Archive pour juin 2009

Comment Anna O devint une active féministe ?

Dimanche 21 juin 2009

Article publié dans le journal Le Monde, Juin 1977

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                 Anna O / Bertha Pappenheim

Son cas est le plus célèbre des débuts de la psychanalyse. Lucy Freeman a retracé sa vie mouvementée et passionnante.Qui fut exactement Anna O ? Ernest Jones nous a révélé son vrai nom : Bertha Pappenheim. Les Etudes sur l’hystérieet les nombreux commentaires que Freud lui-même donna de ce cas, soigné par Breuer, en ont fait une sorte de classique de la psychanalyse. L’histoire de cette jeune femme, née à Vienne dans une famille juive bourgeoise, est d’abord celle d’une maladie.

Lorsqu’elle est confiée à Breuer, vers Noël 1880, elle souffre de symprômes graves : perte de la mémoire, troubles du langage et de la vision, hallucinations, paralysies, que l’on pouvait rattacher à une hystérie. Prostrée, assistant impuissante à la mort de son père, elle semble incapable d’établir le moindre contact avec le monde qui l’entoure. Avec autant de patience que de passion, Breuer analyse tous ses symptômes sous hypnose et découvre que, une fois leur origine reconnue, ils disparaissent. Deux fois par jour, il lui rend visite et s’entretient avec elle – en anglais, car elle avait perdu l’usage de l’ allemand, – l’emmène en promenade avec sa fille. C’est Anna O qui désigne le traitement qu’elle subit par l’expression de talking cure (cure par la parole) , qui  devait tellement impresssionner Freud.

Tandis que Breuer est frappé par l’étrangeté du cas et la richesse de la personnalité de la jeune fille, celle-ci développe à son égard un attachement croissant. L’ issue tragi-comique en est bien connue : la grossesse nerveuse qui suivit l’arrêt de la cure, l’attribution d’un bébé imaginaire à Breuer, qui dut partir avec sa femme à Venise pour une seconde lune de miel, afin de mettre un terme à sa jalousie… Par la suite, Freud ironisera souvent sur ce transfert non maîtrisé, et Breuer fuira toutes les patientes hystériques.

Ce qu’il advint d’ Anna O durant les six années qu’elle passe ensuite en Autriche est moins connu : elle s’adonne à la morphine, fréquente les maisons de santé, et Breuer lui-même en vint à se demander si la mort pour elle, n’eût pas été préférable.

La traite des Blanches

Lorsque paraîtront, en 1895, les Etudes sur l’hystérie, Bertha Pappenheim vivait avec sa mère à Francfort, et rien ne laisse supposer qu’elle les ait lues. La jeune bourgeoise viennoise est devenue infirmière volontaire. Elle consacre son temps aux enfants juifs qui ont survécu aux pogroms, leur distribue de la soupe et écrit pour eux, sous un pseudonyme masculin, des contes de fées. Prenant conscience de leur misère, elle devient même directrice bénévole d’un orphelinat.

C’est à la même époque qu’elle découvre le féminisme travers une revue. Les femmes juives lui semblent encore plus humiliées et défavorisées que les autres. Elles n’ont aucun droit et aucune organisation ne les protège. Elle rédige des textes – essais et pièces de théâtre – féministes et décide de lutter contre la prostitution et la traite des Blanches. Elle découvre qu’un grand nombre de fillettes juives de Galicie sont vendues par leurs parents, et que même des juifs turcs organisent la prostitution. Lorsqu’elle veut dénoncer le scandale, elle se heurte aux autorités religieuses qui ne s’intéressent pas au sort des femmes et lui interdisent de dévoiler publiquement l’existence de ce commerce.

Elle entreprend alors de grands voyages en Galicie, en Pologne, en Orient, en Russie, visite les communautés israélites, essaye de réunir des fonds pour lutter et fonde un asile pour les filles mères et leurs enfants. Avec courage, elle dirige presque seule son institution, prend contact avec d’autres féministes et passera désormais sa vie entière à venir en aide aux filles juives illettrées. Sans vraiment y croire, elle assiste à la montée du nazisme et de l’antisémitisme en Allemagne.

A soixante-dix-sept ans, elle doit se rendre au bureau de la Gestapo, car une de ses pensionnaires, arriérée, avait qualifié le visage du Führer de  » tête de criminel « . Malade, elle ne résistera pas à cette dernière épreuve et s’éteint le 28 mai 1936, ironisant encore sur la couleur des roses thé qu’on lui a offertes et qui sont assorties à son teint moribond. De cette vieille femme qui mourut seule au milieu des honneurs, Martin Buber dira seulement :  » Non seulement je l’admirais, mais je l’aimais et je l’aimerai jusqu’à ma mort. »

Une énigme

Malgrè cette excellente biographie, le cas Anna O ne cesse d’ apparaître comme une énigme. Il ya le mystère des six années qui séparent la fin du traitement et l’arrivée à Francfort. Il y a surtout le contraste entre le portrait tracé par Breuer de cette jeune fille séduisante et l’étonnant désert affectif que fut sa vie. Bertha Pappenheim ne se maria jamais  et sembla toujours se défier des hommes. Tout se passe comme si Breuer avait ét le substitut passager de l’amour qu’elle avait pour son père et, que, avec leur disparition, elle avit renoncé à toute vie sexuelle. Elle, qui se sentait coupable de n’avoir pas assez soigné son père, consacra sa vie à aider les autres. Mais son histoire demeure brisée en deux morceaux distinsts qu’il est difficile de rassembler. On sent confusément qu’il existe des rapports étroits entre Anna O et Bertha Pappenheim, que son adhésion au féminisme et sa lutte contre la prostitution s’enracinent dans les suites de sa névrose. Mais comment comprendre cette femme qui consacre son temps à s’entourer d’objets rares et précieux, à fabriquer des colliers de perles et des dentelles lorsqu’elle ne se rend pas, en pélerinage, dans les maisons closes d’ Alexandrie  ? Il est enfin impossible de ne pas être frappé par l’ambiguïté de son intérêt pour les prostituées : elle semble plus ou moins s’identifier à leur destin, et si la lutte contre la traite des Blanches et la prostitution la passionnenet tant, c’est que l’homme y apparaît comme le responsable et l’ennemi. Sa lutte sociale et philanthropique fut-elle un moyen de sublimer sa propre agressivité, son obsession pour la prostitution, un moyen d’échapper à ses fantasmes ? Du bébé imaginaire de Breuer à l’asile pour les filles mères, il existe sans doute une chaîne ininterrompue, même si des maillons en ont disparu. Ce qui demeure fascinant et exemplaire dans l’histoire de cette femme, c’est l’énergie qu’elle dépensa en luttant pour les autres et, surtout, contre elle -même, c’est à dir contre son inconscient.

Jean-Michel PALMIER

* L’ HISTOIRE DE  ANNA O, de Lucy Freeman, trad. de l’américain par William et Blandine Ashe. P.U.F. Collection
 » Perspectives critiques » 326 p., 56 F.

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Joseph Breuer

Baudelaire, Benjamin : histoire d’une rencontre

Samedi 13 juin 2009

Article paru dans le Magazine Littéraire de janvier 1990 – N° 273

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Le flâneur, la prostituée, la marchandise, la nouveauté : autant de thèmes baudelairiens médités par Walter Benjamin.

