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Archive pour juillet 2009

Fassbinder, l’homme qui a pris l’Allemagne sur lui

Mercredi 8 juillet 2009

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires, début des années 80 

fassbinderportrait2.jpgR.W Fassbinder

          Rainer Werner Fassbinder est considéré, à plus d’un titre comme l’un des représentants les plus controversés et les plus intéressants de la culture allemande contemporaine, qui constituée comme une critique parallèle du passé et du présent dans une mise en question radicale des « nouvelles valeurs » à partir des anciennes. Peu ‘hommes sans doute, ont soulevé autant d’admiration et de haine conjuguées. En France, le cinéaste a éclipsé l’écrivain. Le recueil publié aux éditions de l’Arche de plusieurs de ses pièces (le Bouc, les Larmes amères de Petra von Kant, Liberté à Brême) montre pourtant qu’il y a un écrivain Fassbinder., inséparable du cinéaste. Provocateur, iconoclaste, il l’est assurément. Mes derrière ses films, ses scénarios, ses pièces on retrouve la même sensibilité écorchée, perpétuellement à vif, celle d’un homme qui ressent comme personnelles toutes les crises de l’Allemagne, et qui nourrit à son égard un étrange mélange d’amour et de haine. 

Renouveau 

          Né en 1946 à Bad, Wörishofen, près de Munich, R. W. Fassbinder étudia d’abord l’art dramatique. Partageant nombre d’idéaux avec le mouvement étudiant qui s’efforçait de  créer une opposition extra parlementaire, c’est au théâtre qu’il s’efforça de mettre en lumière le malaise social, comme l’avait fait jadis Frank Wedekind. Il ne se sentira lié à aucun style et n’hésitera pas souvent à emprunter des éléments aux courants antérieurs – expressionnisme ou naturalisme – afin d’attaquer les tabous toujours vivants dans la « culture des pères » : le nazisme, le passé proche, le communisme, le sexe, l’argent. Ce fut toutefois le cinéma qui allait lui fournir les armes dont il avait besoin. En moins de quinze ans, il tournera au moins une trentaine de films, parfois quatre ou six dans la même année. Cette étonnante productivité – inégalée dans le cinéma allemand contemporain – a de quoi surprendre : outre les considérations économiques propres au fonctionnement du cinéma, il faut souligner que Fassbinder semble ne faire qu’un avec ses films. Tous portent le même message, les mêmes accusations, approfondissent le même malaise et ne cessent de se compter mutuellement. Ce sont des portraits qui s’ajoutent les uns aux autres, un certain regard sur la république fédérale allemande.           Fassbinder incarne de manière incontestable le renouveau du cinéma allemand. Un renouveau tardif et attendu. Les historiens du cinéma, les fanatiques des cinémathèques s’accordent à reconnaître que les films allemands réalisés entre 1919 et 1930 comptent parmi les plus importants de l’époque. Très souvent, ils ont même éclipsés tous les autres aspects de la vie artistique allemande. L’expressionnisme a survécu à travers Caligari ou le Cabinet des figures de cire plus que par la littérature. Nombre de films de l’époque hitlérienne, en dépit de leur contenu idéologique, ont gardé une réelle qualité. Le juif Süss, d’Harlan, est d’autant plus dangereux qu’il est bien fait. Après 1945, et jusque dans les années soixante, si l’on excepte la tentative de l’acteur Peter Lorre (M. le Maudit, de Fritz Lang) de donner avec son film Der Verlorene une nouvelle vie au cinéma allemand, celui-ci demeura moribond, se cantonnant aux navets policiers et érotiques situés à Hambourg et aux « films de terroir » (Heimatfilm) bavarois. 

          Un premier tournant apparaît à la fin des années soixante, lorsque, à la suite du Manifeste d’Oberhausen (1962), de jeunes cinéastes s’efforcèrent de créer un cinéma de qualité. On découvrira alors avec étonnement Les désarrois de l’élève Törless, de Schloendorff (1966), Portrait d’Anita G., d’Alexander Kluge (1967), Malhzeiten, de Reitz, Scènes de chasse en Bavière, de Fleischmann (1968), Je t’aime, je te tue, d’Uwe Brander (1971). Il s’agissait de films souvent ouvertement politiques qui, à partir d’un thème -un enfant qui regarde en torturer un autre, la chasse donnée à un homosexuel par des paysans bavarois, un transfuge de Berlin-Est arrêté pour vol dans un prisunic à Berlin-Ouest – mettait e question toute la société allemande. 

          La seconde génération de films, à tort baptisés « Cinéma néo décadent » ou « nouveaux baroques allemands », surgit vers 1970. Elle comprenait des cinéastes assez jeunes, originaires ou fixés en Bavière, et qui, en dépit de certaines analogies esthétiques et de style, développèrent des sensibilités très différentes. Ce fut l’erreur des critiques français, toujours en quête de dénominations, d’en faire « une école ». Avec son Requiem pour un roi vierge, H.J. Syberberg interrogeait la sensibilité kitsch allemande qui avait conduit vers Hitler, interrogation qu’il prolongea avec ses films sur Karl May et Hitler, un film d’Allemagne. Werner Herzog développait une vision romantique et onirique qui fut révélée au public avec des films comme Aguirre, Cœur de verre, Kaspar Hauser, Werner Schroetter réalisait un très beau film sur les fantasmes de la femme et de l’opéra, la Mort de Maria Malibran. Le suisse Daniel Schmidt, avec Cette nuit ou jamais et surtout la Paloma, nous entraîna dans un monde de rêves et de cauchemars d’une surprenante beauté. 

Les salauds l’emportent toujours 

          Un peu plus tard Wim Wenders nous fera découvrir avec Peter Handke, les paradoxes de la Nouvelle Subjectivité. Mais il appartient déjà à une autre génération – la troisième, celle des années quatre-vingt.           Tous les films de Fassbinder semblent s’inscrire aux côtés de ceux d’Herzog, de Syberberg, de Schroetter, mais il s’agit d’analogies assez superficielles. Ces films avaient en commun des éléments esthétiques, un certain goût pour le kitsch, les fantasmes et les rêves, la musique d’opéra, les décors, la parodie, l’allusion aux années quarante, un certain désespoir. La présence d’acteurs communs – Harry Baer, Peter Kern et la très belle Ingrid Caven qui tournera dans Ludwig, Requiem pour un roi vierge, la Paloma, Cette nuit ou jamais, l’Ombre des anges, le Droit du plus fort, etc., renforcera cette fausse impression d’unité. 

