Article paru dans Le Magazine Littéraire N° 337 de Novembre 1995
Hannah Arendt et Walter Benjamin.
Hannah Arendt vénérait Walter Benjamin, dont la notoriété était encore mince à l’époque. Elle lui consacra un célèbre essai. Mais l’histoire de leurs rencontres reste fort obscure. Enquête.
Publié pour la première fois dans sa version allemande en 1971, le célèbre essai de Hannah Arendt sur Walter Benjamin, repris ensuite dans ses Vies politiques (1), à côté d’autres textes consacrés à des figures aussi différentes que Rosa Luxemburg, Karl Jaspers, Hermann Broch, Bertolt Brecht ou Martin Heidegger, frappe à plus d’un titre. A une époque où l’oeuvre de Benjamin était loin de connaître l’audience dont elle bénéficie aujourd’hui, ne touchait qu’un public limité, à travers une compréhension largement déterminée par les interprétations canoniques de Theodor Adorno et de Gershom Scholem, ses éditeurs, mais aussi les prises de position « radicales » de l’extrême gauche étudiante, dans la revue Alternative, il s’agissait d’une lecture qui revendiquait un ton essentiellement personnel.
D’emblée, elle le situait au-delà des polémiques concernant son évolution politique – coeur des conflits entre Adorno et la célèbre revue Alternative- pour le rapprocher de Kafka et de Proust. Se gardant bien de critiquer les positions défendues par Adorno et Gershom Scholem, elle proposait d’aborder son oeuvre à partir de son existence d’intellectuel marginal, sans cesse confronté à une invraisemblable malchance. L’importance qu’elle donne à cette figure du » Petit Bossu « , qui apparaît à la fin d’Enfance berlinoise, devenait le fil conducteur de sa vie. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce portrait de Benjamin est nourri d’une connaissance on ne peut plus minutieuse de ses écrits, de sa correspondance, des faits intimes de sa vie. L’habileté de sa méthode réside dans sa négativité. A une époque où il était tentant de présenter Benjamin comme un philosophe du langage, imprégné de judaïsme, égaré dans le marxisme, un théoricien marxiste proche de l’Ecole de Francfort, qui lui aurait révélé les insuffisances de sa méthode dialectique, un esthéticien matérialiste, apocalyptique et radical, frère de Brecht, Hannah Arendt insiste sur le côté inclassable du personnage, attiré à la fois par le communisme et la théologie, la littérature et la critique, le romantisme et le marxisme. Son » matérialisme » lui semble étranger aux grandes constructions classiques : il réside dans son intérêt pour la facilité des choses, sa lecture micrologique du réel. Ce qui semble toucher Hannah Arendt dans Benjamin, c’est sa prodigieuse curiosité intellectuelle, son destin de marginal par rapport aux catégories classiques, sa situation entre les extrêmes, entre les cultures. Par là, il incarne à ses yeux non seulement tout le tragique du destin de l’ intelligentsia juive allemande mais aussi l’une des figures les plus étranges de sa symbiose.
Rien ne serait plus faux que de croire qu’une telle lecture soit en même temps totalement neutre, objective, même si elle multiplie les références et les citations. Elle tient à distance les deux thèmes principaux d’affrontement, le judaïsme et le marxisme, s’interroge sur ses rapports avec Brecht et Adorno, tente un rapprochement avec Heidegger – dernier et non moins tragique avatar de certaines exégèses benjaminiennes actuelles. Les notations sur ses gestes, son port de tête, sa façon de marcher ou d’écouter montrent bien qu’au-delà de la connaissance des textes, il exista entre eux des liens personnels, sur lesquels elle ne dit rien. Le lecteur qui serait tenté de se reporter à une biographie quelconque de Benjamin pour connaître l’histoire de leur dialogue sera vite déçu : le nom de Hannah Arendt n’y figure le plus souvent qu’à partir de cet essai. Seul Scholem mentionne leurs entretiens, à Paris, durant les années d’exil, dans l’ouvrage qu’il a consacré à Benjamin (2). Toute tentative de retracer de manière exhaustive ce lien de Hannah Arendt à Benjamin semble vouée à l’échec. Il n’en est que plus passionnant car il faut le reconstituer, à la manière de ces histoires de détectives, que Benjamin et Brecht affectionnaient tant.
