Préface de Jean-Michel Palmier à l’édition chez Alinéa du » Témoin oculaire » d’Ernst Weiss.
Ernst Weiss
Jusqu’à l’édition de son roman Le Témoin oculaire en 1963 et surtout la parution de ses oeuvres complètes aux éditions Suhrkamp, en 1982, Ernst Weiss appartenait à l’une des plus étranges et des plus tragiques catégories de la littérature allemande contemporaine : celle des auteurs que l’avènement du national-socialisme n’avait pas seulement physiquement éliminés mais précipités dans l’oubli. Alors qu’il était considéré avant 1933 comme l’un des plus grands écrivains du XXème siècle, à l’égal d’Alfred Döblin, de Thomas Mann, de Joseph Roth ou de Stefan Zweig, son oeuvre fut ignorée des historiens de la littérature. S’il ne fut pas complètement oublié dans les deux Allemagnes, cela tient d’abord à la fidélité, par-delà la mort, que lui témoignèrent certains écrivains émigrés qu’il fréquenta à Paris, en particulier Willi Bredel, Anna Seghers et Walter Mehring. Assurément, sa redécouverte procède de ce complexe » travail du deuil » qui a permis que ressurgissent peu à peu tant d’écrivains que le national-socialisme avait voulu chasser des mémoires. Mais l’audience qu’il a retrouvée auprès d’un nouveau public, n’a rien d’insolite : il suffit de lire un roman d’Ernst Weiss pour réaliser qu’il est, au même titre que Franz Kafka, l’un des écrivains les plus singuliers de son temps. Et il faut rendre hommage à Jean Guégan d’avoir restitué dans cette première traduction française la beauté et l’étrangeté de la prose musicale d’Ernst Weiss, par une constante fidélité à l’original allemand.
Une approche de son oeuvre se heurte, aujourd’hui encore, à des difficultés considérables. Peu de travaux lui ont été consacrés, les informations sur sa vie sont souvent lacunaires, parfois contradictoires. Il est difficile d’éclairer ce climat d’inquiétante étrangeté, d’une constante morbidité, qui caractérise tous ses romans. Ernst Weiss, à côté de ce style incisif qui semble fouiller au plus profond de l’inconscient, ne fut pendant longtemps qu’un visage et une ombre. Tous les portraits que nous possédons de lui frappent par leur surprenante similitude. De son visage émacié, de ses yeux sombres, émanent une impression d’angoisse, de tristesse et de mélancolie qu’on ne peut oublier. Quant à son ombre, elle se nomme Weidel. Personnage en partie inspiré d’Ernst Weiss, dont l’histoire constitue le point de départ du roman d’Anna Seghers, Transit . La similitude du destin de Weidel et de Weiss – comme de leurs noms – ne peut être le fait d’un simple hasard, même si Anna Seghers affirmera par la suite ne pas avoir pensé consciemment à lui lors de la rédaction de son roman. Elle-même ne pouvait se résoudre à fuir Paris sans tenter de le sauver, ignorant qu’il avait déjà mis fin à ses jours. Le narrateur de Transit se rendra à son hôtel, rue de Rennes, et apprendra de sa logeuse qu’il s’est donné la mort par crainte de la Wehrmacht, qu’il ne reste de lui qu’une valise contenant des manuscrits, et son visa pour l’Amérique. Désespéré par la défaite de la France, Ernst Weiss s’empoisonna et s’ouvrit les veines tandis que l’armée allemande pénétrait dans Paris. Ecrivain exilé, militant anti-nazi, il savait que s’il était arrêté il connaîtrait une mort encore plus horrible dans un camp de concentration, comme Erich Mühsam et tant d’autres. L’homme dont l’agonie prit fin dans la nuit du 15 juin 1940 à l’hôpital Lariboisière n’était pour la police française qu’un simple réfugié d’origine autrichienne. Sa mort mettait un point final à une oeuvre dont la diversité ne peut que surprendre. Ses romans, ses poèmes, ses essais, ses articles de journaux, comme ses pièces de théâtre lui avaient valu une immense réputation en Allemagne. Le témoin oculaire, qu’il écrivit en quelques semaines, sans avoir le temps de donner une version définitive à son manuscrit, montre qu’elle n’était pas usurpée.