          Le style de Fassbinder est en fait très différent de celui de Schroetter, de Schmidt et surtout de Syberberg. Il semble saturé d’éléments personnels – la mère comédienne, l’absence du père, le théâtre ou plutôt l’anti-théâtre auquel il a travaillé et aussi les films hollywoodiens parodiés. Les histoires qu’il raconte sont des contes que rien ne sépare du mélodrame sentimental. Les situations sont souvent très concrètes et banales, tellement outrées que l’on est tenté d’y voir, dans un premier réflexe, la répétition d’un même schéma : travailleur immigré qui vend sa sexualité, créatrice de mode qui tombe dans la déchéance par amour pour une fille intéressée et sans scrupules, homosexuel prolétaire exploité par des homosexuels bourgeois. Fassbinder nous montre que les riches triomphent le plus souvent grâce à l’argent et à l’égoïsme, que les pauvres et les faibles sont toujours écrasés. Mélodrames détournés, c’est la cruauté extrême dont il les imprègne qui constitue la critique sociale. Chez Fassbinder, les salauds l’emportent toujours. Le Marchand de quatre saisons, que l’on va voir à la télévision est sur ce point l’un des plus typiques. Un pauvre commerçant, assez rustre, cardiaque, est méprisé par sa femme et la famille de celle-ci. Il est trahi par son meilleur ami et, cette ultime blessure s’ajoutant à toutes les autres, qu’il revit en une seule vision, le conduit à se suicider à coups de verres d’alcool en songeant à tous ceux qui l’ont humilié et fait souffrir par sadisme et lâcheté. C’est là le leitmotiv qui rapproche ces films, anti-mélodrames sociaux, des grandes fresques, le Mariage de Maria Braun, Lili Marlène, Lola, une femme allemande : l’époque dans laquelle nous vivons, dominée par l’égoïsme bourgeois et par l’argent, n’est guère propice aux sentiments.           Dans tous ses films, la critique politique de Fassbinder est souvent très claire et son esthétique atteint parfois une rare beauté. Les larmes amères de Petra von Kant en est l’un des sommets, avec mélange de cruauté, de beauté et de baroque. Quand il joue son propre rôle (le Droit du plus fort, sketch d’Allemagne en automne), Fassbinder est souvent bouleversant de sincérité et de détresse. Nombre de ses films ont été admirablement servis par Ingrid Caven qui, par sa voix cynique et tendre, ses chansons, son intelligence et sa sensibilité est devenue pour tout un public, le symbole de ce nouveau cinéma allemand. On sera plus réservé sur ses films récents, qui ont pourtant quitté les limites des cinémas d’art et d’essai pour toucher un vaste public. La trilogie le Mariage de Maria Braun, Lili Marlène, Lola  était ambitieuse et passionnante. On ne peut nier pour autant que ces films véhiculent sur le plan politique de nombreuses ambiguïtés. Lili Marlène est un mélo sans grand intérêt et il y a un kitsch vulgaire et agressif qui détruit Lola, remake de l’Ange bleu . Nombre de films de Fassbinder manquent de rigueur dans la construction, ont quelque chose de bâclé…Au rythme où il les tourne, comment s’en étonner ? 

          Pourtant, Fassbinder est passionnant. Il y a en lui quelque chose du Baal que décrivait Brecht dans sa première pièce. Enervant et émouvant, brutal, tendre, corrosif, il met à l’aise. Il est avec Wim Wenders le cinéaste allemand dont chaque film a quelque chose de déchiré et de déchirant, que l’on attend avec autant d’impatience que d’appréhension. 

Jean-Michel PALMIER 

Walter Benjamin : Du suicide comme arme ultime

Mardi 7 juillet 2009

Article paru dans les Nouvelles Littéraires du 14 février au 21 février 1980 – N° 2724 - 

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Walter Benjamin : Du suicide comme arme ultime 

           Avec sa sensibilité si étrange qui unit le judaïsme et le marxisme, les influences contradictoires de Baudelaire, Proust, Goethe, Kafka mais aussi Brecht, Lukacs et Adorno, Walter Benjamin nous apparaît comme l’un des représentants les plus brillants de cette intelligentsia progressiste, massacrée par Hitler ou contrainte à l’exil. Ses recueils d’essais : Mythe et Violence, Poésie et Révolution, Sens Unique, Enfance berlinoise précédemment traduits en français  ont permis de découvrir tour à tour  l’esthéticien, le critique littéraire, le poète, le métaphysicien sauvage qui donne à toutes choses  une profondeur insolite. Un premier recueil de lettres remarquablement traduites par Guy Petitdemange permettait de suivre sa formation intellectuelle, ses premières amitiés. 

           Ce second et dernier volume retrace non seulement l’élaboration des principaux essais de Benjamin, mais surtout la rencontre dramatique entre sa solitude et l’Allemagne hitlérienne. Les années 30 voient s’effacer le rêve de Benjamin de devenir universitaire, la disparition d’amis tels Hofmannsthal qui meurt en 1929, et la rencontre de nouvelles figures intellectuelles qui le marqueront de manière décisive.  Sans doute, déçoit-il son plus ancien ami, G. Scholem, par son manque d’application à l’hébreu, mais leurs lettres témoignent des mêmes passions pour Kafka et des doutes qu’éveille l’interprétation de Max Brod. Il se lie avec Brecht dont il devient l’admirateur et l’interlocuteur privilégié, avec Adorno, Horkheimer qui l’aideront à survivre grâce à leur institut en lui procurant un peu d’argent. Après son divorce, il continue à tenter d’exister comme écrivain indépendant, à écrire et à rêver. On n’en finit pas d’énumérer tout ce qui l’intéresse : l’esthétique, la peinture, la photographie, la littérature classique, la musique. Homme de haute culture, blessure ouverte, Benjamin affronte toutes les influences en restant lui-même, qu’il s’agisse de la mystique juive, du théâtre épique, de Kafka ou du marxisme. Berlinois dans l’âme, il voyage en Espagne et séjourne à Paris, la ville qu’il aime par-dessus tout, la « capitale du XIXème siècle ». Quand les nazis prennent le pouvoir, qu’on brûle les livres à Berlin, il prend lui aussi le chemin de l’exil. Encore plus pauvre, plus seul, mais presque heureux d’être en France. N’est-il pas le dernier Allemand à avoir parlé de Proust avant Hitler ? Le meilleur connaisseur de Baudelaire ? Son frère, lui, est déjà en camp de concentration. Aussi son destin d’exilé misérable dans une chambre d’hôtel à Paris  lui semble-t-il presque un paradis. Souvent il songe avec mélancolie à ses livres restés en Allemagne, ces livres qu’il collectionnait comme des fleurs séchées et à ses manuscrits. Mais Brecht, Adorno, Scholem sont des présences constantes. Il leur écrit, discute peu de politique, toujours de Kafka, de Baudelaire, de cette culture française et allemande, juive ou non qui lui est aussi nécessaire que  l’air qu’il respire. Beaucoup de ses anciens amis ont émigré aux Etats –Unis. Lui, demeure en Europe car il croit qu’il y a des positions qu’il ne faut pas abandonner. Et d’ailleurs, qu’irait-il faire là-bas ? Même quand les français l’internent à la déclaration de guerre parce qu’il est allemand, il ne s’en offusque pas. Il continue à aimer la France, à s’y sentir chez lui. 

