Mabuse est parmi nous, un petit bourgeois.

 Article publié dans Les Nouvelles Littéraires du 10 au 17 janvier 1980. N° 2719

mabuse.jpg Le Dr Mabuse

           

          Sans doute ne peut-on nier la parenté qui existe entre le Dr Mabuse et la procession de tyrans, de figures criminelles qui traverse le cinéma allemand au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Par sa volonté de puissance diabolique, sa cruauté, il n’est pas sans rappeler Caligari, Homunculus, le tyran de Vanina, Nosfératu. Mais le décor dans lequel évoluent les monstres précédents est un décor de cauchemar, de rêve, qu’il s’agisse de l’architecture fantastique de Caligari, d’un gothique fantaisiste ou du cimetière de Prague. Mabuse le joueur (1922) contraste d’abord avec les films précédents par son surprenant réalisme. Ce n’est pas seulement une fiction, mais un document, un témoignage sur une époque.
 
           C’est avant tout l’expression d’un monde à la dérive, aux valeurs inversées. Mabuse évolue dans un décor qui est celui du Berlin des années 20. 

Les images du chaos 

          Il se sent chez lui dans les tripots, les maisons de jeu, au milieu des homosexuels, des aristocrates décadents, des prostituées, des femmes du monde qui s’ennuient et des chanteuses. Sans doute les ombres peintes sur les murs rappellent-elles les décors expressionnistes, mais le monde de Mabuse est bien réel. C’est celui des Tambours dans la nuitde Brecht et des poèmes de Benn, celui de la révolution assassinée et de la contre-révolution réussie. Fritz Lang affirme s’être inspiré dans plusieurs scènes des romans policiers américains qu’il dévorait, tout comme Brecht, et des troubles politiques de son temps. Comment ne pas songer en voyant donner l’assaut par la police à la maison de Mabuse, aux combats de rue entre les Spartakistes et les troupes du ministre Noske « le chien sanguinaire ». On voit même dans le film, Mabuse se déguiser en agitateur communiste…. 

          Les yeux de Mabuse dévorent le monde où il règne. Ils reflètent surtout le chaos. Quand on lui demande ce qu’est l’Expressionnisme, il ne peut que répondre : c’est un jeu insignifiant (eine Spielerei), mais il ajoute que la vie, elle aussi, est devenue un jeu insignifiant.  A la même époque, la sœur de l’architecte soviétique El Lissitsky affirmait qu’à Berlin, un kilo de pain coûtait un million de marks et une fille….une cigarette. « L’humanité, balayée et piétinée à la suite de la guerre et de la révolution, prend sa revanche sur les années d’angoisse en se laissant aller à ses désirs (…) et en capitulant, activement ou passivement devant le crime », affirmait la brochure programme lors de le diffusion du film. Il est certain que très souvent une lecture sociale s’impose. D’ailleurs, Fritz Lang, lui-même,  affirmera s’être inspiré consciemment d’événements politiques survenus en Allemagne  et ailleurs. Les images de combats de rues et de barricades sont inspirées des combats de rue de 1919 et il précise que le meurtre du ministre n’est autre que celui de Rathenau. 

          Images fascinantes du chaos, avec leur beauté et leur cruauté  qui ne cessent de surprendre. Il est étonnant que le Testament du Dr Mabusesoit contemporain de l’agonie de l’Allemagne de Weimar, alors que Mabuse le joueurse situait à sa naissance. Mabuse est mort fou, mais son esprit lui survit. Le chaos, de la répression contre les Spartakistes aux combats de rues entre nazis et communistes s’est accentué.  C’est désormais un paranoïaque qui se prend pour Mabuse et aspire à jeter le monde dans un abîme de terreur. Le film ne fut pas interdit par les nazis comme film politique  hostile à leurs idées, mais seulement il « mettait en danger l’ordre  et la sécurité publique ». D’ailleurs, même s’il est vrai que le film contient des allusions au nazisme, elles étaient loin d’être claires pour le spectateur, même à cette époque. Et, comme dans la plupart des films de Fritz Lang, les criminels sont plus fascinants que les inspecteurs de police, imbéciles, bourgeois, prétentieux, qu’on leur oppose (Wenk, Lohman). Fritz Lang omet de dire aussi que Théa von Harbou, sa femme, qui participa à l’élaboration du dernier Mabuse, était déjà membre du parti nazi. Elle non plus, ne semble guère avoir compris les allusions. 