Le 25 août 1935, Gershom Scholem écrivait à Benjamin de Palestine qu’il avait eu la surprise de recevoir, quelques semaines auparavant, la visite de la femme de son cousin, Hannah Arendt. Il mentionne seulement qu’elle s’occupait à Paris d’envoyer des enfants en Palestine, qu’elle ne devait pas être en relation étroite avec Benjamin, dont elle ne transmit aucun salut. Scholem mentionne en passant qu’elle avait été une « élève brillante » (Glanzschülerin) (3) de Heidegger. Hannah Arendt avait effectivement épousé en premières noces Günther Stern, dont la mère, la psychologue Clara Stern, qui fréquenta le séminaire de Heidegger à Marbourg, s’était lié avec un étudiant sioniste Hans Jonas. C’est au séminaire de Heidegger, à l’automne 1924, qu’ils s’étaient connus et elle rencontra l’année suivante, par l’intermédiaire de Hans Jonas, Günther Stern qui venait de terminer sa thèse avec Husserl. Elle l’épousa six ans plus tard, après l’avoir retrouvé à Berlin, où ils vécurent à partir de 1929. Scholem ne devait faire la connaissance de Günther Stern et de Hannah Arendt qu’en septembre ou octobre 1932, par l’intermédiaire de l’ancienne femme de Benjamin, Dora. Ce fut Günther Stern qui communiqua à Brecht, en août 1941, le manuscrit de ses Thèses sur la philosophie de l’histoire. Scholem reverra Hannah Arendt, à Paris, en août 1938. Elle vivait alors avec Heinrich Blücher, expert en questions militaires, qui avait appartenu à l’appareil du parti communiste allemand, avant d’adopter des positions franchement anticommunistes, ce qui ne pouvait que ravir Scholem profondément traumatisé par l’évolution politique de Benjamin, son amitié enthousiaste avec Brecht, sa sympathie critique pour l’Union soviétique.
Les circonstances de la première rencontre entre Hannah Arendt et Benjamin sont difficiles à établir avec certitude. Mais, dès la fin des années 20, d’innombrables fils semblent tisser une toile qui rendait – outre le hasard du mariage avec ce lointain cousin – leur rencontre presque inéluctable, par suite d’une série de coïncidences et de hasards insolites. Que l’on juge plutôt. Avant de retrouver Günther Stern à Berlin, au cours d’un bal masqué, Hannah Arendt s’était éloignée de Heidegger pour suivre les cours de Jaspers. A Marbourg, elle avait découvert, grâce à une amie, les écrits de Rahel Varnhagen (1771- 1883), figure tragique du romantisme allemand, celle d’une jeune femme juive, déchirée entre son identité et l’assimilation, qui réunit au tournant du XIX ème siècle, dans son salon, toutes les figures du romantisme allemand, des frères Schlegel à Goethe lui-même, en passant par les frères Humboldt, Schleiermacher et Heine. Hannah Arendt, on le comprend aisément, ne cessera de s’affronter à cette figure, dans une identification douloureuse. Elle retrouvait en elle la même solitude. La question de la symbiose judéo-allemande était un thème constant de discussion entre Benjamin et Scholem et, à l’époque où Benjamin rédigea sa thèse sur le Drame baroque allemand, avec F.C. Rang. Au cours de son séjour à Heidelberg, elle se lia avec Benno Georg Leopold von Wiese, spécialiste de Friedrich Schlegel qui, pour Benjamin, demeurera toujours, avec sa revue Athenaum, le fondateur en Allemagne de la critique littéraire à laquelle il consacra sa thèse. Wiese était un élève du célèbre germaniste issu du cercle de Stefan George, Friedrich Gundolf, auteur, entre autres, d’une monumentale biographie de Goethe contre laquelle s’insurgea Benjamin dans son essai sur les Affinités électives. Hannah Arendt elle-même suivit les cours de Gundolf, d’origine juive lui aussi et qui fit passer sa thèse à un jeune étudiant, Joseph Goebbels, qui fera plus tard brûler ses livres. C’est à cette époque que Hannah Arendt songea à écrire une biographie de Rahel Varnhagen. Au cours de ces années, elle se lia aussi avec Kurt Blumenfeld, intellectuel sioniste, qui publia, en 1912, dans la revue d’Avenarius, ami de Nietzsche, Kunstwart, le célèbre texte Le Parnasse judéo-allemand qui provoqua, après la réplique de Moritz Goldstein, la plus grande interrogation, sur la place des juifs dans la culture allemande, jusqu’au début des années 20. Benjamin se sentit éminemment concerné par cette polémique.