          Bientôt l’Europe ressemble à une souricière. Certains de ses amis ont été tués déjà par la Gestapo. Réfugié dans le sud de la France, un émigré antifasciste, s’il ne gagne pas l’Amérique sait parfaitement quel sera son sort s’il est livré à l’Allemagne. Horkheimer lui procurera le visa américain qui pouvait lui sauver la vie ; il ne restait qu’à franchir les Pyrénées, gagner l’Espagne. A la frontière un policier l menace de le livrer à la Gestapo. Benjamin s’empoisonnera  dans la nuit du 26 septembre 1940. Sa tombe se trouve à Port-Bou.  De ce petit homme aux lunettes cerclées de fer, qui avait à peine cinquante ans, amoureux des passages parisiens et de la bibliothèque nationale, qui cherchait à comprendre Kafka par le caractère comique de la théologie juive, on pourrait dire ce qu’Adorno disait d’Alban Berg : «  Le désespoir de son imagination a surpassé la négativité de son temps ». 

Jean-Michel PALMIER 

CORRESPONDANCE (1929 – 1940) de Walter Benjamin – Aubier-Montaigne 

Extrait de Retour à Berlin, Payot, p. 232 

Enfance

Il regarde luire sur la surface de l’étang les ombres de son enfance. Des visages s’attardent dans les reflets de l’eau. Il tend les mains pour les saisir avant qu’ils ne s’éloignent à jamais, prêt à pleurer sur ces ombres qu’il tentait désespérément de maintenir en vie. Elles étaient responsables du malaise qu’il ressentait face aux êtres et aux choses, de son incapacité à s’établir dans la réalité. Il ne vivait que pour traduire ce monde né de sa déchirure, dont les images jaillissaient comme le sang d’une blessure. Ses souvenirs, ses rêves, ses désirs les plus secrets s’échappaient en hurlant et il demeurait tapi derrière la porte, de peur d’être blessé au passage ou emporté par eux.

Jean-Michel PALMIER.

Georg Büchner : un auteur pour temps de crise

Lundi 6 juillet 2009

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires du 30 octobre au 6 novembre 1980 – N° 2760 

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Extrait de Woyzeck de Georg Büchner

              Ses contemporains le trouvaient «  malsain, immoral, et politiquement dangereux ». Pourtant Georg Buchner n’a cessé d’être joué, surtout dans les périodes troublées. Woyzeck, son œuvre maîtresse, est actuellement donnée à la Cartoucherie. 

          Etrange et fascinant destin que celui de l’œuvre de Georg Büchner. Inconnue de son vivant, chaque génération n’a cessé de la réinterpréter et de se reconnaître en elle. S’il fallait écrire l’histoire de son influence, ce serait avec le sang de nos espoirs déçus, de nos cauchemars et de nos rêves. 

          Né en 1813, au moment de la bataille de Leipzig, tandis que se joue le sort de Napoléon et celui de l’Europe, Büchner est issu d’une vieille famille de médecins et de notables. Etudiant en médecine, il se passionne pour les idéaux de liberté et d’égalité de la Révolution française. Il participe activement à la Société des droits de l’homme, rédige un célèbre tract politique, le Messager Hessois, qui proclame « Paix aux chaumières, guerre aux châteaux » (tout en pensant que l’Allemagne n’est pas mûre  pour une Révolution). Dénoncé, Büchner vivra désormais dans l’angoisse des perquisitions policières et de l’arrestation. C’est en attendant de fuir à Strasbourg qu’il rédige la Mort de Danton, à l’âge de vingt-deux ans. Au cours de l’hiver 1837, il meurt du typhus à Zurich, après une rapide et violente maladie, laissant un récit, Lenz, une comédie, Léonce et Léna, une tragédie, la Mort de Danton, et un drame inachevé, Woyzeck           Le destin de l’œuvre de Büchner fut des plus précaires. De son vivant, aucune pièce ne fut jouée, et il dut cacher ses manuscrits. Comment comprendre que cent cinquante ans plus tard il nous bouleverse autant ? Car c’est un fait que Büchner est absolument moderne. A son époque, il ne trouva qu’un désert. Le théâtre fut pour lui une mission, le rêve de donner à son temps une nouvelle conscience. La politique ? Un drame absolu. Lui-même est, d’une certaine manière,  présent dans toutes ses œuvres, avec son angoisse de la mort, son obsession du temps. Ses contemporains ne virent en lui qu’un auteur malsain, macabre, immoral, aux idées politiques dangereuses.  On lui reprocha une certaine cruauté, qui va croissante de la Mort de Danton à Woyzeck, une conception de l’Histoire et de l’existence qui décèle partout le mal absolu. 

          Assez curieusement, Büchner ne fut vraiment découvert qu’au lendemain de la guerre de 1914. Mais ce furent les expressionnistes qui devaient le rendre populaire. Avec son pessimisme, sa passion et sa foi, il leur apparaissait comme un frère lointain. Paradoxe de son influence : Brecht lui-même, qui fut pourtant l’un  des adversaires les pus farouches de la sensibilité expressionniste, se réclamera aussi de lui. En France, le destin de Büchner fut plus étrange encore. La Mort de Danton fut radiodiffusée en 1929 et 1934, mais elle deviendra célèbre en 1953 dans la traduction d’Adamov. La même année parut le Théâtre de Büchner à l’Arche. Léonce et Léna avaient déjà été traduits en 1924 et 1931. Lenz en 1937. Jean Paulhan lui-même s’y est intéressé. Toutefois, Büchner ne fut vraiment monté qu’après la guerre. Woyzeck devait, selon Artaud, prendre place dans le théâtre de la cruauté, créé avec Blin et Barrault, mais non réalisé. Il faudra attendre 1946 pour voir monter Woyzeck au Vieux Colombier par André Reybaz puis Claude Vernier. La Mort de Danton faillit être montée  à l’époque du Front Populaire à la demande de Léo Lagrange, mais ne fut jouée qu’en 1948 et 1953 par Vilar au TNP. Avec la compagnie Vincent-Jourdeuil et Rosner, l’œuvre de Büchner rencontra en France une nouvelle audience. Woyzeck, qui sort de l’ombre à chaque époque de crise, s’empare à nouveau de notre imagination. 