Par Jean-Michel PALMIER *

* vient de publier Retour à Berlin (éd. Payot). A également préfacé les Promenades dans Berlin de Franz Hessel (éd. PUG)

          Walter Benjamin a écrit trois textes fondamentaux sur Baudelaire : LeParis du Second Empire chez Baudelaire, Sur quelques thèmes baudelairiens et Fragments baudelairiens (Zentralpark), réunis dans le volume Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme (1). Mais la relation souterraine qui les unit traverse son oeuvre et sa vie. Présente dès sa jeunesse, cette relation a joué un rôle décisif dans sa découverte de Paris et de la littérature française. Des sections entières des Passages parisiens (2), sa dernière oeuvre, lui sont consacrées. Et il est impossible de lire ce que Benjamin dit du flâneur, de la prostituée, de la marchandise et de la nouveauté, sans songer aux Fleurs du mal ou aux Tableaux parisiens. C’est en s’interrogeant sur l’univers baudelairien que Benjamin a affiné les concepts les plus importants de sa philosophie de l’histoire, qu’il s’agisse de l’usage baroque de l’allégorie dans la quotidienneté, de l’image-dialectique ou de la logique de la marchandise, qui fonde la modernité.

          L’admiration de Benjamin pour Baudelaire, comme celle pour Hölderlin, naquit sans doute de l’attention critique, profondément ambivalente, qu’il portait au cercle de Stefan George. Avec sa passion pour la langue, le charisme de ses poèmes, George avait voué à Hölderlin un véritable culte, qui fut à l’origine de sa redécouverte en Allemagne, dans les années 20, aussi bien par Benjamin que par Heidegger. Il a largement popularisé Les Fleurs du mal . La traduction qu’il en tenta – de 1891 à 1900 – eut un retentissement considérable. Et c’est peut-être autant pour s’opposer que se mesurer au cercle de George que Benjamin, lui aussi, eut à coeur de le traduire.

          Dès 1914-1915, selon les souvenirs de Gerhart Scholem, il s’attaqua aux Fleurs du mal, dont il traduisit une vingtaine de poèmes jusqu’en 1917, tout en travaillant à son essai sur Hölderlin. A Berne, pendant la guerre, il suivit un séminaire sur Baudelaire et fit l’acquisition, en janvier 1918, dans la traduction de George, du Spleen de Paris et des Paradis artificiels, qui fut peut-être l’une des origines de ses expériences sur le haschich. Benjamin se consacra à nouveau à ces traductions en janvier 1919 et songea à les publier. Aussi fit-il parvenir, en 1921, plusieurs poèmes à Ernst Blass, directeur de la revue Die Argonauten, qui les transmit à l’éditeur Richard Weissbach. Celui-ci lui proposa immédiatement de traduire intégralement les Tableaux parisiens, oeuvre qui fascina toujours Benjamin.

           C’est à l’occasion de cette publication qu’il rédigea, en guise de préface, l’un des essais les plus fondamentaux qui éclairent en profondeur sa conception de la langue et de la littérature, La tâche du traducteur (avril 1921). La correspondance de Benjamin atteste de tout l’intérêt qu’il porte à Baudelaire : il médite ses oeuvres, lit les principales biographies qui lui ont été consacrées, accumule des notes en vue d’une conférence qu’il envisageait de prononcer sur lui, comme introduction à la lecture de sa propre traduction. Cette conférence eut lieu le 15 mars 1923, sans doute à partir de notes.

           Les lettres qu’il adresse à Weissbach montrent le soin minutieux qu’il apporta à ces traductions, ne cessant de les améliorer jusque sur épreuves. Le livre parut en octobre 1923, sous forme d’édition de luxe, à 500 exemplaires. Benjamin en reçut 7 comme unique rétribution. Il est peu probable qu’elle le fit connaître comme traducteur: les 500 exemplaires n’étaient toujours pas épuisés… en 1933 ! Elle lui valut par contre une recension assez négative de Stefan Zweig dans la Frankfurter Zeitung. Il est vrai que Benjamin considérait Zweig comme l’auteur de la « troisième des plus mauvaises traductions de Baudelaire ». Lui-même, comme le montrent ses lettres à Hugo von Hofmannsthal, était critique à l’égard de la sienne, se reprochant de ne pas avoir assez bien rendu la métrique et le style baudelairien, si particuliers. Nullement découragé, il songea à traduire un choix de poèmes des Fleurs du mal  et publia certains poèmes dans la revue de Franz Hessel, au titre inspiré de celle de Paul Fort Vers et Prose.

          Les traductions de Benjamin sont l’illustration des thèses qu’il exposait dans son essai de 1921. On ne traduit pas une oeuvre en songeant au public qui ne lit pas l’original. La traduction doit avant tout s’efforcer de restituer une forme, en retrouvant la parenté des langues, par-delà toute conception de l’imitation. La traduction qui suit le texte, mot à mot, ne peut presque jamais restituer le sens original. La comparaison de sa traduction des poèmes de Baudelaire avec celle de George est riche d’enseignement. On ne saurait affirmer la supériorité de l’une sur l’autre car elles sont remarquables. Mais là où George cherche à rendre le style de Baudelaire en trouvant, en allemand, des équivalences de sens, Benjamin s’attache beaucoup plus à un certain mouvement du poème. Les célèbres vers du Cygne dédiés à Hugo :  » Le vieux Paris n’est plus. La forme d’une ville/change plus vite, hélas, que le coeur d’un mortel » sont rendus ainsi par George :  » La ville m’est devenue étrangère, par ses transformations bruyantes/ Ah! Un coeur d’homme ne se transforme pas si vite. » et par Benjamin : » « La vieille ville n’est plus – Si les innovations / nous changent, les villes sombrent doublement vite. » L’habileté de benjamin étant de trouver un équivalent allemand pour « Le vieux Paris n’est plus » (Die Altstadt ist dahin), dans sa brièveté de plainte, de soupir, de regret, là où George a besoin d’univers plus lourd.

          Le volume que projetait Benjamin Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme est resté à l’état d’ébauche. Seuls trois fragments, l’étude sociologique Le Paris du Second Empire chez Baudelaire, l’esai Sur quelques thèmes baudelairiens et les fragments de Zentralpark permettent de l’imaginer. Entre ses traductions et ces études, il a rédigé sa thèse sur L’origine du drame baroque allemand . Aussi éloignées que soient les problématiques qui s’y déploient, elles ne sont pas absolument étrangères. Benjamin est sensible chez Baudelaire à un certain « baroque de la banalité » et voit en lui un grand poète allégorique. Ce n’est pourtant qu’en 1935 qu’il redeviendra le centre de ses préoccupations.