Quatre ans après l’échec de l’habilitation de Benjamin à l’ université de Francfort, Günther Stern voulut présenter la sienne, dans le domaine de la théorie musicale, et fit part de son projet à deux universitaires, Theodor Adorno et Max Horkheimer. Les déboires qu’il connut furent sans doute à l’origine de l’inimitié que ressentit Hannah Arendt à leur égard et qui ne sera pas sans influence sur sa compréhension ultérieure de Benjamin. Günther Stern se lia alors avec Brecht et travailla comme critique littéraire sous le nom de Günther Anders. Tandis qu’il se rapprochait des milieux communistes, Hannah Arendt fréquentait plutôt les intellectuels sionistes et collabora, jusqu’en 1933, à leurs organisations.
Il est certain qu’à cette époque, elle avait déjà fait la connaissance de Benjamin puisque Scholem dès septembre-octobre 1932 mentionne qu’il représentait pour elle « une autorité intellectuelle importante » (4). Mais dans la biographie de Hannah Arendt, Elisabeth Young-Bruehl, affirme qu’elle déclara l’avoir rencontré « sans lier connaissance avant l’exil » (5). Elle quitta l’Allemagne après l’incendie du Reichstag et, après un séjour à Prague, se fixa à Paris. Elle se consacra pendant plusieurs années à l’aide apportée par des organismes juifs aux réfugiés qui voulaient émigrer en Palestine. C’est à Paris, par l’intermédiaire de Günther Stern, dont elle divorcera en 1937, qu’elle fit la connaissance de Brecht, d’Arnold Zweig et qu’elle revit Benjamin. Elle aurait même assisté à sa conférence L’auteur comme producteur, prononcée en 1934 à l’Institut pour l’étude du fascisme. Témoignage capital, s’il est exact, car il est à peu près unique. La conférence de Benjamin, dont la date indiquée dans ses oeuvres est visiblement fausse – une autre lettre à Adorno précise qu’il ne l’avait pas encore terminée – est ignorée par Manès Sperber et Arthur Koestler, très actifs au sein de cet Institut. Ce qui est certain, c’est que Benjamin comme Hannah Arendt fréquentaient à Paris les mêmes milieux, celui des réfugiés antinazis, des personnalités comme Alexandre Kojève et R. Aron, lié avec Adorno et Horkheimer. Il semble que leurs relations se soient ensuite intensifiées, que Hannah Arendt ait participé à des groupes de discussion qui se tenaient chez Benjamin, en compagnie de son futur mari Heinrich Blücher, qui lui fera prendre connaissance de la littérature marxiste. Heinrich Blücher était, de plus, lié dès les années berlinoises avec Fritz Fränkel, psychanalyste adlérien, ami de Benjamin. Elle travailla ensuite à l’Aliyah, association qui s’occupait d’envoyer de jeunes réfugiés juifs en Palestine. D’ où les rencontres , à Jérusalem, avec Scholem.