Jean-Michel PALMIER 

WOYZECK de Georg Büchner par le GRAT Théâtre de l’Aquarium- Cartoucherie 

Büchner, fauché par le typhus, à vingt-deux ans, en 1837, n’a jamais achevé Woyzeck. Il a laissé quatre manuscrits, qui selon les époques et les metteurs en scène, furent interprétés différemment. Certains, dont Alban Berg dans son opéra, y virent un discours sur l’oppression, d’autres un fait divers. A son tour, Jean-Louis Hourdin nous propose « sa » lecture (inspirée de la traduction de Jean Jourdheuil et Sylvie Muller). Il a voulu faire de Woyzeck une pièce populaire. Il nous raconte, par fragments, et dans une ambiance de foire, avec bonimenteur, nain, monstre et orchestre, l’histoire d’amour entre Marie, la belle, et Woyzeck, la tête dans l’utopie. Woyzeck cultive la folie, pour être libre. Il en mourra, après avoir tué sa belle qui l’a trompé. C’est clair, c’est beau. Il faut voir le Woyzeck de Hourdin. 

B.S. 

Mabuse est parmi nous, un petit bourgeois.

Dimanche 5 juillet 2009

 Article publié dans Les Nouvelles Littéraires du 10 au 17 janvier 1980. N° 2719

mabuse.jpg Le Dr Mabuse

           

          Sans doute ne peut-on nier la parenté qui existe entre le Dr Mabuse et la procession de tyrans, de figures criminelles qui traverse le cinéma allemand au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Par sa volonté de puissance diabolique, sa cruauté, il n’est pas sans rappeler Caligari, Homunculus, le tyran de Vanina, Nosfératu. Mais le décor dans lequel évoluent les monstres précédents est un décor de cauchemar, de rêve, qu’il s’agisse de l’architecture fantastique de Caligari, d’un gothique fantaisiste ou du cimetière de Prague. Mabuse le joueur (1922) contraste d’abord avec les films précédents par son surprenant réalisme. Ce n’est pas seulement une fiction, mais un document, un témoignage sur une époque.
 
           C’est avant tout l’expression d’un monde à la dérive, aux valeurs inversées. Mabuse évolue dans un décor qui est celui du Berlin des années 20. 

Les images du chaos 

          Il se sent chez lui dans les tripots, les maisons de jeu, au milieu des homosexuels, des aristocrates décadents, des prostituées, des femmes du monde qui s’ennuient et des chanteuses. Sans doute les ombres peintes sur les murs rappellent-elles les décors expressionnistes, mais le monde de Mabuse est bien réel. C’est celui des Tambours dans la nuitde Brecht et des poèmes de Benn, celui de la révolution assassinée et de la contre-révolution réussie. Fritz Lang affirme s’être inspiré dans plusieurs scènes des romans policiers américains qu’il dévorait, tout comme Brecht, et des troubles politiques de son temps. Comment ne pas songer en voyant donner l’assaut par la police à la maison de Mabuse, aux combats de rue entre les Spartakistes et les troupes du ministre Noske « le chien sanguinaire ». On voit même dans le film, Mabuse se déguiser en agitateur communiste…. 

          Les yeux de Mabuse dévorent le monde où il règne. Ils reflètent surtout le chaos. Quand on lui demande ce qu’est l’Expressionnisme, il ne peut que répondre : c’est un jeu insignifiant (eine Spielerei), mais il ajoute que la vie, elle aussi, est devenue un jeu insignifiant.  A la même époque, la sœur de l’architecte soviétique El Lissitsky affirmait qu’à Berlin, un kilo de pain coûtait un million de marks et une fille….une cigarette. « L’humanité, balayée et piétinée à la suite de la guerre et de la révolution, prend sa revanche sur les années d’angoisse en se laissant aller à ses désirs (…) et en capitulant, activement ou passivement devant le crime », affirmait la brochure programme lors de le diffusion du film. Il est certain que très souvent une lecture sociale s’impose. D’ailleurs, Fritz Lang, lui-même,  affirmera s’être inspiré consciemment d’événements politiques survenus en Allemagne  et ailleurs. Les images de combats de rues et de barricades sont inspirées des combats de rue de 1919 et il précise que le meurtre du ministre n’est autre que celui de Rathenau. 

          Images fascinantes du chaos, avec leur beauté et leur cruauté  qui ne cessent de surprendre. Il est étonnant que le Testament du Dr Mabusesoit contemporain de l’agonie de l’Allemagne de Weimar, alors que Mabuse le joueurse situait à sa naissance. Mabuse est mort fou, mais son esprit lui survit. Le chaos, de la répression contre les Spartakistes aux combats de rues entre nazis et communistes s’est accentué.  C’est désormais un paranoïaque qui se prend pour Mabuse et aspire à jeter le monde dans un abîme de terreur. Le film ne fut pas interdit par les nazis comme film politique  hostile à leurs idées, mais seulement il « mettait en danger l’ordre  et la sécurité publique ». D’ailleurs, même s’il est vrai que le film contient des allusions au nazisme, elles étaient loin d’être claires pour le spectateur, même à cette époque. Et, comme dans la plupart des films de Fritz Lang, les criminels sont plus fascinants que les inspecteurs de police, imbéciles, bourgeois, prétentieux, qu’on leur oppose (Wenk, Lohman). Fritz Lang omet de dire aussi que Théa von Harbou, sa femme, qui participa à l’élaboration du dernier Mabuse, était déjà membre du parti nazi. Elle non plus, ne semble guère avoir compris les allusions. 

          Il est difficile de dégager le sens politique des films allemands des années 20-30. Siegfried Kracauer dans son livre De Caligari à Hitler nous propose une gigantesque fresque d’interprétations qui ne sont guère convaincantes. La réalité de ces films était plus complexe, moins évidente que ne le laissent supposer nos illusions rétrospectives. La grandeur de Fritz Lang est ailleurs. Son génie, c’est avant tout son esthétique, la construction admirable de chaque image, le mélange de fantastique et de réalisme. S’il appartient à l’Allemagne de Weimar et si ses films sur Mabuse en sont l’expression, c’est parce qu’ils expriment un mélange d’horreur et de fascination à l’égard du chaos. 