          La lecture du Paysan de Paris d’Aragon, l’intérêt qu’il portait au surréalisme lui ont fait découvrir les Passages parisiens dès 1927. En 1929, il songea à leur consacrer un court essai avec Franz Hessel, intitulé Passages pari-siens. Une féérie dialectique .A travers un symbole architectural, il voulait représenter la concrétude d’une époque, un certain style de vie. Cet effort pour saisir la naissance de la modernité à travers ses images passait autant par l’univers baudelairien que par « les énergies révolutionnaires du suranné » découvertes dans le Surréalisme. Très rapidement il élabora une critique et un dépassement de ses positions philosophiques pour élever cette vision des Passages au rang d’une philosophie de l’histoire. dépendant financièrement de l’Institut de Recherches sociales de Horkheimer, celui-ci lui proposa d’en rédiger un premier exposé en 1035, intitulé Paris, capitale du XIXème siècle. Dès cette ébauche, les principaux thèmes étaient en place : la révolution apportée au paysage urbain par ces galeries couvertes, les grands magasins, les panoramas, les expositions universelles, l’éclairage au gaz,  la mode, la publicité, le collectionneur, la prostituée, le flâneur. La cinquième section Baudelaire ou les rues de Paris   souligne son « génie allégorique », qui transforme Paris en objet de poésie lyrique. L’art de Baudelaire est inséparable du regard du flâneur  » qui se tient encore sur le seuil de la grande ville comme sur le seuil de la classe bourgeoise ». Figure centrale des Passages et de l’univers baudelairien, il ne peut chercher asile que dans la foule, véritable voile à travers lequel la ville lui apparaît comme une fantasmagorie. Soulignant la contemporanéité de l’apparition des boutiques de luxe et de l’imaginaire anarchiste, Benjamin voit dans la poésie de Baudelaire, le « pathos de la révolte ». dans ses poèmes, la femme, la mort, la ville se fondent en une seule image et Benjamin souligne le côté  » moderne « de sa poésie. dans un monde menacé, le luxe se contemple. D’où l’ambiguïté des phénomènes sociaux de cette époque, ambiguïté que Benjamin cristallise autour de cette notion de « dialectique au repos ». Aux contraires exacerbés de la dialectique classique s’opposent les images utopiques qui ne sont que des rêves. Les Passages les incarnent, comme la prostituée, cliente et objet. Les poèmes des Fleurs du mal, avec leur culte de la mort, de la mode et du nouveau, reflètent la logique infernale de la marchandise et de son faux semblant. Le nouveau, au XIXème siècle, jouant le même rôle que l’allégorie dans le théâtre baroque. Le mythe de l’oeuvre d’art totale tente de sauver l’art face à la technique, avec ses rites d’initiation et son culte, Baudelaire succombant au charme de Wagner.

          Dans cet exposé de 1935, Baudelaire n’est qu’un joyau serti dans une couronne et ne devait être qu’un chapitre des Passages. Horkheimer proposa à Benjamin de le publier séparément. Il y travailla toute l’année 1938, hébergé par Brecht au Danemark. Les thèmes, comme le montrent les projets de chapitres (Idée et image, antique et moderne, le nouveau et le retour du même) étaient étroitement liés à l’ étude des Passages . Enfin Benjamin y explicitait pour la première fois certaines catégories philosophiques fondamentales, en rapport avec la lecture de la fantasmagorie désespérée de Blanqui L’Eternité par les astres, qui renforçait son doute dans le progrès historique. L’ouvrage, selon les lettres que Benjamin adresse à Horkheimer, devait comporter trois parties : la première décrivait Baudelaire comme poète allégorique, la troisième analysait la marchandise comme « objet poétique ». Quant à la seconde, la seule qui fut rédigée, elle devait, par opposition à la première, aborder l’ »interprétation du poète du point de vue de la critique sociale ». Cette étude, intitulée Le Paris du Second Empire chez Baudelaire, se compose en fait de trois chapitres consacrés à la bohème, au flâneur et à la modernité. Postulant une affinité profonde entre la bohème de l’époque de Baudelaire et les conspirateurs, Benjamin s’attache à dégager un certain style politique, propre au Second Empire, sans médiation, apodictique, contradictoire qui caractérise aussi bien l’attitude politique de Napoléon III que les jugements esthétiques de Baudelaire. Comme Flaubert, c’est un révolté et non un révolutionnaire. D’où la magie qui s’attache chez lui, aux pavés et aux barricades. Une figure plane sur ces poèmes, celle de Blanqui, dont Baudelaire dessina la tête. Tous deux se ressemblent : au « capharnaüm énigmatique de l’allégorie » chez l’un correspond chez l’autre « le bric à brac mystérieux du conspirateur ». La figure du chiffonnier est pour Baudelaire un révélateur social. Figure extrême de la misère d’une époque, il est proche du poète et du conspirateur. Il devient chez Benjamin un collectionneur d’images dialectiques, une figure de l’aube de la révolution, qu’il évoquera encore dans son essai sur Siegfried Kracauer. Commentant les poèmes de Baudelaire sur le vin, il y voit l’expression « des rêves de vengeance et de splendeurs futures », il retrouve encore le visage de Blanqui. Baudelaire, poète des déshérités ? Benjamin, souligne la profonde évolution qui caractérise la situation de l’écrivain de cette époque. Avec le développement de la presse, il se met à l’écoute des bruits de la ville. Mais Baudelaire ne participe pas à cette richesse. C’est la fille des rues qui lui renvoie son image.

          L’analyse du thème du flâneur, plus directement en rapport avec le thème des Passages, évoque le goût de l’époque pour les « physionomies » et les panoramas de Daguerre. Écarté de la vie politique, le caricaturiste se réfugie dans le croquis satirique de la société. La description qu’il en donne – ainsi Daumier – évoque la démarche du flâneur. La passion de Baudelaire pour Paris, pour la grande ville, est inséparable de la construction des trottoirs par Haussmann et de la naissance des Passages. La rue devient un intérieur. L’homme se perd dans la foule et, de manière très ingénieuse, Benjamin rattache à ce thème la naissance du roman policier et la passion de Baudelaire pour Edgar Poe. La foule, c’est aussi le refuge du criminel comme de l’amour fuyant du poète qu’évoque le sonnet A une passante. Face aux prostituées et aux vitrines, Baudelaire se sent chez lui.

          Le chapitre consacré à la modernité s’attache plus spécifiquement à la conception baudelairienne de l’artiste. La création artistique est un acte d’héroïsme et Baudelaire lui-même se compare à un escrimeur. Sa passion pour l’observation semble l’éloigner du flâneur et de sa distraction. La rue fut pour lui, moins un plaisir qu’un refuge, lorsque sa vie bourgeoise s’effondra. Baudelaire, à qui on reprochait une relative inculture ne posséda ni appartement, ni bibliothèque. Si le flâneur est avide de nouveauté, fasciné par la mode, l’auteur des Fleurs du mal se contenta souvent de suivre du regard les « petites vieilles », en écoutant les fanfares des jardins publics. A la tristesse et à la pauvreté de sa vie correspond la recherche de figures héroïques emblématiques : le hors -la-loi, l’apache, le chiffonnier qui, ramassant des rebuts, tente de s’arracher à sa misère.

          Sa vision de la modernité – époque triomphante et éphémère – est pourtant d’une rare ambiguïté, car peu d’hommes furent autant fascinés par l’antiquité. Ce Paris bouleversé par les travaux d’Haussmann,il l’imagine déjà en ruines. Et tout en célébrant la modernité, il rêve qu’on puisse la contempler, un jour, comme une époque passée, si toutefois elle est digne d’entrer dans l’histoire. Benjamin regrette que les propos de baudelaire sur l’art ne soient toutefois pas à la hauteur de sa conception de la modernité. Beaucoup de ses poèmes s’attachent à célébrer moins le moderne que le caractère éphémère des choses, leur fragilité, l’absence d’espoir dans l’avenir et le regret. Bercé entre deux mondes contradictoires, à la manière des navires qu’il évoque, il fait du dandy un héros de la décadence. Mais comme l’apache ou la prostituée, ce sont des masques avec lesquels il joue. Rapprochant le trivial du poétique, son style alchimique, avec son fantastique pouvoir allégorique, est parvenu à donner un corps de chair aussi bien à la mort, au mal qu’au repentir et au souvenir.