A partir de 1936, Blücher perdit toute foi dans le communisme. Les souvenirs de Scholem, comme les lettres de Benjamin, donnent quelques indications sur ces années d’exil à Paris. Aucun accord politique n’était possible entre les thèses développées désormais par Hannah Arendt et Blücher et l’attachement de Benjamin au marxisme. L’étude à laquelle elle travaillait depuis si longtemps, sa biographie de Rahel Varnhagen, semble par contre avoir exercé sur Benjamin une véritable fascination. C’est ce dont témoignent les nombreuses références qu’il fait à cette figure romantique dans sa correspondance et le jugement très positif qu’il formule, dans sa lettre à Scholem, du 20 février 1939 à propos du manuscrit de Hannah Arendt : » Ce livre m’a fait une forte impression. Il nage par brasses puissantes à contre-courant d’une judaïstique édifiante et apologétique » (6). En janvier 1940, Benjamin songeait encore à prendre des cours d’anglais en compagnie de Hannah Arendt et de Blücher (lettre à G. Scholem du 11.1.1940). En dépit de leurs divergences politiques, les lettres de Benjamin attestent qu’ils entretenaient les rapports les plus cordiaux. Ils discutèrent ensemble, au cours de l’hiver 1939-1940, du grand travail de Scholem sur la mystique juive. Jusqu’à son suicide, elle tentera de lui venir en aide.
Consciente du génie de Benjamin, Arendt a été l’une des premières à empêcher que son oeuvre soit ensevelie dans l’oubli.
En septembre 1940, il la reverra encore à Marseille et lui fera part de ses intentions de suicide. Benjamin confia à Hannah Arendt et Heinrich Blücher des manuscrits, parmi lesquels ses Thèses sur la philosophie de l’histoire, pour qu’ils les remettent à Adorno et Horkheimer, à New York. C’est Hannah Arendt, qui avertira Scholem, le 8 novembre, qu’il s’était donné la mort. Plusieurs mois plus tard, elle se rendit à Port-Bou, à la frontière espagnole, dans ce petit cimetière, face à la mer, où il était enterré. » C’est à coup sûr l’un des endroits les plus fantastiques et les plus beaux que j’ai vus de ma vie « , écrira-t-elle à Gershom Scholem. Mais il n’y avait aucune indication de la tombe de Benjamin, celle que l’on montrera plus tard aux visiteurs était « une pure fabrication des gardiens du cimetière » .
Consciente du génie de Benjamin, de l’originalité de ses intuitions philosophiques, de ses positions théoriques, il semble qu’elle ait été l’une des premières a tenter d’empêcher que son oeuvre soit ensevelie dans l’oubli. Le récit que fait sa biographe Elisabeth Young-Bruehl, et qui repose sans doute sur des témoignages de ses proches, de ses rapports avec Adorno, de son lien à Benjamin, doit être lu avec un esprit critique. L’hostilité profonde qu’ elle vouait aux membres de l’Institut de Francfort ne la rend pas toujours objective. Elle simplifie considérablement la richesse de leurs rapports, ne semble pas comprendre que les conflits théoriques qui opposaient Benjamin et Adorno furent un stimulant permanent dans la production de Benjamin. Le rapprochement qu’elle tente dans son essai sur Benjamin, de sa philosophie du langage avec celle de Heidegger, rapprochement qui repose sur des analogies superficielles et dénué de tout fondement, illustre aussi son désir de restreindre le lien de Benjamin au marxisme. Voulant unir deux figures qui ont marqué son itinéraire et sa vie, Hannah Arendt ignore volontairement le fait que Benjamin avait fait le projet, avec Brecht, de critiquer Heidegger et qu’il affirmait préférer encore les oeuvres de G. Plekhanov ou de F. Mehring à celles de l’auteur d’Etre et Temps. En 1968, Hannah Arendt publiera l’édition anglaise d’Illuminations, anthologie de textes de Benjamin. Elle travaillait à un second volume, Réflections, au moment de sa mort en 1975. Si ses rapports avec Adorno furent toujours tendus, son amitié avec Scholem traversa une grave crise avec la publication d‘Eichmann à Jérusalem. Scholem désapprouva les thèses du livre, y déplorant un manque de coeur et beaucoup de simplification, comme le montre leur échange de lettres repris dans l’ouvrage de Scholem, Fidélité et Utopie (7) .