          Criminel diabolique, Mabuse est aussi un petit bourgeois assoiffé de pouvoir et qui hait son temps. 

Jean-Michel PALMIER 

Norbert Jacques, l’oublié. 

          Avant d’être un film, Mabuse fut une nouvelle de l’écrivain Norbert Jacques à tort oublié aujourd’hui. Né le 6 juin 18880 au Luxembourg, il étudia à Bonn et travailla comme journaliste à Hambourg et à Berlin. Il voyagea dans le monde entier, de la Chine à l’Amérique du Sud et revint mourir en Allemagne le 16 mai 1954. Roman policier fantastique mettant aux prises un psychiatre diabolique, trafiquant de drogue et proxénète, à un policier, l’histoire eu d’autant plus de succès qu’elle parut sous forme de feuilleton dans la Berliner Illustrierte Zeitung. 

        Les frères Ullstein qui possédaient ce journal avaient investi de l’argent dans une société de cinéma associée à la UFA. Ils décidèrent de le porter à l’écran. Le roman fut rapidement traduit dans presque toutes les langues.                                                    

J-M P. 

Quand Lang réalisait le Testament du Dr Mabuse –

Un reportage de Lotte Eisner. 

          «  (…) J’arrivai dans un vaste terrain sur lequel des usines abandonnées dressaient leurs membres comme des fantômes. Elles avaient servi pendant la guerre à fabriquer des munitions. Un des collaborateurs de Fritz Lang s’était souvenu de cet endroit où il avait, comme soldat, monté la garde à maintes reprises. Depuis trois semaines, des ouvriers bâtissaient, ils avaient changé complètement l’aspect de la forêt. Ils avaient abattu des arbres qui gênaient et, par endroits, en avaient planté d’autres. Une forêt d’échafaudages avait été édifiée, se confondant avec les vrais arbres. Des praticables supportant des lampes énormes semblaient sortir de terre, et le pont roulant, avec ses projecteurs, donnait avec ses échelles une impression de gigantesque impressionnant. 
         
Au commandement, une centaine de lampes s’allumèrent. La lumière se répandit à flots à travers la forêt (….). Les feuilles des arbustes mouillés par des jets d’eau se détachaient en multiples plaquettes d’argent ; les troncs des arbres brillaient. Les yeux de Lang embrassaient l’ensemble et il disait avec enthousiasme : « J’ai toujours souhaité pouvoir tourner en pleine nuit une forêt illuminée. Personne n’a encore réalisé cet effet ! »           La mise au point de ce décor naturel n’a pas encore été jugée satisfaisante par Fritz Lang. Cette forêt était, pour notre artiste, ce qu’était à Dusinan celle de Macbeth. Il la voulait changeante et continuait à la transformer. Des arbres furent de nouveau abattus et transportés d’un lieu à un autre. Il modifiait, déplaçait, sa main modelait les formes et sa volonté assouplissait le paysage. Il grimpait avec son opérateur Fritz Arno Wagner sur le praticable, braquait la caméra et se laisser glisser sur les rails. 
         
Il souriait : «  C’est fâcheux, disait-il, qu’il y ait une si grande disproportion entre la vision de l’œil et celle de la caméra. Nous devrions avoir des yeux tout autour de la tête. » 

(L’Intransigeant, 19 mai 1933) 

Lotte Eisner

L’Expressionnisme et les arts; cinquième partie : Expressionnisme et Réalisme dans le cinéma des années 20 p. 233 . Payot 1980.

De toutes les manifestations de l’Expressionnisme, seul le cinéma a fait l’objet d’études approfondies. Après celles de Rudolf Kurtz, Expressionismus und Film ( Berlin 1926), qui proposait une analyse assez détaillée du cinéma expressionniste, les travaux de Lotte H. Eisner, en particulier l’ Ecran Démoniaque (1965), ont révélé l’étrangeté et la magie du cinéma allemand des années 20. L’intérêt pour les films expressionnistes se comprend aisément, de même que les nombreuses études auxquelles ils ont donné naissance, tant en Allemagne, qu’en France , en Angleterre ou aux Etats-Unis. Leur beauté, leur atmosphère fantastique et angoissante, la nouveauté des techniques, l’extrême originalité qui les caractérise (jeu des acteurs, type de décors, d’éclairages, etc.) n’ont pas manqué de retenir l’attention des historiens du cinéma. Quant au public, il succombe facilement à la fascination qu’exerce cette magie d’ombres et de lumières, ce climat de peur et d’irréalité.
On sent confusément que quelque chose de  fondamental à la sensibilité allemande se manifeste à travers eux. Ce n’est pas seulement l’Expressionnisme littéraire, plastique, théâtral, que l’on cherche à y découvrir, mais cette nostalgie du clair-obscur, ce monde des ombres, des doubles et des spectres qui n’acessé de hanter l’Allemagne depuis le Romantisme. Souvent, c’est l’univers des contes d’Hoffmann que l’on croit y retrouver.
Mais pourquoi cette atmosphère de cauchemar a-t-elle autant séduit les Allemands dans ces années cruelles ? Les réponses que l’on peut donner doivent être avancées avec prudence. Il y a évidemment de nombreux rapports entre l’Allemagne de l’après-guerre et cet univers macabre, mais les médiations sont plus complexes que certains critiques semblent suggérer. Caligari, Nosfératu le Vampire, Mabuse, ne sauraient être autrement compris comme une  » préfiguration  » d’Hitler ou de la menace nazie. La dimension politique de ces films était assez peu saisissable pour le spectateur de l’époque et, de nos jours, les critiques sont loin d’être d’accord sur l’interprétation d’un même film ou de la vision de tel ou tel cinéaste. Les divergences de jugement entre Lotte H. Eisner et sa sensibilité si profonde d’une part, l’érudition et le sociologisme de Kracauer d’autre part, sont toujours extrêmement intéressantes.
Par ailleurs, dans le cinéma aussi, l’Expressionnisme est un phénomène limité. Il y a peu de films réellement expressionnistes (quelques-uns , en fait), même si le style de ces films a marqué tous les cinéastes des années 20-30. En France, la méconnaissance de l’époque et de ce qu’est l’Expressionnisme lui-même a conduit à toutes sortes d’approximations : non seulement tous les fims allemands réalisés entre 1913 et 1933 sont qualifiés d’ « expressionnistes », mais aujourd’hui encore, il est fréquent de voir qualifier des oeuvres contemporaines, allemandes ou non, de « typiquement expressionnistes », pou peu qu’il y ait quelques éclairages contrastés et une vague atmosphère d’angoisse.