          Dans sa réponse du 2 août 1935, à l’envoi de l’Exposé du projet des Passages, Adorno ne ménageait pas ses critiques et passait au crible la conception benjaminienne de l’image-dialectique, de la fantasmagorie, lui reprochant de faire du fétichisme de la marchandise, évoqué à travers le culte baudelairien de la nouveauté et de la modernité, non un fait social mais un contenu de conscience. Lorsque Benjamin lui fit parvenir en 1938 le chapitre sur Baudelaire, la critique fut tout aussi vive. Il voyait (lettre du 10 novembre 1938), dans la méthode d’approche de Benjamin, plus une accumulation de matériaux qu’une théorie, moins un modèle des Passages qu’un prélude, lui reprochant sévèrement d’avoir assemblé des thèmes, des matériaux sans les dialectiser. Passant au crible les trois parties, il déplorait l’absence de médiation hégélienne, dénonçant la mise en rapport immédiate des « contenus pragmatiques aux traits avoisinants de l’histoire sociale  » et surtout de s’être fait violence pour inscrire ses intuitions les plus personnelles dans un schéma marxiste assez orthodoxe, qui semblait en même temps lui hérisser la main. Le ton d’Adorno critiquant l’essai sur Baudelaire a quelque chose d’agaçant car il est évident qu’il le juge à partir de sa propre méthode, de sa propre sensibilité, alors que c’est justement l’attention aux détails – ce que Bloch appelait la « lecture micrologique » – qui a gardé Benjamin d’écrire une triste sociologie du Second Empire.

          La discussion de la notion d’image-dialectique est la clef de voûte de la critique d’Adorno. Il reproche à Benjamin de ne pas la fonder assez théoriquement et sociologiquement, par rapport au rêve et de faire du « fétichisme de la marchandise » un « contenu de conscience » et non une réalité. Le rapprochement de certains poèmes de Baudelaire – ainsi L’Ame du vin – et du célèbre impôt sur le vin et des barricades, lui semblait artificiel, l’évocation du chiffonnier, trop romantique. Benjamin, selon Adorno, aurait dû montrer que « la mendicité elle-même est assujettie à la valeur d’échange ». Aussi refusait-il de publier le texte sur Baudelaire dans la forme qu’il lui avait donnée. Dans sa réponse (9 décembre 1938), Benjamin, tout en reconnaissant le bien-fondé de certaines critiques, tentait de justifier sa méthode et soulignait,  à juste titre, qu’une correction immédiate était impossible.

          Lorsqu’on examine attentivement les critiques d’Adorno, à la lumière de tous les matériaux accumulés pour les Passages, il est évident qu’il simplifie les conceptions de Benjamin lorsqu’il les résume dans sa critique. Mais le reproche d’absence de médiation n’est pas sans fondement. Benjamin a lu un nombre considérable d’ouvrages sur Baudelaire et le Paris du Second Empire, d’ où il a extrait les détails, qui lui semblaient les plus significatifs, véritables cristallisations d’un certain style de vie. C’est dans ce va-et-vient entre les poèmes de Baudelaire et le Paris de son époque que réside la richesse de son approche. En même temps, il s’efforce de l’inscrire à la fois dans une philosophie de l’histoire d’un rare pessimisme, marquée par la lecture de Blanqui, et les cadres généraux du matérialisme dialectique. Les raccourcis abrupts que critique Adorno sont parfois fondés, parfois discutables. Adorno a sans doute tort de lui reprocher de lier l’apparition du flâneur à la métamorphose de Paris et notamment à la création des trottoirs. Pour Benjamin qui a lu les descriptions de l’époque, c’est une évidence indiscutable.. Mais bien d’autres interprétations des poèmes de Baudelaire – qu’Adorno assez curieusement ne relève pas – laissent songeur, comme l’association de la fascination qu’éprouve Baudelaire dans Les Fleurs du mal  pour les lesbiennes… à l’apparition de traits virils chez la femme, consécutifs à leur insertion dans la production industrielle. L’effort constant de Benjamin pour rattacher les détails de l’univers baudelairien à des citations de Marx qui évoquent la situation politique de la France est parfois un peu trop visible.

          La refonte de l’essai, publié en 1939 par la Zeitschrift für Sozialforschung , fut le seul fragment de son immense projet qui vit le jour. Tout le reste ne resta qu’à l’état de notes, d’ébauches auxquelles il travailla jusqu’à la guerre, avec l’énergie du désespoir, avant de les confier à Georges Bataille. Quelle aurait été la place définitive de Baudelaire dans l’ouvrage sur les Passages ? C’est en étudiant les liasses de notes, les plans que Benjamin a laissés qu’on peut tenter de l’imaginer. Son essai Sur quelques thèmes baudelairiens  (1939) s’attache plus particulièrement aux Fleurs du Mal , à un certain type d’expérience du monde qui, pour Benjamin, est à l’origine de sa poésie. Se faisant, il propose de remarquables analyses des rapports entre le pouvoir allégorique des objets baudelairiens, la mémoire involontaire proustienne et le vécu de Bergson. La foule, le spleen, l’oeil-miroir y font l’objet de développements nouveaux. Quant aux fragments de Zentralpark , ils éclairent en profondeur la conception de l’allégorie.

          La lecture des Passages montre qu’il n’y a pratiquement aucune liasse de notes où des fragments de textes baudelairiens n’apparaissent. C’est à partir de son essai sur L’Art romantique, de sa correspondance, de ses poèmes qu’il évoque aussi bien les courants artistiques du Second Empire, le style des vitrines, le luxe des Passages que les figures qui les hantent, dandys, flâneurs ou prostituées. Comme Benjamin croit retrouver derrière Baudelaire le rictus désespéré de Blanqui, et de ses astres qui s’entredévorent, le visage de Baudelaire, sa révolte impuissante et sa tristesse, son émerveillement d’enfant face à la ville, son angoisse devant ses transformations planent sur toute l’architecture des Passages . Qu’importe si Baudelaire n’en a finalement jamais réellement parlé. Dans la forme de ses poèmes, affirme Benjamin, le lecteur avance comme dans une galerie bordée de vitrines. Il y rêve. Et c’est toujours avec les yeux de Baudelaire qu’il les regarde, qu’il suit le mouvement des foules, visite les grands magasins, comme si ce regard inoubliable et bouleversant, immortalisé par Nadar, était le coeur vivant de son époque, son ultime allégorie.

Jean-Michel PALMIER

(1) Ed. Payot, 1982.
(2) Ed. Cerf, 1989

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Baudelaire par Nadar

 

Benjamin, Bloch : regards croisés sur deux vies

Dimanche 7 juin 2009

Article paru dans le Magazine Littéraire N° 284 de janvier 1991

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Walter Benjamin                  

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Ernst Bloch

Dès leur première rencontre, Benjamin et Bloch éprouvèrent une fascination réciproque. Confrontation de deux pensées philosophiques.