          Il est difficile de dégager le sens politique des films allemands des années 20-30. Siegfried Kracauer dans son livre De Caligari à Hitler nous propose une gigantesque fresque d’interprétations qui ne sont guère convaincantes. La réalité de ces films était plus complexe, moins évidente que ne le laissent supposer nos illusions rétrospectives. La grandeur de Fritz Lang est ailleurs. Son génie, c’est avant tout son esthétique, la construction admirable de chaque image, le mélange de fantastique et de réalisme. S’il appartient à l’Allemagne de Weimar et si ses films sur Mabuse en sont l’expression, c’est parce qu’ils expriment un mélange d’horreur et de fascination à l’égard du chaos. 

          Criminel diabolique, Mabuse est aussi un petit bourgeois assoiffé de pouvoir et qui hait son temps. 

Jean-Michel PALMIER 

Norbert Jacques, l’oublié. 

          Avant d’être un film, Mabuse fut une nouvelle de l’écrivain Norbert Jacques à tort oublié aujourd’hui. Né le 6 juin 18880 au Luxembourg, il étudia à Bonn et travailla comme journaliste à Hambourg et à Berlin. Il voyagea dans le monde entier, de la Chine à l’Amérique du Sud et revint mourir en Allemagne le 16 mai 1954. Roman policier fantastique mettant aux prises un psychiatre diabolique, trafiquant de drogue et proxénète, à un policier, l’histoire eu d’autant plus de succès qu’elle parut sous forme de feuilleton dans la Berliner Illustrierte Zeitung. 

        Les frères Ullstein qui possédaient ce journal avaient investi de l’argent dans une société de cinéma associée à la UFA. Ils décidèrent de le porter à l’écran. Le roman fut rapidement traduit dans presque toutes les langues.                                                    

J-M P. 

Quand Lang réalisait le Testament du Dr Mabuse –

Un reportage de Lotte Eisner. 

          «  (…) J’arrivai dans un vaste terrain sur lequel des usines abandonnées dressaient leurs membres comme des fantômes. Elles avaient servi pendant la guerre à fabriquer des munitions. Un des collaborateurs de Fritz Lang s’était souvenu de cet endroit où il avait, comme soldat, monté la garde à maintes reprises. Depuis trois semaines, des ouvriers bâtissaient, ils avaient changé complètement l’aspect de la forêt. Ils avaient abattu des arbres qui gênaient et, par endroits, en avaient planté d’autres. Une forêt d’échafaudages avait été édifiée, se confondant avec les vrais arbres. Des praticables supportant des lampes énormes semblaient sortir de terre, et le pont roulant, avec ses projecteurs, donnait avec ses échelles une impression de gigantesque impressionnant. 
         
Au commandement, une centaine de lampes s’allumèrent. La lumière se répandit à flots à travers la forêt (….). Les feuilles des arbustes mouillés par des jets d’eau se détachaient en multiples plaquettes d’argent ; les troncs des arbres brillaient. Les yeux de Lang embrassaient l’ensemble et il disait avec enthousiasme : « J’ai toujours souhaité pouvoir tourner en pleine nuit une forêt illuminée. Personne n’a encore réalisé cet effet ! »           La mise au point de ce décor naturel n’a pas encore été jugée satisfaisante par Fritz Lang. Cette forêt était, pour notre artiste, ce qu’était à Dusinan celle de Macbeth. Il la voulait changeante et continuait à la transformer. Des arbres furent de nouveau abattus et transportés d’un lieu à un autre. Il modifiait, déplaçait, sa main modelait les formes et sa volonté assouplissait le paysage. Il grimpait avec son opérateur Fritz Arno Wagner sur le praticable, braquait la caméra et se laisser glisser sur les rails. 
         