Jean-Michel PALMIER

Bertolt Brecht, Butor

Dimanche 5 juillet 2009

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires du 14 au 21 janvier 1982 . N° 2819

  mlfleisser.jpg Marie-Luise Fleisser et Bertoldt Brecht

Au moment où Marcel Maréchal monte la Vie de Galilée à Marseille, un portrait pour le moins iconoclaste de B. Brecht nous est proposé par l’une de ses anciennes conquêtes, Marie – Luise Fleisser, qui fut sa compagne au début des années 1920. 

           « Je suis quelqu’un sur qui vous ne pouvez pas compter. » Le jeune Bertolt Brecht, séducteur infatigable, avait au moins le mérite de la franchise lorsqu’il réduisait à merci ses conquêtes. Pourvu de solides appétits sexuels, il ne faisait pas montre en revanche d’une délicatesse excessive à l’égard de ses nombreuses maîtresses. Brecht butor ? Presque. Et c’est précisément l’une de ses anciennes compagnes, la bavaroise Marie – Luise Fleisser, qui nous révèle la face cachée du dramaturge dans un livre : Avant-Garde, Souvenirs sur Brecht

          Est-ce là règlement de compte d’une femme amère ? Non. Quarante ans plus tard, c’est avec tendresse et ironie que Marie – Luise Fleisser évoque la liaison qu’elle eut avec Brecht dans les années vingt, ainsi que le milieu où il évoluait. 

          Marie – Luise Fleisser rencontre Brecht au sortir du pensionnat. C’est presque une jeune fille. Elle écrit une première pièce, Pionniers à Ingolstadt  (mise en scène par Brecht), qui lui vaut la haine mortelle des compatriotes de son village et de sa famille. La vie avec Brecht n’est guère facile. Elle l’aime éperdument. Il l’écrase complètement.  Elle le redoute autant qu’elle l’admire. Pour lui, elle quitte sa famille et sa ville, rêvant d‘écrire un doctorat à ses côtés. Mais Brecht, lui,  semble trouver qu’elle fait œuvre plus utile en servant le café et en s’occupant de son économie domestique q’en écrivant une thèse. Égoïste, volage, séducteur, il la meurtrit sans s’en rendre compte. Vers 1930, après une tentative de suicide, elle le quitte. Et retourne à Ingolstadt, son village de Bavière. Où elle écrit. 

          L’œuvre littéraire de Marie – Luise Fleisser est inconnue en France, complètement éclipsée par celle de Brecht. En Allemagne, elle fait l’objet d’un véritable culte de la part d’auteurs –cinéastes comme Fassbinder ou Aschternbusch, qui s’en réclament. 

L’ homme, le poète, le nihiliste 

          Avant-garde, le récit que Marie – Luise Fleisser  a construit à partir de sa liaison avec Brecht, est à ouvertures multiples. C’est bien sûr un portrait émouvant, nuancé, caustique du « pauvre BB », de ses amis, de son milieu littéraire, social, qui recoupe souvent les souvenirs d’Arnolt Bronnen e de Lion Feuchtwanger. On voit vivre Brecht. Non pas le « génial dialecticien » et « génial auteur marxiste », mais l’homme, le poète, le nihiliste qui écrivit Baal et les Sermons domestiques. Et qui, à cette époque,  préférait les cigares, l’alcool et surtout les jolies filles à la lecture de Marx. C’est aussi la description, étonnamment moderne d’une liaison entre un intellectuel déjà célèbre  et une jeune fille, elle aussi intellectuelle, mais inconnue. 

          Au fond, est-ce hasard si le premier nom que Hegel donna à sa dialectique du maître et de l’esclave était justement « la dialectique des amants » ?  Ce mélange de tendresse, d’inconscience et d’égoïsme qui caractérise Brecht  dans ses rapports avec Marie – Luise Fleisser sonne terriblement vrai. Soumise à rude épreuve Marie – Luise Fleisser garde cependant envers Brecht aucune haine, aucune rancœur ; la vieille femme qui écrit l’admire encore et le remercie d’avoir transformé la jeune Bavaroise qu’elle était. De l’avoir révélée à elle-même. Ce texte, par sa sensibilité, son humour, a quelque chose de bouleversant. La traduction d’Henri Plard – l’un des meilleurs traducteurs allemands contemporains – est admirable de précision et de nuances. 

Jean-Michel PALMIER 

AVANT-GARDE  SOUVENIRS SUR BRECHT
de Marie – Luise Fleisser Éditions de Minuit. 116 p.;  

BERTOLT BRECHT 
de Georges Banu Éditions Aubier. 192 p.; 

LA VIE DE GALILEE 
de Bertolt Brecht Marcel Maréchal  La Criée – Marseille 

BRECHT ET L’ASIE 

          Avec Bertolt Brecht ou le petit contre le grand, Georges Banu a écrit une remarquable étude sur l’un des aspects les plus négligés de l’œuvre de Brecht : son rapport au théâtre asiatique. Tout lecteur de Brecht sait que celui-ci construisit souvent des entités mythiques pour situer ses pièces. Il y a un certain modèle du capitalisme  qui domine Sainte Jeanne des Abattoirs, Dans la jungle des villes, Mahagonny, etc. Il y a aussi un usage des fictions orientales tout aussi complexe  qui unit le Cercle de craie caucasien, la bonne âme de Sé-Chouan, Me-Ti ou le livre des retournements, etc. La lecture du Journalde Brecht, montre qu’il emporta avec lui, partout dans son exil, des masques japonais, des objets asiatiques qui ne le quittaient jamais. La discussion de l’effet de distanciation invite à poser la question du rapport entre le théâtre de Brecht et certains procédés d théâtre japonais – le Nô, le Bunraku. Georges Banu, à propos d’une relecture exhaustive de Brecht, tente une synthèse de ce rapport de Brecht à l’Orient, à une certaine image de la Chine, à un certain usage des signes, à plusieurs formes de théâtre dont l’esthétique est peu connue. Il n’a rien négligé, exploré les lectures chinoises de Brecht, son rapport à la peinture orientale, aux mythes asiatiques, à une sensibilité qui, dès les années vingt, avait déjà trouvé à travers Klabund, le mari de Carola Neher, la Polly Peachum de l’Opéra de quat’sousun défenseur. Le lecteur occidental qui a eu la chance d’assister à des représentations théâtrales en Asie ne pourra qu’adhérer à la plupart des analyses de Georges Banu. Avec une érudition remarquable, il a assurément ajouté un chapitre inédit et passionnant à l’ensemble des études sur Brecht. Et il a surtout montré à quel point cette confrontation, ce dialogue entre l’Orient et l’Occident étaient nécessaire. De Confucius à Mao : Brecht est resté fidèle à cette interrogation. Il ne prétend pas nous  expliquer la culture chinoise : il est sensible aux différences, aux lignes de rencontres et nous montre que l’on ne peut l’ignorer.  Admirable fidélité dans l’intérêt qui contraste avec nos engouements d’aujourd’hui. Il y a quelques années, à Paris, il était à la mode de faire du chinois comme, à l’époque de Molière, les Précieuses Ridicules faisaient du grec. Depuis, la Chine est tombée dans un grand trou. Il n’est plus à la mode d’en parler et de cultiver les idéogrammes. Raison de plus pour apprendre ce que Brecht, lui, a tiré de cette confrontation. 