Écrits autobiographiques, Walter Benjamin, traduit de l’allemand par Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier. Ed. Christian Bourgois, 160 F.

Ernst Bloch. Messianisme et utopie, Arno Münster. Ed. P.U.F., 195F.

 

 » Si j’écris un meilleur allemand que la plupart des écrivains de ma génération, je le dois en grande partie à une seule petite règle que j’observe depuis vingt ans. c’est la suivante : ne jamais utiliser le mot  » je » , sauf dans les lettres. Les exceptions à ce précepte que je me suis autorisées peuvent se compter. » Cet avertissement de Benjamin, extrait de Chronique berlinoise, éclaire tout son style. Usant de l’allemand, selon la remarque d’Alfred Polgar, comme s’il s’agissait d’une langue étrangère, il a systématiquement refoulé une certaine dimension du vécu, ne la retenant que dans des cristallisations littéraires et philosophiques où la forme fait disparaître toute trace de subjectif, même si sa sensibilité y est omniprésente. Par là, il s’écarte de la plupart des écrivains de sa génération, largement marqués par l’expressionnisme et son pathos de la subjectivité. Dans la préface à l’édition de sa correspondance (éd. Aubier, 1979, 2 vol.), Theodor Adorno a montré comment sa personnalité n’intervenait qu’ « en tant qu’instrument de son oeuvre ». Il souligne que s’il ne fut jamais porté vers l’ascétisme, ses immenses capacités intellectuelles étaient en conflit avec  » l’ immédiateté du vécu « , ce qui le rendait presque  » incorporel « , jugement cruel que partagèrent aussi les femmes qui traversèrent sa vie. Soulignant à tort, nous semble-t-il, un certain aspect pathologique de sa personnalité, Adorno estime qu’à travers son oeuvre, sa névrose est devenue créatrice grâce à son insertion dans l’histoire. Dans son Portrait de Walter Benjamin(Prismes, éd. Payot, 1986), il souligne encore que Benjamin n’accorde de valeur qu’au « soi mystique », que pour lui  » l’intériorité n’est pas seulement le refuge de l’étroitesse d’esprit et de la sombre présomption, mais encore le fantasme qui masque l’image virtuelle de l’homme « . Et il insiste sur une certaine schizoïdie que Benjamin ne peut vaincre que par sa capacité de transformer des fragments en intelligibilité historique.

On possède un assez grand nombre de portraits de Benjamin. Et l’on ne peut s’empêcher de rêver sur eux comme lui-même d’arracher leur secret aux portraits de Kafka enfant. Assis sur une table devant l’imposante figure de son père, tandis que sa mère tient son frère Georg sur les genoux, il surgit comme une image familière de l’ère wilhelminienne. Le kitsch de l’époque a conduit à les représenter en alpinistes sur un décor de vallée. Etudiant, photographié en 1912, il frappe déjà par cette impression de tristesse et de mélancolie qui ne le quittera plus. Les photographies prises à Berlin le montrent, toujours de profil, avec la chevelure embroussaillée, ces lunettes cerclées de fer, l’impressionnante moustache. Que dire de cette photographie prise en 1938, dans la maison de Brecht au Danemark ? A 46 ans, Benjamin apparaît comme un homme précocement vieilli. La tristesse et la mélancolie ont fait place à l’amertume et à la lassitude. Elles se lisent dans les plis du visage et la lourdeur du corps. Le regard est devenu dur, presque hostile. La chevelure abondante a blanchi. Un certain négligé de la tenue contraste avec la chaîne de montre, ultime vestige de l’existence bourgeoise. Ce sont les échecs d’une vie, les souffrances de l’exil qui s’y révèlent.

Peu d’écrivains ont autant disparu derrière leur oeuvre. Benjamin ne fait qu’un avec elle, comme avec sa bibliothèque, sa collection de livres d’enfants, ses florilèges de citations. Il ne dit jamais  » je » et pourtant, jusque dans les développements les plus théoriques des Passages parisiens (éd. Cerf, 1989) ou de L’origine du drame baroque allemand (éd. Flammarion, 1985), sa sensibilité la plus personnelle est présente, avec son attachement à l’enfance, son goût du rêve, sa tristesse. Sa vie, il faut la reconstituer à travers sa correspondance, son Journal de Moscou (éd. l’Arche, 1983), où il paraît si proche, si vulnérable et les souvenirs de ceux qui l’ont rencontré. Pourtant on se heurte immédiatement à d’innombrables obstacles. Marginal, Benjamin n’était connu que d’un petit groupe d’amis et le seul portrait détaillé qui nous soit parvenu est celui de Gerhard Scholem. Encore celui-ci, après son départ en Palestine, ne l’a-t-il que très rarement revu et il échoue dans son effort de nous restituer son évolution, après leur éloignement. Werner Kraft, son ami d’enfance, ne rapporte rien d’original sur lui. Asja Lacis, dont il fut l’amant, a banni de ses admirables souvenirs (Profession Révolutionnaire, éd. P.U.F., 1989), l’aspect subjectif et dramatique de leur relation. Et ses relations avec Bloch, Adorno ou Brecht exigent un véritable déchiffrement.

Les lettres éditées par Scholem et Adorno comportent tellement de coupures, parfois non signalées, qu’on se demande quels furent les critères d’édition qui présidèrent à leur choix et aux suppressions d’éléments personnels. La perspective adornienne qui a présidé à l’édition des oeuvres de Benjamin a parfois conduit à proposer de son oeuvre une vision théorique qui n’échappe pas au schématisme. Aussi intéressant que soit l’essai de Tolf Tiedemann : Etudes sur la philosophie de Walter Benjamin  (éd.Actes Sud, 1987), on ne peut s’empêcher de trouver sa reconstruction de l’itinéraire de Benjamin quelque peu abstraite. Adorno n’hésita pas à rayer carrément la dédicace de Sens Unique à Asja Lacis et à prétendre contre toute évidence que le texte que Benjamin  déclarait avoir écrit sur Naples, avec elle, n’était que de lui. Et même dans l’appareil critique de ses Ecrits autobiographiques, on peut s’étonner de trouver ce genre d’affirmation :  » De  manière générale, on peut douter à bon droit que les détails biographiques soient pertinents pour l’interprétation des textes de Benjamin et même que le lecteur de ceux-ci soit en droit de les connaître ». Le problème, c’est que la genèse de beaucoup de ses textes est inséparable de ses rencontres, de ses lectures, de ses voyages, que peu de choses séparent souvent la forme élaborée qu’il donnera à ses impressions, des « images de pensée « (Denkbilder) qu’il notait spontanément. La manie du secret dont il s’entourait, c’est à ses exégètes de la dé-construire car dans son oeuvre rien n’est insignifiant. Son essai sur les Affinités électives de Goethe est inséparable de la constellation affective qu’il vivait alors. Ses relations personnelles avec Brecht et Adorno sont sans doute d’une grande utilité pour comprendre leurs rapports théoriques. Et c’est en se livrant à ce patient décryptage qu’on peut reconstituer l’évolution de ses idées, la genèse de ses écrits.

