Article paru dans Les Nouvelles Littéraires du 14 au 21 janvier 1982 . N° 2819
Marie-Luise Fleisser et Bertoldt Brecht
Au moment où Marcel Maréchal monte la Vie de Galilée à Marseille, un portrait pour le moins iconoclaste de B. Brecht nous est proposé par l’une de ses anciennes conquêtes, Marie – Luise Fleisser, qui fut sa compagne au début des années 1920.
« Je suis quelqu’un sur qui vous ne pouvez pas compter. » Le jeune Bertolt Brecht, séducteur infatigable, avait au moins le mérite de la franchise lorsqu’il réduisait à merci ses conquêtes. Pourvu de solides appétits sexuels, il ne faisait pas montre en revanche d’une délicatesse excessive à l’égard de ses nombreuses maîtresses. Brecht butor ? Presque. Et c’est précisément l’une de ses anciennes compagnes, la bavaroise Marie – Luise Fleisser, qui nous révèle la face cachée du dramaturge dans un livre : Avant-Garde, Souvenirs sur Brecht.
Est-ce là règlement de compte d’une femme amère ? Non. Quarante ans plus tard, c’est avec tendresse et ironie que Marie – Luise Fleisser évoque la liaison qu’elle eut avec Brecht dans les années vingt, ainsi que le milieu où il évoluait.
Marie – Luise Fleisser rencontre Brecht au sortir du pensionnat. C’est presque une jeune fille. Elle écrit une première pièce, Pionniers à Ingolstadt (mise en scène par Brecht), qui lui vaut la haine mortelle des compatriotes de son village et de sa famille. La vie avec Brecht n’est guère facile. Elle l’aime éperdument. Il l’écrase complètement. Elle le redoute autant qu’elle l’admire. Pour lui, elle quitte sa famille et sa ville, rêvant d‘écrire un doctorat à ses côtés. Mais Brecht, lui, semble trouver qu’elle fait œuvre plus utile en servant le café et en s’occupant de son économie domestique q’en écrivant une thèse. Égoïste, volage, séducteur, il la meurtrit sans s’en rendre compte. Vers 1930, après une tentative de suicide, elle le quitte. Et retourne à Ingolstadt, son village de Bavière. Où elle écrit.
L’œuvre littéraire de Marie – Luise Fleisser est inconnue en France, complètement éclipsée par celle de Brecht. En Allemagne, elle fait l’objet d’un véritable culte de la part d’auteurs –cinéastes comme Fassbinder ou Aschternbusch, qui s’en réclament.
L’ homme, le poète, le nihiliste
Avant-garde, le récit que Marie – Luise Fleisser a construit à partir de sa liaison avec Brecht, est à ouvertures multiples. C’est bien sûr un portrait émouvant, nuancé, caustique du « pauvre BB », de ses amis, de son milieu littéraire, social, qui recoupe souvent les souvenirs d’Arnolt Bronnen e de Lion Feuchtwanger. On voit vivre Brecht. Non pas le « génial dialecticien » et « génial auteur marxiste », mais l’homme, le poète, le nihiliste qui écrivit Baal et les Sermons domestiques. Et qui, à cette époque, préférait les cigares, l’alcool et surtout les jolies filles à la lecture de Marx. C’est aussi la description, étonnamment moderne d’une liaison entre un intellectuel déjà célèbre et une jeune fille, elle aussi intellectuelle, mais inconnue.
Au fond, est-ce hasard si le premier nom que Hegel donna à sa dialectique du maître et de l’esclave était justement « la dialectique des amants » ? Ce mélange de tendresse, d’inconscience et d’égoïsme qui caractérise Brecht dans ses rapports avec Marie – Luise Fleisser sonne terriblement vrai. Soumise à rude épreuve Marie – Luise Fleisser garde cependant envers Brecht aucune haine, aucune rancœur ; la vieille femme qui écrit l’admire encore et le remercie d’avoir transformé la jeune Bavaroise qu’elle était. De l’avoir révélée à elle-même. Ce texte, par sa sensibilité, son humour, a quelque chose de bouleversant. La traduction d’Henri Plard – l’un des meilleurs traducteurs allemands contemporains – est admirable de précision et de nuances.