I
Ernst Weiss naquit le 28 août 1882 (et non 1884 comme il l’a curieusement prétendu), à Brünn (Brno) en Tchécoslovaquie, au sein d’une famille juive. Son enfance n’est pas sans évoquer celle de Kafka. Gustav Weiss, comme Hermann Kafka, était parvenu à édifier un commerce, à force de travail acharné et de privations. Il fut élevé dans le même climat d’assimilation judéo-allemande que décrit si souvent Kafka dans son Journal et dans la Lettre au Père. Mais leurs situations respectives présentent aussi de multiples différences significatives. Malgré sa passion pour la solitude, Kafka, vivant à Prague, est en permanence confronté à un univers d’une grande richesse culturelle. Dès sa jeunesse, il ne cesse de fréquenter des écrivains et des artistes, car ce milieu formé par les écrivains juifs de Prague (Max Brod, Franz Werfel, Oskar Baum, Paul Kornfeld etc.) est d’une extraordinaire diversité. En comparaison, Brünn est, avec ses 9000 juifs, une cité provinciale. Le père d’Ernst Weiss, riche marchand de tissus, ne correspond guère à la figure paternelle assez brutale dont Kafka souffrira tant. C’est un homme assez raffiné et la mère d’Ernst Weiss, qui s’intéresse à la musique et à la peinture, encouragea les dons artistiques de son fils. Si la figure du père joue un rôle important dans les derniers romans d’Ernst Weiss, les conflits qu’ ils évoquent – contrairement à ceux des romans de Kafka – sont purement imaginaires car son père mourut en 1886. On connaît peu de choses sur son enfance. Dans son esquisse autobiographique de 1927, il n’évoque que les paysages de sa ville natale qui marquèrent sa jeunesse. Après des études à Brünn, Leitmeritz et Arnau - dominées autant par sa passion pour la musique que par les difficultés financières de sa famille – il commença des études de médecine à Vienne ( hiver 1902 – 1903) où il passa son doctorat en 1908. Bien que l’on retrouve dans toute son oeuvre un intérêt constant pour la psychopathologie, il n’a jamais suivi les cours de Freud contrairement à une légende solidement établie, même s’il connaissait ses écrits. Ce qui le passionne à l’époque, c’est la chirurgie. Cette rencontre avec la médecine fut aussi décisive pour Ernst Weiss que pour Gottfried Benn. Weiss multiplie dans ses romans les évocations médicales les plus réalistes – la douleur, la souffrance sont le leit-motiv de son oeuvre – et il semble fasciné par la figure du médecin meurtrier. Le poète dadaïste Walter Mehring, qui fut son ami, nous donne dans son recueil de souvenirs Die verlorene Bibliothek (La Bibliothèque perdue) d’intéressantes indications sur l’origine de sa vocation littéraire. C’est en rédigeant pour le tribunal le compte-rendu de l’autopsie d’une prostituée praguoise, qu’il découvrit sa vocation d’écrivain. Mais l’anecdote correspond si bien au climat de ses propres romans qu’on hésite à la tenir pour vraie.
Lui-même fait remonter le début de son activité d’écrivain au choc qu’il ressentit en découvrant Berlin. Il y écrivit sa première oeuvre Die Galeere avant de revenir à Vienne (1911), où il travailla sous la direction du Pr. Julius Schnitzler, frère du célèbre écrivain viennois Arthur Schnitzler. En dépit de tous ses efforts, il ne parvint pas à la faire éditer et se consacra entièrement à la médecine. Atteint d’une grave maladie des poumons et trop pauvre pour partir en cure, des amis lui obtinrent un poste sur le navire Austria et il se rendit en Inde et au Japon. Peu de temps avant son départ, il apprit que les quatre plus importants éditeurs allemands (Fischer, Wolff, Müller, Rütten & Loening) acceptaient de publier son livre, qui parut au Fischer Verlag en 1913. Ce roman où figurent déjà certains thèmes qui marqueront son oeuvre – comme cette passion pour la dissection anatomique et psychologique – fut salué comme un événement par la critique.
C’est sans doute la publication de Galeere qui lui permit de faire la connaissance de Franz Kafka. Celui-ci y fait allusion dans une note de son Journal (1er juillet 1913) et qualifie Weiss de » médecin juif, de cette espèce qui se rapproche le plus du juif occidental typique et dont, pour cette raison, on se sent aussitôt très proche. » Une amitié assez complexe – à certains moments Ernst Weiss semble avoir véritablement haï Kafka – naquit entre eux, qui dura jusqu’à la mort de Kafka, et son nom apparaît assez fréquemment dans son Journal et sa Correspondance. Si Kafka ne cache pas son admiration, parfois critique, pour les romans de Weiss, il se sent heurté par sa vision du monde :
» Le monde est vaincu et nous avons assisté à sa défaite en témoins les yeux ouverts « , note-t-il, de manière prémonitoire, dans son Journal (9 décembre 1913) à propos de Galeere . L’étrangeté de leur relation tient sans doute à une certaine proximité de leur nature. Êtres torturés et angoissés, dévorés par un intense sentiment de culpabilité, ne cessant de s’interroger sur leurs images – thème qui tourne à l’obsession chez Weiss, à travers le personnage du » témoin oculaire » – ils devaient être assez intimes pour que Kafka lui ait confié ses conflits affectifs les plus personnels. Il demanda à Weiss d’intercéder en sa faveur auprès de sa fiancée Félicia Bauer à Berlin : il en naquit une antipathie réciproque. Lorsque Kafka se rendit à Berlin, que Félicia et sa soeur le firent comparaître devant leur tribunal privé (à l’Askanischen Hof, le 12 juillet 1914), explication douloureuse qui devait inspirer en partie le thème du Procès, ce fut aussi Ernst Weiss qui joua le rôle de l’avocat de Kafka. Après la rupture des fiançailles, Kafka et Weiss entreprendront un cours voyage à Marielyst, au Danemark, en juillet 1914.