La traduction, en tous points remarquable, du volume Écrits autobiographiques  (tome VI des Gesammelte Schriften) est un événement. Car ce sont des pans entiers de la vie de Benjamin qui nous sont ainsi restitués. On ne saurait trop remercier l’éditeur d’avoir conservé l’appareil critique allemand minutieux qui permet de s’orienter dans cet ensemble assez hétéroclite. Tous ces textes sont passionnants, même si l’éclairage qu’ils projettent sur la vie et l’oeuvre de Benjamin est d’inégale importance. Il faut souvent se promener parmi eux comme parmi des ruines, chercher à leur arracher leurs poids de vécu et souvent de souffrances, leur secret.C’est d’abord à un inventaire post mortem que le lecteur est convié. Même si les documents les plus importants, Enfance Berlinoise  (éd Maurice Nadeau, 1988), la Correspondance, le Journal de Moscou , les notes prises lors des conversations avec Brecht au Danemark, ont déjà été publiés, les textes réunis dans ce volume les éclairent sous de multiples rapports. Les six curriculum vitae furent rédigés dans des circonstances particulières – le premier accompagnait une demande d’habilitation adressée à l’ université de Francfort. Les éditeurs le font suivre du rapport de Hans Cornelius sur la thèse de Benjamin consacrée au Drame baroque, qui justifie sa proposition de lui refuser l’habilitation, et d’intéressantes indications sur le rôle que joua malencontreusement Horkheimer dans cette affaire. Chaque curriculum est un résumé succinct de la formation de Benjamin, de ses intérêts théoriques qu’il reprendra sans grand changement dans les différentes versions. Le second était destiné à obtenir une bourse de l’université de Jérusalem, la destination du troisième est inconnue, le quatrième visait l’obtention d’une aide du gouvernement danois, le cinquième concernait un projet de naturalisation française, le sixième, selon les éditeurs, était destiné sans doute à l’obtention d’une bourse américaine, bien que l’insistance de Benjamin sur ses relations avec les écrivains français, l’ exagération de ses rapports avec Rilke, si célèbre en France, fassent plutôt songer à un destinataire français.

Ses journaux intimes sont d’un intérêt très inégal, lié à l’époque de sa vie où il les rédigea, à leur briéveté plus ou moins grande. Le Journal de Pentecôte 1911, le Journal de Wengen, écrits lorsqu’il était élève de l’Haubinda en Thüringe, témoignent déjà d’une étonnante maîtrise du style, d’un goût pour les paysages et les voyages, en dépit de sa faible constitution physique. En lisant ces brèves évocations de la fatigue qui l’assaille après une marche en montagne, comment ne pas songer à son ultime voyage en 1940, pour franchir les Pyrénées, à la description que Lisa Fitko, qui tenta de le sauver, fait de cet homme précocement vieilli, aux lèvres violacées, miné par une maladie de coeur dont témoignent déjà ses journaux d’enfant. Le récit du voyage qu’il effectua en 1911 dans les Alpes avec ses parents frappe par cette volonté d’associer étroitement les états d’âme et les paysages. Le Journal de 1912contient d’admirables évocations de l’Italie, de Venise, qui préfigurent ses futurs portraits de Naples et de Capri. Celui de 1927, avec ses évocations des villes de la Loire et des cathédrales, est un témoignage sur sa solitude et sa volonté d’éviter une rencontre avec Scholem. Si les notes de juillet-août 1928 ne comptent que quelques pages, celles de 1930 à 1938 contiennent des informations passionnantes sur ses discussions avec Brecht au Lavandou et en Finlande, notamment sur Kafka. Quant à ses notes de Marseille, elles permettent d’entrevoir la décision du suicide qui lentement mûrit en lui.

Le plus souvent, dans tous ces textes, les personnages s’effacent devant les paysages. Et c’est dans les évocations de lieux, de monuments, d’expériences infimes qu’apparaît tout le génie de Benjamin. Ainsi les portraits qu’il fait d’Ibiza, de l’Espagne en 1932, des villages de Finlande égalent par leur beauté les descriptions des jouets et des confiseries en sucre du Journal de Moscou. Associant étroitement ses propres rêves aux paysages, il crée une véritable mosaïque où sa sensibilité rayonne d’un éclat insolite. Non moins insolites sont les deux esquisses Agesilaus Santander, étrange réflexion sur les Anges de la Kabbale et l’Angelus Novus de Paul Klee, à partir de ses prénoms et d’événements biographiques aussi déchiffrables que le titre lui-même. Scholem à juste titre y voyait un anagramme, peut-être de Der Angelus Satanas.Plus prudents les éditeurs évoquent scrupuleusement la vie d’Agesilaus II, roi de Sparte, d’après l’historiographie antique – de Plutarque à Xénophon – pour conclure qu’il n’y a pas le moindre rapport avec ce qu’on sait de ce roi et le caractère de Benjamin, supposant toutefois que son cargo a pu faire escale dans la ville de Santander, mais qu’il n’existe aucun lien entre la ville et le texte.

L’écrit autobiographique le plus important du volume demeure la Chronique berlinoise. Ce récit linéaire que Benjamin fit de son enfance trouve son origine dans un projet de publication régulière d’impressions sur Berlin, pour la Literarische Welt. Benjamin en abandonna l’idée et composa ce récit, san doute par blocs, en 1931 et 1932. A partir de novembre il allait en dégager les fragments qui constitueront la matière d’Enfance berlinoise. La comparaison des deux textes est essentielle. Benjamin a retenu dans la seconde version moins de la moitié du précèdent. Son travail littéraire s’élabore ici en pleine lumière. Eliminant le subjectif, il n’a conservé de la trame de Chronique berlinoise  que des images, des fragments qui constituent d’étonnantes cristallisations. Au caractère proustien d’Enfance berlinoise , même si leur conception du temps, du déjà-vu, de la mémoire sont très différentes, s’oppose le relative linéarité de Chronique berlinoise  qui évoque de manière assez précise le rapport de Benjamin à Berlin, au moment de la jeunesse et surtout à son ami Fritz Heinle, dont le suicide en 1914 fut vécu comme une prémonition de la catastrophe à venir. C’est tout un enracinement sociologique et historique du rapport de benjamin à Berlin qui nous est ainsi restitué, en particulier les épisodes cruciaux de sa participation au mouvement de jeunesse et son amitié avec Fritz Heinle, dont il comparait les poèmes à ceux de Hölderlin, jugement qu’il fut le seul à proposer. Étrange Berlin que celui qu’il évoque, limité à un ghetto doré, celui de l’Ouest cossu, symbole de sa propre classe, tandis que le reste de la ville ne lui apparaissait qu’à travers d’étroites interstices – les fêtes de Noël où la séparation des riches et des pauvres devient obsédante, la découverte des gares, des marchés et des prostituées. Avant de devenir une figure centrale de sa vision du Paris de Baudelaire, elle fut dans sa jeunesse la possibilité vivante de transgresser les limites de sa propre classe, rêve qu’il nourrit sans cesse. D’où l’importance qu’il accorda à sa maladresse, au pas en retrait qui le sépare de sa mère, résistance rêveuse qu’il élève au rang d’un acte de sabotage.

