Walter Benjamin : Du suicide comme arme ultime

Article paru dans les Nouvelles Littéraires du 14 février au 21 février 1980 – N° 2724 - 

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Walter Benjamin : Du suicide comme arme ultime 

           Avec sa sensibilité si étrange qui unit le judaïsme et le marxisme, les influences contradictoires de Baudelaire, Proust, Goethe, Kafka mais aussi Brecht, Lukacs et Adorno, Walter Benjamin nous apparaît comme l’un des représentants les plus brillants de cette intelligentsia progressiste, massacrée par Hitler ou contrainte à l’exil. Ses recueils d’essais : Mythe et Violence, Poésie et Révolution, Sens Unique, Enfance berlinoise précédemment traduits en français  ont permis de découvrir tour à tour  l’esthéticien, le critique littéraire, le poète, le métaphysicien sauvage qui donne à toutes choses  une profondeur insolite. Un premier recueil de lettres remarquablement traduites par Guy Petitdemange permettait de suivre sa formation intellectuelle, ses premières amitiés. 

           Ce second et dernier volume retrace non seulement l’élaboration des principaux essais de Benjamin, mais surtout la rencontre dramatique entre sa solitude et l’Allemagne hitlérienne. Les années 30 voient s’effacer le rêve de Benjamin de devenir universitaire, la disparition d’amis tels Hofmannsthal qui meurt en 1929, et la rencontre de nouvelles figures intellectuelles qui le marqueront de manière décisive.  Sans doute, déçoit-il son plus ancien ami, G. Scholem, par son manque d’application à l’hébreu, mais leurs lettres témoignent des mêmes passions pour Kafka et des doutes qu’éveille l’interprétation de Max Brod. Il se lie avec Brecht dont il devient l’admirateur et l’interlocuteur privilégié, avec Adorno, Horkheimer qui l’aideront à survivre grâce à leur institut en lui procurant un peu d’argent. Après son divorce, il continue à tenter d’exister comme écrivain indépendant, à écrire et à rêver. On n’en finit pas d’énumérer tout ce qui l’intéresse : l’esthétique, la peinture, la photographie, la littérature classique, la musique. Homme de haute culture, blessure ouverte, Benjamin affronte toutes les influences en restant lui-même, qu’il s’agisse de la mystique juive, du théâtre épique, de Kafka ou du marxisme. Berlinois dans l’âme, il voyage en Espagne et séjourne à Paris, la ville qu’il aime par-dessus tout, la « capitale du XIXème siècle ». Quand les nazis prennent le pouvoir, qu’on brûle les livres à Berlin, il prend lui aussi le chemin de l’exil. Encore plus pauvre, plus seul, mais presque heureux d’être en France. N’est-il pas le dernier Allemand à avoir parlé de Proust avant Hitler ? Le meilleur connaisseur de Baudelaire ? Son frère, lui, est déjà en camp de concentration. Aussi son destin d’exilé misérable dans une chambre d’hôtel à Paris  lui semble-t-il presque un paradis. Souvent il songe avec mélancolie à ses livres restés en Allemagne, ces livres qu’il collectionnait comme des fleurs séchées et à ses manuscrits. Mais Brecht, Adorno, Scholem sont des présences constantes. Il leur écrit, discute peu de politique, toujours de Kafka, de Baudelaire, de cette culture française et allemande, juive ou non qui lui est aussi nécessaire que  l’air qu’il respire. Beaucoup de ses anciens amis ont émigré aux Etats –Unis. Lui, demeure en Europe car il croit qu’il y a des positions qu’il ne faut pas abandonner. Et d’ailleurs, qu’irait-il faire là-bas ? Même quand les français l’internent à la déclaration de guerre parce qu’il est allemand, il ne s’en offusque pas. Il continue à aimer la France, à s’y sentir chez lui. 

          Bientôt l’Europe ressemble à une souricière. Certains de ses amis ont été tués déjà par la Gestapo. Réfugié dans le sud de la France, un émigré antifasciste, s’il ne gagne pas l’Amérique sait parfaitement quel sera son sort s’il est livré à l’Allemagne. Horkheimer lui procurera le visa américain qui pouvait lui sauver la vie ; il ne restait qu’à franchir les Pyrénées, gagner l’Espagne. A la frontière un policier l menace de le livrer à la Gestapo. Benjamin s’empoisonnera  dans la nuit du 26 septembre 1940. Sa tombe se trouve à Port-Bou.  De ce petit homme aux lunettes cerclées de fer, qui avait à peine cinquante ans, amoureux des passages parisiens et de la bibliothèque nationale, qui cherchait à comprendre Kafka par le caractère comique de la théologie juive, on pourrait dire ce qu’Adorno disait d’Alban Berg : «  Le désespoir de son imagination a surpassé la négativité de son temps ». 

Jean-Michel PALMIER 

CORRESPONDANCE (1929 – 1940) de Walter Benjamin – Aubier-Montaigne 

Extrait de Retour à Berlin, Payot, p. 232 

Enfance

Il regarde luire sur la surface de l’étang les ombres de son enfance. Des visages s’attardent dans les reflets de l’eau. Il tend les mains pour les saisir avant qu’ils ne s’éloignent à jamais, prêt à pleurer sur ces ombres qu’il tentait désespérément de maintenir en vie. Elles étaient responsables du malaise qu’il ressentait face aux êtres et aux choses, de son incapacité à s’établir dans la réalité. Il ne vivait que pour traduire ce monde né de sa déchirure, dont les images jaillissaient comme le sang d’une blessure. Ses souvenirs, ses rêves, ses désirs les plus secrets s’échappaient en hurlant et il demeurait tapi derrière la porte, de peur d’être blessé au passage ou emporté par eux.

Jean-Michel PALMIER.

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