Un mois après le séjour de Weiss et de Kafka au Danemark, éclatait la guerre de 1914. Il revint en Autriche et fut affecté comme médecin au front et dans des hôpitaux de campagne. Après l’armistice, il songera à vivre uniquement comme écrivain indépendant. Der Kampf parut en 1916, suivi d’un autre roman plus étonnant encore Tiere im Ketten (1918) et de Mensch gegen Mensch qui évoque l’atrocité de la guerre. Son succès au théâtre fut inégal : son drame Tanja, dans lequel jouait sa compagne Rahel Sanzara et auquel assista Kafka, fut applaudi à Prague en Octobre 1919, mais non à Vienne. Après un séjour à Munich, il travailla à nouveau comme médecin, à Prague, avant de revenir à Berlin au printemps 1921. La même année paraissait son recueil de nouvelles Stern der Dämonen (l’Etoile des Démons).
C’est aussi ensemble qu’ils corrigeront les épreuves du second roman de Weiss, Der Kampf. Kafka et Weiss se retrouveront encore à Berlin en 1923. De multiples liens littéraires les unissaient – les éditions Kurt Wolff en particulier – et il n’est pas étonnant qu’à l’époque, tous deux aient été qualifiés (à tort) de » prosateurs expressionnistes « . Ce fut sans doute Ernst Weiss qui représenta le principal lien entre Kafka et l’édition d’avant-garde Die Schmiede . Si leur amitié ne fut pas sans heurts – la nervosité de Weiss semblait par moments angoisser Kafka ! – celui-ci le recommanda encore chaleureusement au critique zurichois Carl Seelig, à l’automne 1923, qualifiant ses romans de » parfois doués d’une force inconcevable, bien que difficilement accessibles. «
Les premières années de la République de Weimar allaient être les plus productives de son existence. D’une santé fragile – aussi bien physique que psychologique – il publie au moins une oeuvre par an, vit pauvrement dans une mansarde, tout en fréquentant les plus grands écrivains de sa génération. Il est lié aux représentants de l’expressionnisme, à Kafka, mais aussi à Alfred Döblin, Albert Ehrenstein, Rudolf Leonhard. Prodigieusement instable, il change perpétuellement de domicile comme de compagne, semble aussi à l’aise dans les salons les plus huppés qu’au sein de groupes de discussion sur les rapports entre la littérature et la politique, qui réunissent Brecht, J.-R. Becher et Kurt Tucholsky. Sa seconde pièce Olympia a été montée en 1923, au Théâtre Renaissance, avec certains des plus grands acteurs allemands, dont Heinrich George, interprète du contremaître dans Metropolis de Fritz Lang. Comme Brecht, il sera défendu par Herbert Jhering contre Alfred Kerr, l’autre grand critique de théâtre berlinois, et se fit aussi connaître par toute une série d’articles.