Jean-Michel PALMIER

Extrait de « Retour à Berlin » de Jean-Michel Palmier, p;249-250

Schweik am Schiffbauerdamm

Le théâtre de Brecht am Schiffbauerdammm semble vide. Avec son toit en forme de clocher, il dresse sa masse grisâtre au bord de la Spree où passent les péniches lourdement chargées. Lorsque la nuit tombe, le cercle de néon rouge s’allume et les lettres  » BERLINER ENSEMBLE » resplendissent. L’entrée, violemment éclairée, contraste avec l’obscurité et la tristesse des rues voisines qui s’étendent jusqu’ au quartier animé de la Friedrichstrasse. De grandes banderoles rouges garnissent les murs. Ce soir on joue SCHWEYK dans la Seconde Guerre mondiale. La foule se presse, ouvriers, adolescents, soldats, employés de toutes catégories pour qui le théâtre demeure l’une des distractions les plus importantes. L’intérieur surprend par ses décorations baroques, toutes en dorure. On ne peut s’empêcher de songer qyu’au même emplacement fut créé en 1928 L’Opéra de Quat’sous. Les loges sont tapissées de velours et de satin rouge. Les lampes, disposées en grappes, diffusent une lumière orange qui fait resplendir les bustes des femmes qui ornent les colonnes sculptées soutenant les galeries.

Rien de solennel. Le public parle, s’interpelle. Dès que le rideau se lève, retentissement des tonnerres d’applaudissement. Les rires fusent quand on voit en ombres chinoises les silhouettes de Hitler et Göring, discourant devant une mappemonde, sur des airs d’opéra. Devant un vieux décor montrant Prague, un simple bar. Tout est étonnamment réaliste : les chaises, les tables, la bière que boit ce SS affalé. Schweyk est naïf et idiot à souhait. Gisela May, grave et émouvante lorsqu’elle entonne le Chant de la Moldau :

Les eaux de la Moldau emportent même les pierres.
Prague a vu trois empereurs portés en terre,
Les grands passent et cèdent la place aux moins grands
Si longue que soit la nuit, au bout, c’est le jour comme avant…

Après chaque tableau, la salle applaudit et réagit avec enthousiasme. Elle hurle quand le SS pénètre dans le petit café. Théâtre ou histoire ? Dernières images de Schweyk dans la neige, marchand vers Stalingrad et qui croise un tank. Je ne peux m’empêcher de songer au Schweyk de Piscator, interprété par Max Pallenberg, empruntant son escalier roulant, entouré de marionnettes dadaïstes de George Grosz. A la sortie, les soldats s’en vont en groupe jusqu’à l’arrêt d’autobus pour rejoindre leur cantonnement. Des lycéens engagent une partie de boules de neige. Il faut remonter toute la Friedrichstrasse pour regagner le point de passage vers Berlin – Ouest, Kochstrasse. Le policier est-allemand, toujours en faction, me reconnaît et plaisante : » Encore vous ! Je vais finir par croire que vous vous plaisez chez nous. »

Jean-Michel PALMIER

Berlin : Ce que fut réellement l’olympiade brune 1936

Mercredi 1 juillet 2009

Article paru dans les Nouvelles Littéraires du 31 janvier au 7 février 1980 N° 2722

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Salut nazi lors des jeux olympiques de 1936 à Berlin

 

« Les jeux Olympiques de l’été 1936 approchent, et pourtant la joie ne règne pas parmi les milliers de sportifs du monde entier. Désillusion, méfiance, et doutes sur l’utilité d’un voyage à Berlin ont fait surgir d’âpres débats dans presque tous les pays. » C’est par ces mots que s’ouvre la petite brochure éditée à Paris en mai 1936, aux Editions universelles, intitulée Olympiades à Berlin ? La couverture montre un sportif allemand lançant le javelot. En surimpression, on voit un soldat lançant une grenade. Qui la rédigea ? Un certain « Baker », pseudonyme derrière lequel se cachaient des antifascistes allemands émigrés en France. 

Hitler affirme : « bientôt tous les jeux auront lieu à Berlin » 

Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls à éprouver quelque inquiétude sur l’opportunité de se rendre à Berlin en faisant semblant d’ignorer que l’Allemagne était soumise à un régime de terreur, que plusieurs milliers de personnes étaient – déjà – enfermées dans des camps, que trois ans avant on avait contraint à l’exil des centaines de poètes, d’écrivains, d’artistes dont les œuvres avaient été brûlées dans des cérémonies d’un mysticisme et d’une barbarie dignes du Moyen Age. Le chef du mouvement syndical anglais, Walter Citrine, avait publié une brochure contre l’Olympiade hitlérienne. Une grande partie des sociétés sportives américaines refusaient de s’y rendre. En Scandinavie, en Tchécoslovaquie, des journaux et des organisations politiques demandaient le transfert des jeux dans un autre pays. L’Espagne républicaine affirmait qu’il s’agissait d’une caution apportée au fascisme, une insulte à ses martyrs. Seuls, le Japon, l’Italie, la Pologne, la Hongrie soutenaient le bien-fondé de la tenue des prochains jeux à Berlin. 

Du type Nuremberg 

Lorsqu’en 1928 Berlin avait été choisi pour recevoir les Jeux, il s’agissait de la capitale d’une république en proie à des convulsions sociales et politiques dont nul n’ignorait l’ampleur. Mais en 1936, Berlin symbolisait le triomphe de la barbarie. Aussi le Secours rouge international multipliait-il les appels pour que l’Allemagne ne puisse transformer les jeux en un spectacle de masse du type des rassemblements de Nuremberg. 