Il souriait : «  C’est fâcheux, disait-il, qu’il y ait une si grande disproportion entre la vision de l’œil et celle de la caméra. Nous devrions avoir des yeux tout autour de la tête. » 

(L’Intransigeant, 19 mai 1933) 

Lotte Eisner

L’Expressionnisme et les arts; cinquième partie : Expressionnisme et Réalisme dans le cinéma des années 20 p. 233 . Payot 1980.

De toutes les manifestations de l’Expressionnisme, seul le cinéma a fait l’objet d’études approfondies. Après celles de Rudolf Kurtz, Expressionismus und Film ( Berlin 1926), qui proposait une analyse assez détaillée du cinéma expressionniste, les travaux de Lotte H. Eisner, en particulier l’ Ecran Démoniaque (1965), ont révélé l’étrangeté et la magie du cinéma allemand des années 20. L’intérêt pour les films expressionnistes se comprend aisément, de même que les nombreuses études auxquelles ils ont donné naissance, tant en Allemagne, qu’en France , en Angleterre ou aux Etats-Unis. Leur beauté, leur atmosphère fantastique et angoissante, la nouveauté des techniques, l’extrême originalité qui les caractérise (jeu des acteurs, type de décors, d’éclairages, etc.) n’ont pas manqué de retenir l’attention des historiens du cinéma. Quant au public, il succombe facilement à la fascination qu’exerce cette magie d’ombres et de lumières, ce climat de peur et d’irréalité.
On sent confusément que quelque chose de  fondamental à la sensibilité allemande se manifeste à travers eux. Ce n’est pas seulement l’Expressionnisme littéraire, plastique, théâtral, que l’on cherche à y découvrir, mais cette nostalgie du clair-obscur, ce monde des ombres, des doubles et des spectres qui n’acessé de hanter l’Allemagne depuis le Romantisme. Souvent, c’est l’univers des contes d’Hoffmann que l’on croit y retrouver.
Mais pourquoi cette atmosphère de cauchemar a-t-elle autant séduit les Allemands dans ces années cruelles ? Les réponses que l’on peut donner doivent être avancées avec prudence. Il y a évidemment de nombreux rapports entre l’Allemagne de l’après-guerre et cet univers macabre, mais les médiations sont plus complexes que certains critiques semblent suggérer. Caligari, Nosfératu le Vampire, Mabuse, ne sauraient être autrement compris comme une  » préfiguration  » d’Hitler ou de la menace nazie. La dimension politique de ces films était assez peu saisissable pour le spectateur de l’époque et, de nos jours, les critiques sont loin d’être d’accord sur l’interprétation d’un même film ou de la vision de tel ou tel cinéaste. Les divergences de jugement entre Lotte H. Eisner et sa sensibilité si profonde d’une part, l’érudition et le sociologisme de Kracauer d’autre part, sont toujours extrêmement intéressantes.
Par ailleurs, dans le cinéma aussi, l’Expressionnisme est un phénomène limité. Il y a peu de films réellement expressionnistes (quelques-uns , en fait), même si le style de ces films a marqué tous les cinéastes des années 20-30. En France, la méconnaissance de l’époque et de ce qu’est l’Expressionnisme lui-même a conduit à toutes sortes d’approximations : non seulement tous les fims allemands réalisés entre 1913 et 1933 sont qualifiés d’ « expressionnistes », mais aujourd’hui encore, il est fréquent de voir qualifier des oeuvres contemporaines, allemandes ou non, de « typiquement expressionnistes », pou peu qu’il y ait quelques éclairages contrastés et une vague atmosphère d’angoisse.

Jean-Michel PALMIER

Laisser un commentaire