Article publié dans le journal Le Monde, Juin 1977
Anna O / Bertha Pappenheim
Son cas est le plus célèbre des débuts de la psychanalyse. Lucy Freeman a retracé sa vie mouvementée et passionnante.Qui fut exactement Anna O ? Ernest Jones nous a révélé son vrai nom : Bertha Pappenheim. Les Etudes sur l’hystérieet les nombreux commentaires que Freud lui-même donna de ce cas, soigné par Breuer, en ont fait une sorte de classique de la psychanalyse. L’histoire de cette jeune femme, née à Vienne dans une famille juive bourgeoise, est d’abord celle d’une maladie.
Lorsqu’elle est confiée à Breuer, vers Noël 1880, elle souffre de symprômes graves : perte de la mémoire, troubles du langage et de la vision, hallucinations, paralysies, que l’on pouvait rattacher à une hystérie. Prostrée, assistant impuissante à la mort de son père, elle semble incapable d’établir le moindre contact avec le monde qui l’entoure. Avec autant de patience que de passion, Breuer analyse tous ses symptômes sous hypnose et découvre que, une fois leur origine reconnue, ils disparaissent. Deux fois par jour, il lui rend visite et s’entretient avec elle – en anglais, car elle avait perdu l’usage de l’ allemand, – l’emmène en promenade avec sa fille. C’est Anna O qui désigne le traitement qu’elle subit par l’expression de talking cure (cure par la parole) , qui devait tellement impresssionner Freud.
Tandis que Breuer est frappé par l’étrangeté du cas et la richesse de la personnalité de la jeune fille, celle-ci développe à son égard un attachement croissant. L’ issue tragi-comique en est bien connue : la grossesse nerveuse qui suivit l’arrêt de la cure, l’attribution d’un bébé imaginaire à Breuer, qui dut partir avec sa femme à Venise pour une seconde lune de miel, afin de mettre un terme à sa jalousie… Par la suite, Freud ironisera souvent sur ce transfert non maîtrisé, et Breuer fuira toutes les patientes hystériques.
Ce qu’il advint d’ Anna O durant les six années qu’elle passe ensuite en Autriche est moins connu : elle s’adonne à la morphine, fréquente les maisons de santé, et Breuer lui-même en vint à se demander si la mort pour elle, n’eût pas été préférable.
La traite des Blanches
Lorsque paraîtront, en 1895, les Etudes sur l’hystérie, Bertha Pappenheim vivait avec sa mère à Francfort, et rien ne laisse supposer qu’elle les ait lues. La jeune bourgeoise viennoise est devenue infirmière volontaire. Elle consacre son temps aux enfants juifs qui ont survécu aux pogroms, leur distribue de la soupe et écrit pour eux, sous un pseudonyme masculin, des contes de fées. Prenant conscience de leur misère, elle devient même directrice bénévole d’un orphelinat.
C’est à la même époque qu’elle découvre le féminisme travers une revue. Les femmes juives lui semblent encore plus humiliées et défavorisées que les autres. Elles n’ont aucun droit et aucune organisation ne les protège. Elle rédige des textes – essais et pièces de théâtre – féministes et décide de lutter contre la prostitution et la traite des Blanches. Elle découvre qu’un grand nombre de fillettes juives de Galicie sont vendues par leurs parents, et que même des juifs turcs organisent la prostitution. Lorsqu’elle veut dénoncer le scandale, elle se heurte aux autorités religieuses qui ne s’intéressent pas au sort des femmes et lui interdisent de dévoiler publiquement l’existence de ce commerce.
Elle entreprend alors de grands voyages en Galicie, en Pologne, en Orient, en Russie, visite les communautés israélites, essaye de réunir des fonds pour lutter et fonde un asile pour les filles mères et leurs enfants. Avec courage, elle dirige presque seule son institution, prend contact avec d’autres féministes et passera désormais sa vie entière à venir en aide aux filles juives illettrées. Sans vraiment y croire, elle assiste à la montée du nazisme et de l’antisémitisme en Allemagne.
A soixante-dix-sept ans, elle doit se rendre au bureau de la Gestapo, car une de ses pensionnaires, arriérée, avait qualifié le visage du Führer de » tête de criminel « . Malade, elle ne résistera pas à cette dernière épreuve et s’éteint le 28 mai 1936, ironisant encore sur la couleur des roses thé qu’on lui a offertes et qui sont assorties à son teint moribond. De cette vieille femme qui mourut seule au milieu des honneurs, Martin Buber dira seulement : » Non seulement je l’admirais, mais je l’aimais et je l’aimerai jusqu’à ma mort. »
Une énigme
Malgrè cette excellente biographie, le cas Anna O ne cesse d’ apparaître comme une énigme. Il ya le mystère des six années qui séparent la fin du traitement et l’arrivée à Francfort. Il y a surtout le contraste entre le portrait tracé par Breuer de cette jeune fille séduisante et l’étonnant désert affectif que fut sa vie. Bertha Pappenheim ne se maria jamais et sembla toujours se défier des hommes. Tout se passe comme si Breuer avait ét le substitut passager de l’amour qu’elle avait pour son père et, que, avec leur disparition, elle avit renoncé à toute vie sexuelle. Elle, qui se sentait coupable de n’avoir pas assez soigné son père, consacra sa vie à aider les autres. Mais son histoire demeure brisée en deux morceaux distinsts qu’il est difficile de rassembler. On sent confusément qu’il existe des rapports étroits entre Anna O et Bertha Pappenheim, que son adhésion au féminisme et sa lutte contre la prostitution s’enracinent dans les suites de sa névrose. Mais comment comprendre cette femme qui consacre son temps à s’entourer d’objets rares et précieux, à fabriquer des colliers de perles et des dentelles lorsqu’elle ne se rend pas, en pélerinage, dans les maisons closes d’ Alexandrie ? Il est enfin impossible de ne pas être frappé par l’ambiguïté de son intérêt pour les prostituées : elle semble plus ou moins s’identifier à leur destin, et si la lutte contre la traite des Blanches et la prostitution la passionnenet tant, c’est que l’homme y apparaît comme le responsable et l’ennemi. Sa lutte sociale et philanthropique fut-elle un moyen de sublimer sa propre agressivité, son obsession pour la prostitution, un moyen d’échapper à ses fantasmes ? Du bébé imaginaire de Breuer à l’asile pour les filles mères, il existe sans doute une chaîne ininterrompue, même si des maillons en ont disparu. Ce qui demeure fascinant et exemplaire dans l’histoire de cette femme, c’est l’énergie qu’elle dépensa en luttant pour les autres et, surtout, contre elle -même, c’est à dir contre son inconscient.
Jean-Michel PALMIER
* L’ HISTOIRE DE ANNA O, de Lucy Freeman, trad. de l’américain par William et Blandine Ashe. P.U.F. Collection
» Perspectives critiques » 326 p., 56 F.
Joseph Breuer
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