Jean-Michel PALMIER
AVANT-GARDE SOUVENIRS SUR BRECHT
de Marie – Luise Fleisser Éditions de Minuit. 116 p.;
BERTOLT BRECHT
de Georges Banu Éditions Aubier. 192 p.;
LA VIE DE GALILEE
de Bertolt Brecht Marcel Maréchal La Criée – Marseille
BRECHT ET L’ASIE
Avec Bertolt Brecht ou le petit contre le grand, Georges Banu a écrit une remarquable étude sur l’un des aspects les plus négligés de l’œuvre de Brecht : son rapport au théâtre asiatique. Tout lecteur de Brecht sait que celui-ci construisit souvent des entités mythiques pour situer ses pièces. Il y a un certain modèle du capitalisme qui domine Sainte Jeanne des Abattoirs, Dans la jungle des villes, Mahagonny, etc. Il y a aussi un usage des fictions orientales tout aussi complexe qui unit le Cercle de craie caucasien, la bonne âme de Sé-Chouan, Me-Ti ou le livre des retournements, etc. La lecture du Journalde Brecht, montre qu’il emporta avec lui, partout dans son exil, des masques japonais, des objets asiatiques qui ne le quittaient jamais. La discussion de l’effet de distanciation invite à poser la question du rapport entre le théâtre de Brecht et certains procédés d théâtre japonais – le Nô, le Bunraku. Georges Banu, à propos d’une relecture exhaustive de Brecht, tente une synthèse de ce rapport de Brecht à l’Orient, à une certaine image de la Chine, à un certain usage des signes, à plusieurs formes de théâtre dont l’esthétique est peu connue. Il n’a rien négligé, exploré les lectures chinoises de Brecht, son rapport à la peinture orientale, aux mythes asiatiques, à une sensibilité qui, dès les années vingt, avait déjà trouvé à travers Klabund, le mari de Carola Neher, la Polly Peachum de l’Opéra de quat’sousun défenseur. Le lecteur occidental qui a eu la chance d’assister à des représentations théâtrales en Asie ne pourra qu’adhérer à la plupart des analyses de Georges Banu. Avec une érudition remarquable, il a assurément ajouté un chapitre inédit et passionnant à l’ensemble des études sur Brecht. Et il a surtout montré à quel point cette confrontation, ce dialogue entre l’Orient et l’Occident étaient nécessaire. De Confucius à Mao : Brecht est resté fidèle à cette interrogation. Il ne prétend pas nous expliquer la culture chinoise : il est sensible aux différences, aux lignes de rencontres et nous montre que l’on ne peut l’ignorer. Admirable fidélité dans l’intérêt qui contraste avec nos engouements d’aujourd’hui. Il y a quelques années, à Paris, il était à la mode de faire du chinois comme, à l’époque de Molière, les Précieuses Ridicules faisaient du grec. Depuis, la Chine est tombée dans un grand trou. Il n’est plus à la mode d’en parler et de cultiver les idéogrammes. Raison de plus pour apprendre ce que Brecht, lui, a tiré de cette confrontation.
Jean-Michel PALMIER
Extrait de « Retour à Berlin » de Jean-Michel Palmier, p;249-250
Schweik am Schiffbauerdamm
Le théâtre de Brecht am Schiffbauerdammm semble vide. Avec son toit en forme de clocher, il dresse sa masse grisâtre au bord de la Spree où passent les péniches lourdement chargées. Lorsque la nuit tombe, le cercle de néon rouge s’allume et les lettres » BERLINER ENSEMBLE » resplendissent. L’entrée, violemment éclairée, contraste avec l’obscurité et la tristesse des rues voisines qui s’étendent jusqu’ au quartier animé de la Friedrichstrasse. De grandes banderoles rouges garnissent les murs. Ce soir on joue SCHWEYK dans la Seconde Guerre mondiale. La foule se presse, ouvriers, adolescents, soldats, employés de toutes catégories pour qui le théâtre demeure l’une des distractions les plus importantes. L’intérieur surprend par ses décorations baroques, toutes en dorure. On ne peut s’empêcher de songer qyu’au même emplacement fut créé en 1928 L’Opéra de Quat’sous. Les loges sont tapissées de velours et de satin rouge. Les lampes, disposées en grappes, diffusent une lumière orange qui fait resplendir les bustes des femmes qui ornent les colonnes sculptées soutenant les galeries.
Rien de solennel. Le public parle, s’interpelle. Dès que le rideau se lève, retentissement des tonnerres d’applaudissement. Les rires fusent quand on voit en ombres chinoises les silhouettes de Hitler et Göring, discourant devant une mappemonde, sur des airs d’opéra. Devant un vieux décor montrant Prague, un simple bar. Tout est étonnamment réaliste : les chaises, les tables, la bière que boit ce SS affalé. Schweyk est naïf et idiot à souhait. Gisela May, grave et émouvante lorsqu’elle entonne le Chant de la Moldau :
Les eaux de la Moldau emportent même les pierres.
Prague a vu trois empereurs portés en terre,
Les grands passent et cèdent la place aux moins grands
Si longue que soit la nuit, au bout, c’est le jour comme avant…
Après chaque tableau, la salle applaudit et réagit avec enthousiasme. Elle hurle quand le SS pénètre dans le petit café. Théâtre ou histoire ? Dernières images de Schweyk dans la neige, marchand vers Stalingrad et qui croise un tank. Je ne peux m’empêcher de songer au Schweyk de Piscator, interprété par Max Pallenberg, empruntant son escalier roulant, entouré de marionnettes dadaïstes de George Grosz. A la sortie, les soldats s’en vont en groupe jusqu’à l’arrêt d’autobus pour rejoindre leur cantonnement. Des lycéens engagent une partie de boules de neige. Il faut remonter toute la Friedrichstrasse pour regagner le point de passage vers Berlin – Ouest, Kochstrasse. Le policier est-allemand, toujours en faction, me reconnaît et plaisante : » Encore vous ! Je vais finir par croire que vous vous plaisez chez nous. »
Jean-Michel PALMIER
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