L’ouvrage d’Arno Münster consacré aux rapports qui unissent le messianisme et l’utopie chez Bloch invite à une confrontation évidente de leurs trajectoires et de leurs personnalités. Ce qui les unit est évident : la référence centrale au messianisme et à une philosophie de l’histoire largement marquée par le judaïsme, une lecture « micrologique  » du réel, une problématique philosophique commune qui cherche à surmonter l’opposition du sujet et de l’objet, qui marquera aussi bien les efforts du néo-kantisme, de la phénoménologie (Husserl, Heidegger) et de Lukacs dans Histoire et conscience de classe. Dès leur rencontre en Suisse, pendant la guerre de 1914, par l’intermédiaire du dadaïste Hugo Ball, Bloch et Benjamin éprouvèrent une fascination réciproque. Benjamin, à cette époque, est essentiellement marqué par Kant, point de départ pour lui de toute philosophie, ses lectures sur le romantisme – des frères Schlegel à Hölderlin – et s’efforce d’élaborer une philosophie du langage en rapport étroit avec ses préoccupations littéraires et religieuses. L’importance qu’il accordait déjà au messianisme et à la catégorie de l’utopie ne pouvait qu’attiser son intérêt pour l’audace théorique dont fait preuve Bloch dans son Esprit de l’Utopie  (éd. Gallimard, 1977). En même temps, il se sent agacé par certains aspects du livre. Aussi audacieuse qu’elle soit, la théorie de la connaissance de Bloch lui semble parfois peu rigoureuse. Le climat expressionniste dans lequel baigne l’ouvrage hérisse sa sensibilité tout autant que les innombrables références aux Evangiles et à la christologie paulinienne. Aussi admire -t-il beaucoup plus la personnalité de Bloch que ses écrits. Il se montrera aussi sévère à l’égard de son essai sur Thomas Münzer  ( éd. Julliard, 1964) et Héritage de ce temps  (éd. Payot, 1978), qui contenait à la fois un vibrant éloge de son oeuvre Sens unique, et une distance critique. Marqué en permanence par l’angoisse du plagiat, la personne de Bloch lui paraissait souvent d’autant plus redoutable que leurs positions philosophiques étaient proches, comme l’attestent les Hiéroglyphes du XIX ème siècle  de Bloch et le projet de Benjamin des Passages parisiens.

C’est cet univers fait de proximité et de différences qu’explore admirablement Arno Münster, le meilleur spécialiste en France et en Allemagne d’Ernst Bloch. dans une première partie, il montre comment s’est formée la conception blochienne de l’utopie dans l’horizon de la rencontre entre la pensée juive et la modernité. La seconde partie s’attache à l’articulation complexe entre l’utopie et le marxisme, étudie minutieusement les liens contradictoires qui unirent Bloch et Lukacs, amis de jeunesse, qui devaient à la fin des années 20 s’opposer sur les questions esthétiques, en particulier sur le sens politique de l’expressionnisme. Si l’on peut regretter qu’Arno Münster n’ait pas repris dans sa thèse les riches analyses qu’il consacre à la formation de la pensée philosophique d’ Ernst Bloch dans son essai Utopie, Messianismus und Apokalypse im Frühwerk von Ernst Bloch  (éd. Suhrkamp, 1982), la confrontation qu’il tente entre la pensée de Bloch et les conceptions de l’Ecole de Francfort est en tous points remarquable et complète ses études antérieures, en particulier celles de son essai Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch ( Aubier, 1985).

Bloch comme Adorno, dans les entretiens où il évoque Benjamin, insiste plus sur les affinités qui existaient entre leurs styles philosophiques que sur les oppositions. C’est tout le mérite d’Arno Münster, d’avoir si patiemment dans les différents écrits qu’il a consacrés à Bloch, mis en relief leur proximité et leurs différences. Et c’est aussi à une confrontation de leurs enfances respectives – telle que Bloch l’évoque dans Traces  (éd. Gallimard, 1968) que ce volume d’ Ecrits autobiographiques  de Benjamin nous convie. Aux impressions si fortes qu’il reçut de la réalité sociale de son époque, de sa misère, à ses rêves d’aventure nés des romans de Karl May s’oppose cette aura de tristesse et de mélancolie qui plane sur les souvenirs de Benjamin. Brassée d’images que le Petit Bossu a conservées de son univers d’enfant, pénombre de l’instant vécu, ces lambeaux de rêve, où le bonheur est si rare, la solitude si profonde, donnent de la vie de Benjamin un portrait saisissant à qui veut les déchiffrer.

Jean-Michel PALMIER

LECTURES DE BENJAMIN

La réédition du numéro  » historique  » de la Revue d’Esthétique  sur Walter Benjamin est un événement. Initialement publié en 1981, c’était le premier travail d’envergure consacré à Benjamin en France qui, à travers la diversité des collaborateurs, proposait un éclairage nuancé et d’une grande richesse sur une oeuvre aux dimensions multiples. Délaissant l’approche historique, ce recueil  d’études se situait au coeur même de sa problématique et tentait de préciser son rapport à la théorie critique de l’Ecole de Francfort. Peter Bürger analysait quelques aspects de la réception de Benjamin en R.F.A., Rainer Rochlitz, la conception littéraire chez Lukacs et Benjamin, Marc Jimenez, le meilleur spécialiste de Th. Adorno en France, les liens qui les unirent. Si l’on ajoute les contributions d’ I. Wohlfarth sur le rapport de Benjamin au judaïsme, les textes de Benjamin lui-même, les contributions de J. Habermas, H. Marcuse, on aura une idée de l’importance du volume. Sa nouvelle édition a été actualisée et enrichie de nouveaux textes, dont celui de Marc Jimenez sur Le retour de l’aura. La qualité des contributions font de ce recueil un instrument de travail indispensable. L’essai de Daniel Bensaïd se situe dans une toute autre dimension. L’expression de  » sentinelle messianique « , sous-titre du volume, ne rend pas exactement compte de son contenu. Lecture politique de Benjamin, étayée par l’analyse de ses Thèses sur la philosophie de l’histoire et surtout les Passages parisiens, c’est une tentative pour souligner l’actualité de Benjamin à une époque où l’on proclame la fin de l’histoire et l’effondrement des idéologies. Loin de se limiter à l’oeuvre de Benjamin, D. Bensaïd s’efforce de réaffirmer la primauté du politique. Sa lecture ne se veut pas un exercice d’érudition, même si son essai témoigne d’une connaissance approfondie des écrits de Benjamin. C’est une tentative, au moment où certains semblent désireux d’intégrer ce personnage inclassable au panthéon de la culture, de reprendre une exigence fondamentale de son oeuvre : éclairer de manière radicale la signification politique de l’instant et ce qui le menace.

Jean-Michel PALMIER

Walter Benjamin, Revue d’Esthétique, éd. Jean-Michel Place, 195 F.
Walter Benjamin sentinelle messianique, Daniel Bensaïd, Ed. Plon, 150 F.
Signalons aussi la rééedition de l’essai de Benjamin, Charles Baudelaire
(éd. Payot) dont la lecture rend seule possible la compréhension du grand livre sur les Passages.

Lucio Colletti : Figure solitaire de la réflexion marxiste

Samedi 6 juin 2009

 Article paru dans le journal Le Monde, date indéterminée

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Lucio Colletti    1924 – 2001

* POLITIQUE ET PHILOSOPHIE, de Lucio Colletti, Editions Galilée, 146 p., 29 F.