Il est difficile de le rattacher à un quelconque courant littéraire. Si ses recueils de poèmes l’apparentent assurément à l’expressionnisme, il s’en éloigne au milieu des années 20 et son style présente beaucoup plus d’affinités avec la Nouvelle Objectivité. En même temps, son oeuvre conserve la même unité thématique. Ce qui semble l’attirer par dessus tout, c’est la description d’états de conscience, de situations limites où l’unité de la personne, la raison, la morale semble s’effondrer, thème admirablement évoqué par Alfred Döblin dans l’Assassinat d’une renoncule . Seulement ce qui, chez Döblin, apparaît d’emblée comme une fiction – à moins qu’il s’agisse d’un délire, inspiré des études qu’avait faites Döblin sur le syndrome de Korsakov – devient chez Weiss une angoissante réalité. S’ il a gardé de sa période expressionniste, une nostalgie pour la rédemption et la réconciliation, une large partie de son oeuvre évoque les ramifications du mal dans la conscience, la vie obscure des désirs, l’impulsion brutale qui pousse au crime ou à la folie. Ce thème du criminel – qui se confond parfois avec celui du médecin – apparaît nettement dans deux romans Der Fall Vulkobrankovics (1924) et Männer in der Nacht (1925). Il constituera peu à peu le coeur de son oeuvre. En même temps, Weiss allait abandonner le plan du récit objectif pour inaugurer ce style du roman à la première personne (Ich-Roman) qu’il a su élever jusqu’au fantastique. Si Boëtius von Orlamünde (1928) – qui n’est pas sans évoquer Les désarrois de l’élève Törless de Robert Musil – est le premier exemple de ce style pseudo-autobiographique, Ernst Weiss ne cessera de l’enrichir à travers son surprenant récit Georg Letham, Artz und Mörder (Georg Letham, médecin et meurtrier) ( 1931) où culmine cette étrange polarité de son inspiration, mais aussi dans Der Verführer (1938) et Le témoin oculaire, dernière oeuvre d’Ernst Weiss, écrite en exil, publiée seulement en 1963.
Bien qu’il ait été attentif aux événements qui annonçaient la fin de la démocratie en Allemagne, la rapidité et l’efficacité de la terreur nazie le surprirent. Comme la plupart des écrivains de sa génération, il n’avait guère songé à l’exil. Ce fut l’incendie du Reichstag qui le chassa hors d’Allemagne. Il se réfugia d’abord à Prague où il demeura jusqu’en 1934, puis à Paris où il termina son roman Der Gefängnisartz oder Die Vaterlosen . Mais il lui devenait de plus en plus difficile d’éditer ses oeuvres. Der arme Verschwender (dédié à Stefan Zweig) parut au Querido Verlag, l’un des plus célèbres éditeurs d’exilés en Hollande. Citoyen tchèque, il put revenir à Berlin en 1935. Sa compagne, l’actrice Rahel Sanzara devait y mourir en 1936. De plus en plus nerveusement ébranlé, Weiss vivra une existence à la dérive, dans le plus grand isolement, travaillant avec acharnement, en particulier à son roman Der Verführer, dédié à l’un des écrivains qu’il admirait le plus, Thomas Mann, et qui évoque, à travers la relation traumatisante qui lie le père et le fils, une adolescence mythique. Tout au long de ses années d’exil, Weiss collabora à la presse de l’émigration (Mass und Wert, Die Zukunft, Das Wort, Pariser Tageszeitung ). Sa situation était devenue très précaire et il ne pouvait payer sa chambre d’hôtel que grâce aux allocations versées par les comités d’aide aux exilés, en particulier l’American Guild for German Culture , et au soutien financier de Stefan Zweig et Thomas Mann, qui firent preuve à son égard d’une grande générosité. C’est dans cette situation que naquit Le témoin oculaire, que Hermann Kesten parvint à faire publier chez l’éditeur bavarois Kreisselmeier. L’étrangeté du roman, son inquiétante beauté, furent à l’origine de la lente redécouverte de son oeuvre.
On sait peu de choses certaines sur les derniers mois de la vie d’Ernst Weiss. S’il mit fin à ses jours, c’est sans doute à la fois par peur d’être arrêté et ramené en Allemagne et parce que son désespoir avait atteint son extrême limite. De plus, il était atteint d’un cancer.
II
Tout aussi difficile à préciser est son rapport à la politique. Certains historiens de l’Exilliteratur le considèrent comme un « militant antifasciste », partisan du Front Populaire (Volksfront), créé à Paris, en grande partie grâce aux efforts de Heinrich Mann. Beaucoup de témoignages d’écrivains qui le fréquentèrent évoquent au contraire son peu d’intérêt pour l’engagement politique – même s’il fut lié avec Brecht, Becher, Tucholsky – ou sa nostalgie de la monarchie des Habsbourgs, si chère à Joseph Roth. Dans sa jeunesse, il n’a appartenu à aucune tendance politique et ne semble même pas avoir partagé les sympathies anarchistes de Kafka. Les écrivains qu’il admira le plus étaient Hermann Hesse, Martin Buber, Thomas Mann, Stefan Zweig, Arthur Schnitzler qui ne comptaient pas, à l’époque, parmi les plus engagés. Sa trajectoire est en fait assez caractéristique de beaucoup d’écrivains issus de la bourgeoisie juive de l’Empire, marqués à la fois par la guerre et l’avènement du national-socialisme.