Ce qui demeure fascinant, énigmatique, dans cette rencontre de Hannah Arendt et de Walter Benjamin, c’est qu’issus d’un même milieu intellectuel, oeuvrant dans le même horizon culturel, ancrés dans la même origine, ils en tirèrent des visions théoriques et des lignes de vies opposées. Rahel Varnaghen, la romantique d’origine juive, passionnée par la culture allemande où elle rêvait de s’insérer, incarnait, de façon emblématique cette « tête de Janus » sur laquelle Benjamin a écrit d’admirables lignes et qui reflétait leur situation douloureuse à tous deux. Étrangère au messianisme apocalyptique de Benjamin, elle fut elle-même déchirée entre la foi dans l’idée d’une révolution et les idéaux sionistes. Et les propos presqu’agressifs qu’elle adressait à Scholem dans sa lettre du 24 juillet 1963 ont presque valeur de confession : » Je ne suis pas de ces « intellectuels issus de la gauche allemande ». Vous pouviez l’ignorer, puisque nous ne nous sommes pas connus dans notre jeunesse. C’est un fait dont je ne suis pas particulièrement fière et sur lequel j’ éprouve quelque répugnance à insister, spécialement depuis que ce pays est entré dans l’époque du maccarthysme. Je n’ai pris conscience que bien tard de l’importance de Marx, parce que je ne m’intéressais dans ma jeunesse ni à l’histoire ni à la politique. S’il faut que « je sois venue de quelque part », c’est de la tradition philosophique allemande » (8). Si on ne trouve, dans sa philosophie de l’histoire, aucune de ces échardes du « messianique » chères à Benjamin, c’est qu’après la déception suscitée par l’Union soviétique et l’horreur d’Auschwitz, il ne restait place qu’à un réalisme désabusé. L’histoire ne trouvait plus son allégorie que dans la nouvelle de Kafka: La colonie pénitentiaire.
L’Ange de Benjamin n’en finissait plus de pleurer sur les ruines.
Jean-Michel PALMIER
(1) ED. Gallimard, 1974.
(2) Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, éd. Calmann-Lévy, 1981.
(3) Walter Benjamin/ Gershom Scholem Briefwechsel. Suhrkamp, 1980.
(4) Op, cit, p.213.
(5) Hannah Arendt, éd. Anthropos, 1986, p. 148.
(6) Correspondance vol.2. 1929-1940, éd. Aubier, 1979.
(7) Ed. Calmann-Lévy, 1978, pp. 213 et sq.
(8) Ibid. p.222.
Un extrait de : Walter Benjamin – Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu de Jean-Michel PALMIER – Klincksieck – 2006 -
Le passage des Pyrénées : suicide et épilogue
Les derniers mois de la vie de Benjamin ne se laissent reconstituer qu’à partir de témoignages rarissimes. Fuyant l’arrivée des armées allemandes, il parvint à gagner Marseille, espérant y trouver le visa qui lui permettrait de gagner l’Amérique. Il était menacé par les rafles continuelles de la police qui arrêtait toute personne en situation irrégulière. Nombre d’émigrés se trouvèrent ainsi emprisonnés ou refoulés hors de la « zone libre ». Benjamin dut vivre à Marseille, comme les personnages du roman d’ Anna Seghers, Transit, le plus souvent dans la clandestinité.