          Né en 1924 à Rome, militant communiste et critique du parti ensuite, Lucio Colletti est considéré comme l’un des plus importants philosophe marxiste italiens. Ses travaux connaissent une notoriété internationale, et ses prises de position ont suscité de nombreux commentaires. Comme tous les intellectuels de sa génération, sa réflexion théorique s’inscrit dans le climat du néo-idéalisme de Croce et de Gentile. En 1949-1950, il rejoint le P.C.I., qu’il quittera, sans esclandre en 1964, et il apparaît aujourd’hui comme une figure solitaire de la réflexion marxiste, critiqué par les gauchistes italiens aussi bien que par les communistes orthodoxes.
           Politique et Philosophie  est un recueil de trois textes : une longue interview publiée dans la New Left Review , un essai sur Marxisme et Dialectique  et une postface de Jean-Marie Vincent qui forment un ensemble cohérent et d’un réel intérêt. On est étonné d’apprendre, dans l’interview de Coletti, que Gramcsi n’eut pratiquement aucine influence sur son développement intellectuel dominé par Della Volpe, ou bien que les travaux de Marx lui-même étaient alors peu étudiés par rapport à la philosophie néo-hégélienne.
          D’autre part, l’exécution d’Althusser en quelques phrases, en dépit de critiques intéressantes, manque de sérieux et les jugements portés sur le matérialisme dialectique laissent songeurs. N’y voir qu’une philosophie abâtardie et proposer de la remplacer par le kantisme, même scientifique, vouloir substituer à l’hégélianisme certains aspects de la Critique de la raison pure, jugés plus dialectiques, qualifier Hegel de penseur religieux, semblent souvent de curieux paradoxes.
          L’essai central, Marxisme et dialectique , donne la même impression. Colletti ironise sur le marxisme du professeur Lukacs : mais il faut bien reconnaître que les essais philosophiques d’Histoire et Conscience de classe , ceux de Korsch, sans parler de Gramsci, paraissent de beaucoup supérieurs à ses démonstrations. On ne peut nier pourtant que Colletti soit l’un des rares théoriciens marxistes à avoir de la philosophie classique une connaissance aussi précise, et sa tentative de repenser l’histoire du socialisme de Rousseau à Lénine est d’un grand intérêt.
          La postface de Jean-Marie Vincent dégage le sens de l’approche philosophique de Colletti:le marxisme n’est aps une doctrine statique, un assemblage de dogmes, mais une méthode d’analyse sans cesse en développement. Aussi s’attaque-t-il à plusieurs tentatives récentes de liquider le marxisme et qui consistent tantôt à chercher dans les Manuscrits de 1844 de Marx la justification des camps sibériens, tantôt à identifier purement et simplement Lénine et Staline, ou à récupérer le mysticisme de Soljenitsyne au nom d’une prétendue  » glorification de la vie  » . Vincent s’oppose à ces exécutions sommaires qui sont souvent le fait de militants désabusés. Pour lui, il est impossible de penser aujourd’hui sans le marxisme. mais loin d’en faire une religion d’Etat, il faut dénoncer ses déformations et retrouver son inspiration critique. Or tout le mérite de Colletti est là.

Jean-Michel PALMIER

Format : 13,5 x 21,5 cm
Nombre de pages : 156
Prix : 18 €
Date de parution : 1975
ISBN : 9782718600260 luciocolletti.jpg
 

Politique et philosophie



 

Le marxisme n’est-il plus qu’une philosophie morte, une métaphysique de la raison d’État ? À lire les productions récentes d’un certain nombre de révolutionnaires désabusés, on pourrait le croire. Lucio Colletti, un des marxistes italiens les plus connus, donne une réponse tout à fait différente. Il admet que, sous sa forme dominante, il est en crise, mais il montre en même temps que l’œuvre de Marx donne les moyens de surmonter toutes les impasses.
Une autocritique du marxisme qui fera date !

André Gorz : L’ambiguïté d’une morale

Samedi 6 juin 2009

Article publié dans le journal « Le Monde »; date indéterminée
Le philosophe André Gorz

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* FONDEMENT POUR UNE MORALE, d’André Gorz. Galilée, 594 p., 98 francs. 

Plus sartrien que Sartre, André Gorz publie un texte achevé depuis plus de vingt ans. Mais ce n’est pas qu’un document historique

          Ecrit entre 1946 et 1955, ce volume d’André Gorz a de quoi déconcerter. Né d’un dialogue, d’une amitié constante avec Sartre, il se veut finalement la réponse à la question laissée ouverte à la fin de l’Etre et le Néant: la possibilité d’une morale fondée sur son ontologie phénoménologique et correspondant à l’existentialisme. C’est donc peu dire qu’il s’agit d’un livre sartrien : dans le style même, le vocabulaire, on retrouve la présence constante des analyses du Sartre de l’époque. Aussi peut-on regretter qu’il n’ait rien fait pour actualiser tous ses développements.

          Cette tentative pour fonder la morale à travers la description des choix, des possibilités, des situations qui la révèlent est une théorisation souvent excellente de tant d’analyses éparses et restées fragmentaires au fil de l’Etre et le Néant et des Chemins de la liberté, des essais de Simone de Beauvoir Pour une morale de l’ambiguïté, des confrontations des Temps modernes entre les intellectuels et la politique, des divergences entre Sartre et Merleau-Ponty. C’est donc l’horizon philosophique d’une génération tout entière de l’après-guerre, enthousiasmée par l’existentialisme, qui nous est restitué.

          Par-delà l’intérêt historique de l’ouvrage, il y a aussi le « cas Gorz ». Derrière l’abstraction des analyses se dessine une sensibilité, une vie, une angoisse, une quête – celle-la même qu’il retrace dans le Traître, et qui nous touche infiniment.   » En vertu de quoi l’esclave révolté vaut-il mieux que l’esclave soumis, le joueur que l’avare, le rebelle sans cause que l’inquisiteur? » ,demande Gorz. Cette naïveté, cette générosité, sont sans doute ce qui rend l’ouvrage le plus intéressant. Ce volumineux traité est écrit comme un journal intime, visant moins à préciser la pensée de Sartre, comme le fera Francis Jeanson, qu’à trouver un sens à la vie. Rien n’est évident : le fait de vivre, d’avoir un corps, de rencontrer les autres, d’être né par hasard dans telle histoire et dans telle culture. C’est ce sentiment de facticité, de contingence absolue qui guide l’entreprise. Gorz s’est engouffré dans l’ontologie existentielle de Sartre comme Roquentin dans les cafés, comme Mathieu tire les dernières balles contre les échecs de sa vie. Etrange génération pour qui la philosophie devait donner une réponse à la vie, au monde, à la mort, à la communication, au corps, à la morale, à la politique.

          Sans doute peut-on manifester un certain scepticisme à l’égard du projet lui-même. Trop systématique et trop idéaliste, cet hymne à la liberté, cette confiance dans l’ »humanisme », cette ambiguïté du Mal, écrit avec une majuscule, sont inséparables du contexte idéologique, politique, philosophique : la découverte du marxisme, la résistance à la psychanalyse, la fascination pour la philosophie allemande, de Husserl à Heidegger en passant par Scheller.

          Pourtant, cette « somme de l’existentialisme » est plus qu’un document historique. On reste sensible au courage, à l’honnêteté, à l’incertitude, à la passion du vécu qui s’y font jour. Au même titre que les essais de Simone de Beauvoir, les romans et le théâtre de Sarttre, ce livre est séduisant et inactuel.

Jean-Michel PALMIER