8000 espions ont été recrutés 

On rappelait que le sport y était considéré comme une préparation militaire, que les sociétés sportives qui avaient refusé la mise au pas imposée par le régime avaient été attaquées par les SA puis interdites, que les athlètes juifs avaient été exclus et condamnés à l’exil. 

Hitler avait immédiatement compris tout le parti que son régime pouvait tirer d’une telle manifestation. Déjà des affiches nazies recouvraient les murs de Berlin, affirmant que « le Führer appelle la jeunesse du monde ». Goebbels multipliait les mesures destinées à assurer aux Jeux un parfait déroulement : 8000 espions furent recruter pour surveiller les étrangers, les hôtels étaient invités à établir des rapports sur leurs clients et à les transmettre à la Gestapo, qui, par précaution, arrêta tous les éléments douteux susceptibles de ternir l’image qu’il s’agissait de donner de l’Allemagne. Par trains spéciaux, on fit venir des milliers de SA et des membres du parti nazi afin de tenir le rôle du « public enthousiaste » tandis qu’on refusait aux ouvriers le droit d’acheter des billets dans leurs entreprises : c’est encore le parti nazi qui se transformait gracieusement en agence sportive. 

Gigantesques statues 

La mise en scène imaginée par Hitler lui-même fut grandiose. Les Mémoires d’Albert Sperr et d’Arno Breker, architecte et sculpteur, qui collaborèrent activement à ce spectacle, sont là pour en témoigner. Pour l’occasion, Berlin est donc rénové et décoré. On redore même le quadrige de la porte de Brandebourg ; On construit un stade monumental non loin de l’ancien palais de Charlottenburg, capable d’accueillir 150 000 personnes, une piscine. Toutes les industries allemandes participent à cet effort. La radio et la presse stimulent l’ardeur des Berlinois. En même temps qu’on réquisitionne 5200 voitures particulières, on orme en toute hâte 30 000 interprètes. 

Les Français applaudis 

Dans les journaux étrangers, on peut admirer les grandioses réalisations du III° Reich : Arno Breker est chargé d’ériger les gigantesques statues qui décoreront le stade olympique et proclameront la gloire du nouveau régime. On insiste même sur le confort moderne, dont tous bénéficieront grâce à l’ardeur du Reich et de son führer qui, écrit encore A. Breker, « voyait en cette gigantesque réalisation une configuration exceptionnelle de sa propre destinée politique ». 

Pendant ce temps Barcelone est bombardée 

D’ailleurs, n’affirme-t-il pas que bientôt les jeux Olympiques se tiendront toujours à Berlin ? L’admiration suscitée par les préparatifs des Jeux est si grande que l’on néglige les autres photographies qui, dans la presse, voisinent avec celles des chantiers : Barcelone et d’autres villes espagnoles bombardées…. 

Le 1er août 1936,  à 12 h 45, le dernier porteur de flambeau arrivé à Berlin remonte l’axe pompeux qui mène au stade. Les drapeaux nazis claquent au vent. L’avenue est décorée de flambeaux. Hitler apparaît au milieu du corps diplomatique. 

La délégation française fait le salut nazi. 

Quand il déclare ouverts les Jeux, 120 000 bras se lèvent et hurlent : « Heil ! Heil ! Heil ! », Tandis que retentissent la Marche du serment de Wagner, puis l’hymne nazi. Cinquante et une nations  ont envoyé leurs représentants. La Grèce marche en tête, selon la tradition. Les nazis ont planifié jusqu’au taux d’applaudissement : assez réservés pour les Américains, délirants pour les Français. Il est vrai que l’équipe française se surpasse. Laissons encore la parole à Arno Breker : « Ils pénétrèrent dans l’arène en faisant le salut hitlérien. Ce geste arracha le public des bancs. Une clameur tempétueuse, reprise en échos, lui répondit. Le geste avait été spontané et avait surpris tout le monde. » Regardez Jules Noël qui porte le drapeau : il sera tué quatre ans plus tard, en mai 1940, au cours d’un assaut. On ne peut nier non plus que Hitler ait tenu à rassurer son monde : on a réintégré dans les équipes quelques athlètes juifs et même le docteur Theodor Lewald, président du Comité international olympique, a été toléré, bien que sa grand-mère soit juive. La générosité des nazis est telle qu’ils ont même songé, sur les conseils du Comité international olympique, à retirer pour la durée des Jeux les pancartes antisémites proches du stade et celles qui interdisaient aux juifs de s’asseoir sur les bancs. Seules quelques mauvaises têtes comme Judith Deutsch, Philippe de Rothschild, Jean Rheims, Albert Wolff se sont obstinées dans leur refus de participer aux épreuves à Berlin. 

De beaux souvenirs 

Il est vrai que ces Jeux comporteront quelques ombres : ainsi ce mulâtre Jesse Owens qui s’obstine à l’emporter sur des athlètes aryens. Mais quand Tilly Fleischer remporte la victoire du lancer de javelot, les hurlements se déchaînent. La chorale entonne Deutschland über alles de ses 12 000 voix. Hitler exulte, tandis que Goebbels et Göring embrassent la jeune fille et que les hauts parleurs installés dans toutes les rues de Berlin célèbrent la victoire des « athlètes du III° Reich ». Le lanceur de poids Woellke, recordman olympique, agent de police de son état, est promu immédiatement lieutenant, en récompense. Pendant plusieurs jours, le monde entier sera témoin de cette grandiose fête que le Reich s’est offerte à lui-même. 

En dernière minute, quelques athlètes juifs ont été réintégrés dans les équipes. 

Les spectateurs se laisseront emporter par les hymnes et les fanfares, la magie des foules, les exaltations de la mort et de la vie. Ils vibreront face aux étendards à croix gammée qui rendent obsédante la « nouvelle Allemagne ». Ils écouteront l’hymne olympique de Richard Strauss, l’Alléluia de Haendel, verront par eux-mêmes à quel point Hitler, cet homme si haï et redouté par certains, est débonnaire. Il s’enthousiasme pour les victoires des équipes allemandes comme un enfant, se renfrogne et s’agite quand elles perdent. A la clôture des Jeux, au crépuscule, une grandiose parade de la jeunesse hitlérienne e uniforme Kaki leur sera offerte comme apothéose. Ils emporteront des souvenirs, des photographies de l’Allemagne, de son führer et beaucoup en seront rassurés. 

On finissait presque par oublier que, le 7 mars 1936, Hitler avait envahi la Rhénanie. 

Jean-Michel PALMIER