Pour tous ceux qui ne pouvaient obtenir l’autorisation de sortie de France, le visa de transit vers l’Espagne, délivré à Marseille, n’était d’aucune utilité, il ne restait comme ultime chance que la fuite par les Pyrénées.
Selon Lisa Fittko (442), Benjamin tenta vainement une première fois de quitter la France en compagnie de Fritz Fraenkel en s’embarquant sur un cargo…déguisé en matelot et serrant contre lui ses manuscrits (443). Il rencontra Lisa Fittko le 25 septembre 1940 à Banyuls, dernière ville avant la frontière. Elle-même échappée du camp de Gurs, près de Toulouse, avait déjà réussi à conduire plus d’une centaine d’émigrés en Espagne, par le « chemin des crêtes » et grâce à la complicité du maire. Benjamin, avec la politesse un peu cérémonieuse qui lui était habituelle, lui demanda si elle pouvait l’aider à quitter la France avec quelques autres personnes.(444) Benjamin était prêt à suivre ses directives mais l’avertit qu’il souffrait d’une maladie de coeur et ne pouvait marcher que lentement. De plus, il refusait de se départir d’une serviette noire contenant des manuscrits, affirmant qu’ils comptaient plus que sa propre personne. Ils partirent ensemble reconnaître l’itinéraire qu’ils devaient emprunter le lendemain. Il était si épuisé qu’il préféra passer la nuit dans la montagne.
Le lendemain, le » vieux Benjamin » comme le nomme affectueusement Lisa Fittko – mais c’était un homme brisé, précocement vieilli – les attendait dans la clairière. Ils gagnèrent le chemin de crêtes, emprunté par les contrebandiers, essayant de ne pas attirer l’attention, de se mêler aux hommes et aux femmes qui partaient travailler dans les vignes. Toutes les dix minutes, il devait s’arrêter visiblement épuisé. Ses compagnons se relayaient pour porter sa lourde serviette, sur ce sentier rocailleux et glissant. Parfois, ils durent le soutenir, sa respiration devenant haletante. Arrivés au sommet, ils contemplèrent la Méditerranée. Le paysage est en cet endroit d’une extrême beauté. De toutes parts on aperçoit des criques de schistes; les roches noires contrastent avec le bleu sombre immobile de la mer, la végétation rabougrie des collines, les vignobles. Au-delà, à la fois étagé et à l’abri des montagnes s’étend le village de Port-Bou, en Espagne. Il ne restait plus qu’à l’atteindre. Benjamin était si faible qu’il s’agenouilla pour boire l’eau croupie d’une mare.
Lisa Fittko quitta le petit groupe au début de l’après-midi. les fugitifs durent se présenter au poste frontière de la gare pour obtenir le visa espagnol. Elle n’apprit que le lendemain l’issue tragique qui les attendait. De nouvelles directives avaient été envoyées de Madrid à la police des frontières. Il était désormais interdit de laisser pénétrer en Espagne des réfugiés démunis de visa de sortie délivrés par la France. Cette mesure, destinée sans doute à décourager les apatrides (445) fut rapidement abrogée. Quelques semaines plus tard le passage aurait été possible. Benjamin était trop épuisé pour faire demi-tour et recommencer une telle expédition. De plus, il craignait d’être livré à la Gestapo. Prévoyant l’issue négative possible de la tentative, il s’était muni de tablettes de morphine qu’il avait montré à Arthur Koestler, à Marseille. Il les absorba le 26 septembre, laissant un mot demandant de ne pas tenter de le sauver (446). Il confia une dernière lettre pour T.W. Adorno à H. Gurland, rédigée en français: » Dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village dans les Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever. » (447) Quand Benjamin fut découvert agonisant, les gens du village firent venir un prêtre pour le veiller (448). Les autres émigrés ne s’y opposèrent pas, ne voulant pas avouer qu’ils étaient juifs. Impressionnés par son suicide, les policiers espagnols permirent au petit groupe de reprendre leur route.
