol dans un prisunic à Berlin-Ouest – mettait e question toute la société allemande. 

          La seconde génération de films, à tort baptisés « Cinéma néo décadent » ou « nouveaux baroques allemands », surgit vers 1970. Elle comprenait des cinéastes assez jeunes, originaires ou fixés en Bavière, et qui, en dépit de certaines analogies esthétiques et de style, développèrent des sensibilités très différentes. Ce fut l’erreur des critiques français, toujours en quête de dénominations, d’en faire « une école ». Avec son Requiem pour un roi vierge, H.J. Syberberg interrogeait la sensibilité kitsch allemande qui avait conduit vers Hitler, interrogation qu’il prolongea avec ses films sur Karl May et Hitler, un film d’Allemagne. Werner Herzog développait une vision romantique et onirique qui fut révélée au public avec des films comme Aguirre, Cœur de verre, Kaspar Hauser, Werner Schroetter réalisait un très beau film sur les fantasmes de la femme et de l’opéra, la Mort de Maria Malibran. Le suisse Daniel Schmidt, avec Cette nuit ou jamais et surtout la Paloma, nous entraîna dans un monde de rêves et de cauchemars d’une surprenante beauté. 

Les salauds l’emportent toujours 

          Un peu plus tard Wim Wenders nous fera découvrir avec Peter Handke, les paradoxes de la Nouvelle Subjectivité. Mais il appartient déjà à une autre génération – la troisième, celle des années quatre-vingt.           Tous les films de Fassbinder semblent s’inscrire aux côtés de ceux d’Herzog, de Syberberg, de Schroetter, mais il s’agit d’analogies assez superficielles. Ces films avaient en commun des éléments esthétiques, un certain goût pour le kitsch, les fantasmes et les rêves, la musique d’opéra, les décors, la parodie, l’allusion aux années quarante, un certain désespoir. La présence d’acteurs communs – Harry Baer, Peter Kern et la très belle Ingrid Caven qui tournera dans Ludwig, Requiem pour un roi vierge, la Paloma, Cette nuit ou jamais, l’Ombre des anges, le Droit du plus fort, etc., renforcera cette fausse impression d’unité. 

          Le style de Fassbinder est en fait très différent de celui de Schroetter, de Schmidt et surtout de Syberberg. Il semble saturé d’éléments personnels – la mère comédienne, l’absence du père, le théâtre ou plutôt l’anti-théâtre auquel il a travaillé et aussi les films hollywoodiens parodiés. Les histoires qu’il raconte sont des contes que rien ne sépare du mélodrame sentimental. Les situations sont souvent très concrètes et banales, tellement outrées que l’on est tenté d’y voir, dans un premier réflexe, la répétition d’un même schéma : travailleur immigré qui vend sa sexualité, créatrice de mode qui tombe dans la déchéance par amour pour une fille intéressée et sans scrupules, homosexuel prolétaire exploité par des homosexuels bourgeois. Fassbinder nous montre que les riches triomphent le plus souvent grâce à l’argent et à l’égoïsme, que les pauvres et les faibles sont toujours écrasés. Mélodrames détournés, c’est la cruauté extrême dont il les imprègne qui constitue la critique sociale. Chez Fassbinder, les salauds l’emportent toujours. Le Marchand de quatre saisons, que l’on va voir à la télévision est sur ce point l’un des plus typiques. Un pauvre commerçant, assez rustre, cardiaque, est méprisé par sa femme et la famille de celle-ci. Il est trahi par son meilleur ami et, cette ultime blessure s’ajoutant à toutes les autres, qu’il revit en une seule vision, le conduit à se suicider à coups de verres d’alcool en songeant à tous ceux qui l’ont humilié et fait souffrir par sadisme et lâcheté. C’est là le leitmotiv qui rapproche ces films, anti-mélodrames sociaux, des grandes fresques, le Mariage de Maria Braun, Lili Marlène, Lola, une femme allemande : l’époque dans laquelle nous vivons, dominée par l’égoïsme bourgeois et par l’argent, n’est guère propice aux sentiments.           Dans tous ses films, la critique politique de Fassbinder est souvent très claire et son esthétique atteint parfois une rare beauté. Les larmes amères de Petra von Kant en est l’un des sommets, avec mélange de cruauté, de beauté et de baroque. Quand il joue son propre rôle (le Droit du plus fort, sketch d’Allemagne en automne), Fassbinder est souvent bouleversant de sincérité et de détresse. Nombre de ses films ont été admirablement servis par Ingrid Caven qui, par sa voix cynique et tendre, ses chansons, son intelligence et sa sensibilité est devenue pour tout un public, le symbole de ce nouveau cinéma allemand. On sera plus réservé sur ses films récents, qui ont pourtant quitté les limites des cinémas d’art et d’essai pour toucher un vaste public. La trilogie le Mariage de Maria Braun, Lili Marlène, Lola  était ambitieuse et passionnante. On ne peut nier pour autant que ces films véhiculent sur le plan politique de nombreuses ambiguïtés. Lili Marlène est un mélo sans grand intérêt et il y a un kitsch vulgaire et agressif qui détruit Lola, remake de l’Ange bleu . Nombre de films de Fassbinder manquent de rigueur dans la construction, ont quelque chose de bâclé…Au rythme où il les tourne, comment s’en étonner ? 

          Pourtant, Fassbinder est passionnant. Il y a en lui quelque chose du Baal que décrivait Brecht dans sa première pièce. Enervant et émouvant, brutal, tendre, corrosif, il met à l’aise. Il est avec Wim Wenders le cinéaste allemand dont chaque film a quelque chose de déchiré et de déchirant, que l’on attend avec autant d’impatience que d’appréhension. 

Jean-Michel PALMIER 

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