En 1914, Ernst Weiss, s’il n’était guère un militant pacifiste au sens ou le seront Ernst Toller et un certain nombre de représentants de l’expressionnisme, fut profondément marqué par le traumatisme du front. Toute son oeuvre Mensch gegen mensch (Homme contre homme) en porte la marque et ce n’est pas sans raison qu’on a pu comparer son roman au best-seller d’Erich Maria Remarque, A l’Ouest, rien de nouveau. On y trouve étroitement unis, comme dans ses poèmes ultérieurs, une immense pitié, la révolte contre le système qui a permis un tel massacre et un doute pessimiste dans la providence divine. S’il critiqua d’un esprit acerbe la politique allemande expansionniste, la révolution d’Octobre l’a peu marqué, même si elle constitue le décor de son drame Tanja (1919). Ehrenstein rapporte que les drapeaux rouges de la mise en scène de Prague furent changés à Vienne…en drapeaux blancs. S’il dut quitter Munich après l’écrasement de la République des Conseils de Bavière, ce n’est pas qu’il fut le moins du monde proche d’Ernst Toller ou d’Erich Muhsam, mais seulement titulaire d’un passeport étranger. Au cours des douze années qu’il passa à Berlin, il fut lié, selon Herman Kazak, au Groupe 1925 qui comptait des écrivains progressistes et communistes. Rien n’indique qu’il y ait joué un rôle actif.
Le destin d’Ernst Weiss en exil est tout aussi étrange. On ne peut nier qu’il ait été en contact étroit avec certains exilés les plus politisés. Il se lia étroitement à l’écrivain communiste Willi Bredel, réfugié à Prague après la libération d’un camp de concentration. C’est là que Weiss acheva son roman Der Gefängnisartz oder die Vaterlosen, commencé en 1928. Lui-même le nommera un « roman contre les fascistes ». Il est indéniable que cette oeuvre est une évocation étonnante des années les plus dures de l’inflation allemande et des troubles politiques qui les ont marquées. Rien n’y manque : la montée du national-socialisme, les meurtres des communistes, les combats de rues, les souvenirs des assassins de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg. Et c’est ici le médecin des prisons qui joue le rôle de « témoin oculaire ». Même s’il se veut objectif, il est évident que Weiss ne cache pas sa haine des nazis et sa sympathie pour la gauche allemande. Dès lors, on pourrait s’attendre à ce qu’au cours de son exil à Paris, il se liât étroitement avec les autres émigrés. Or, s’il les fréquente, il ne semble pas décidé à appartenir à un groupe. Son rapport avec Joseph Roth, Leopold Schwarzschild, Walter Mehring, Willi Bredel, Anna Seghers se limite à des liens d’amitié. Il participa néanmoins aux réunions de l’association d’écrivains exilés, le Schutzverband Deutscher Schriftsteller et y prit la parole. Il semble avoir été assez proche de Heinrich Mann et de ses positions politiques. Sympathisant socialiste, Ernst Weiss se lia aussi à Paris avec un certain nombre d’écrivains communistes. Lorsque Bredel reviendra de la guerre d’Espagne où il combattit dans les Brigades Internationales, il discutera assez activement avec Ernst Weiss du marxisme et de l’URSS. C’est sans doute par l’intermédiaire de Bredel qu’il fut amené à écrire dans la revue du front populaire antifasciste, paraissant à Moscou, Das Wort . Mais il était profondément éloigné des positions communistes – se qualifiant même dans une lettre à Stefan Zweig (17 octobre 1936) d’ » anticommuniste et au fond du coeur, de » Vieil Autrichien « . Néanmoins, il sera vivement soutenu par les communistes exilés et J.R. Becher s’efforcera de faire traduire ses romans en russe. Weiss reconnaîtra que cette fréquentation des exilés communistes et sa collaboration à Wort l’avaient amené à entrevoir des domaines, des possibilités qui lui étaient inconnus. Aussi sera-t-il ébranlé par la fin de la parution de la revue – ordonnée par Staline – y voyant, non sans raison, le signe d’un effondrement des tentatives de » front populaire spirituel » des exilés. Dans sa correspondance, il évoque la nécessité d’une lutte contre Hitler, lutte qui ne peut s’accomplir qu’à travers des guerres et des révolutions. Mais lui-même semblait beaucoup trop pessimiste pour croire réellement à une action historique. : si l’avènement de Hitler au pouvoir signifiait l’apocalypse pour l’Allemagne et l’Europe toute entière, seule une violence encore plus forte en marquerait l’anéantissement. Et si Ernst Weiss a mérité le titre d’écrivain antifasciste, c’est avant tout par son étonnant Témoin oculaire.
Jean-Michel PALMIER
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