Le caractère effrayant de la fin de Benjamin, l’invraisemblable malchance dont il fut une fois de plus la victime -ultime manifestation du Petit Bossu – ne l’épargna même pas après sa mort. Bien qu’une concession ait été payée pour cinq ans par Hannah Arendt, sa dépouille dut être placée dans la fosse commune et on ignore ce qu’il en advint. Il exista bien au cimetière de Port-Bou une tombe de Benjamin : simple construction destinée aux visiteurs. Il fallut attendre 1979 pour que la municipalité socialiste fasse apposer une dalle à sa mémoire. dans ce magnifique cimetière municipal qui surmonte la mer, constitué de niches horizontales, décorées de fleurs artificielles, on peut voir aujourd’hui sur le premier pallier, le long d’un mur blanc, un rocher de granite perdu dans la verdure, sur lequel est gravée sa célèbre parole, en espagnol et en allemand, » Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie » (449). Quant à ses effets personnels, ils ont disparu (450).
Jean-Michel PALMIER
(442) Cf. L. Fittko, Le chemin des Pyrénées.Nous avons utilisé pour la rédaction de ce chapitre des matériaux recueillis aux cours d’entretiens avec l’auteur. D’origine juive, mariée à un ancien ouvrier berlinois devenu journaliste, elle avait déjà rencontré Benjamin à Paris. Ce fut son mari, Hans, qui conseilla à Benjamin de tenter le passage avec elle, après qu’il l’ait retrouvé à Marseille. Ils avaient été internés dans le même camp.
(443) » Ils étaient trop âgés pour qu’on les prennent pour des matelots. Et même déguisés, ils avaient l’air d’intellectuels juifs allemands. L’époque était tragique, mais l’idée de Benjamin était si invraisemblable qu’elle fit sourire quand même nombre d’émigrés qui ne pouvaient imaginer comment une telle solution leur avait seulement paru possible » (entretien avec Lisa Fittko, 1987).
(444) Le couple Gurland et leur jeune fils ainsi que Grete Freund. En fait deux groupes se rejoignirent lors de ce passage.
(445) Elle coïncidait de plus avec la visite de Von Ribbentrop à Madrid.
(446) Il se suicida à la Fonda de Francia (aujourd’hui Bar-Restaurante Internacional ) où la police avait logé les voyageurs.
(447) <Corr.A-B, 428>
(448) Le récit détaillé de la mort de Walter Benjamin nous a été rapporté par Lisa Fittko, qui le tenait elle-même du fils de Mme Gurland. Henny Gurland épousa Erich Fromm en 1944 et mourut au Mexique en 1952.
(449)
(450) En 1980, le Pr. Abramsky (Londres) rencontra Lisa Fittko en Californie et avertit G. Scholem de leur entretien et de l’existence de cette fameuse serviette noire dont Benjamin ne voulut jamais se séparer. Scholem eut une longue conversation téléphonique avec Lisa Fittko et ils échangèrent plusieurs lettres. Une rencontre fut envisagée à Munich lors de la venue de Scholem à Berlin mais il mourut entre-temps. Max Horkheimer, dès octobre 1940 s’enquit auprès du commissaire principal de Figueras (Gerone) du destin des effets de Benjamin. Le policier franquiste lui fit savoir (30 octobre 1940) qu’ils avaient été déposés au tribunal de Figueras et en donna un descriptif (une montre usagée, six photographies, une radiographie, des lunettes, quelques lettres, des périodiques et un « petit nombre de papiers au contenu inconnu »). Rolf Tiedemann, éditeur des oeuvres de Benjamin, tenta en 1980 de retrouver ces objets et les manuscrits qui les accompagnaient. Tout avait été détruit à l’expiration du délai légal de garde
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