Article paru dans le Magazine Littéraire N° 272 de décembre 1989
Jean-Michel Palmier en 1973
* Retour à Berlin, Jean-Michel Palmier Ed. Payot, 130 F.
Retour à Berlin de Jean-Michel Palmier renoue avec une tradition chère à l’Allemagne des années 20 : la tentation de flâner dans la grande ville, de s’y perdre pour mieux s’y découvrir, l’art de rechercher dans les images quotidiennes, les promesses d’une vision fantastique. Mais le Berlin qu’évoquait Walter Benjamin, Siegfried Kracauer et Franz Hessel – dont Palmier a d’ailleurs récemment préfacé le premier recueil traduit en français, Promenades dans Berlin (éd. P.U.G.) – était une métropole active, une ville frénétique où battait, dans les convulsions politiques, le coeur artistique de l’Europe. Le Berlin qui fascine Palmier aujourd’hui et qu’il évoque à travers tous ses textes, est celui des ruines : immense cadavre mutilé, cimetière illuminé qui porte sur chacun de ses immeubles les cicatrices de l’histoire. Même s’il rencontre à de nombreuses reprises le Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin, ce n’est pas « un morceau de chair berlinoise » qu’il ausculte, mais un corps martyrisé traversé par les ultimes soubresauts de la vie. Hymne à des fleurs fanées, son livre recherche par-delà les flétrissures d’un visage vieilli et méconnaissable le souvenir de son ancienne beauté et l’émotion que suscite en lui la ville est inséparable de son aspect dévasté.
Depuis vingt ans, l’auteur de Berliner Requiem (éd. Galilée, 1976) a noué avec cette ville, une relation étrange faite d’amour, de nostalgie et de tristesse. C’est en contemplant ses ruines, ses murailles grêlées d’éclats d’obus, ses cariatides effondrées, ses statues mutilées que le désir de comprendre cette époque est né en lui. reprenant la technique du montage, de l’oeil-caméra de Christopher Isherwood, la moitié au moins des fragments qui composent son livre sont des portraits d’une ville martyrisée à travers les détails de son architecture, de ses rues, de ses quartiers. Ecrits au hasard des errances dans Berlin, ces instantanés projettent sur le quotidien un éclairage fantastique. Wedding, Kreusberg, les anciens quartiers prolétariens de Berlin sont évoqués aussi bien à travers les traces de leur passé que de leur misère actuelle. A la froideur des arrières-cours, à la tristesse des vieilles façades lépreuses s’ajoutent les dévastations de la guerre<. Une église effondrée, l'ancien porche de la gare Anhalter, qui subsiste dans un terrain vague, des statues brisées et recouvertes par les herbes, tout comme les immeubles bombardés de la Friedrichstrasse, semblent reprendre vie lorsque s'y projette son étrange fascination pour les paysages de ruines. Comme une caméra - celle de Ruttmann ou de Vertov ? - il enregistre l'improbable détail : les conversations de vagabonds sur un banc, l'odeur d'une gare, la brume et les roseaux du lac où se suicida Kleist. Cette ville, il semble la connaître par coeur même s'il la reconstruit comme dans un rêve et peu de ses aspects lui échappent. Qu'il évoque le marché de Noël à Berlin-Est, la tombe de Gottfried Benn - à qui le livre est dédié - la nouvelle "Alexanderplatz" ou le vieil Aschinger, sa vision est pétrie de réminiscences littéraires et artistiques. On croirait par moment qu'il a vécu ces années 20 -30 dont il a retracé l'histoire. Pour Palmier, histoire et mémoire paraissent indissociables.
L’étrange construction du livre tient au mélange du présent et du passé, à sa capacité d’évoquer chaque lieu – une rue, un théâtre, un immeuble – lorsqu’il était vivant alors qu’il n’en reste qu’un monceau de ruines. Rédigés au cours d’une quinzaine d’années, ces textes évoquent d’ailleurs des aspects de la ville qui ont depuis disparu. Les personnages qui traversent ces visions d’apocalypse sont des survivants de l’époque – mendiants ou artistes – mais lorsque se mêlent si étroitement le réel et l’irréel, il devient quasiment impossible de faire la part entre ce que Palmier décrit de la ville avec une précision d’anatomiste et ce qu’il y projette, lui et sa mémoire. Les mannequins brisés qu’il fait revivre ne sont pas de simples mannequins de cire : on y reconnaît le visage de Goebbels sous les traits de ce nain au pied bot. Et comme les images qu’il a retenues de la ville sont autant d’images de rêves, leur juxtaposition crée une atmosphère très particulière qui finit par colorer notre propre regard. Images pathétiques souvent dérisoires, comme cette évocation de la dernière apparition à Berlin de la vieille Zarah Leander, interprète favorite des rengaines de tant de films de l’époque hitlérienne; ou encore la recherche du lieu où Brecht tourna son film Kühle Wampe, aujourd’hui transformé en dancing, fréquenté par la jeunesse de Berlin-Est.
Palmier entretient ainsi un commerce étrange avec les fantômes de l’histoire et les ombres qu’il porte en lui. Son livre apparaît comme l’envers d’un décor, celui qu’il a brossé dans ses ouvrages sur l’expressionnisme, puis l’émigration antinazie, dans Weimar en exil, c’est le journal intime d’une entreprise théorique qui dévoile les liens personnels qu’il a noués avec cette époque qui le fascine. De ce beau livre émergent parfois des images d’une profonde tristesse : une dernière rencontre avec le philosophe Ernst Bloch peu de temps avant sa mort, l’exécution de Marinus van der Lubbe, chômeur hollandais, que les nazis prétendirent être l’incendiaire du Reichstag. Enfin, l’essai sur le film de Wenders Les Ailes du Désir, qui clôt le livre, témoigne d’une rencontre et de la sensibilité complexe d’une génération. Leur « Berlin » est en fait le même : une ville qui accomplit pour toute l’Allemagne le travail de deuil, où le passé reste inoubliable. C’est l’accumulation de blancs et de noirs, de cicatrices et de terrains vagues ou histoire et mémoire se conjuguent pour nous dire l’époque (la nôtre) qui a vu s’effondrer les utopies. Où la beauté d’une trapéziste de cirque donne pourtant envie à un ange de perdre ses ailes pour devenir un simple mortel qui va déraper sur la rugosité des choses le froid, la mort, animé par le désir -aussi – d’être humain.
Le double jeu poétique du livre de Jean-Michel Palmier qui oscille entre l’espoir et la désillusion, les rêves et les ruines, promène le lecteur sidéré dans un paysage étrange où le charme inquiétant de Berlin resurgit, quasiment intact, de ses propres cendres.
Frédéric de Towarnicki
Extrait de la postface de « Retour à Berlin » – Payot -1989 (Première partie)
Les anges, Berlin, les ruines et la mémoire
Variations sur Les Ailes du Désir de Wim Wenders
» Derrière lui le déferlement du passé, des galets
déversés sur ses ailes et sur ses épaules, avec un bruit de
tambours enterrés, pendant que devant lui s’amasse le
futur qui lui appuie sur les yeux, fait sauter ses pupilles
comme une étoile, transforme la parole en bâillon
sonore, l’étouffe avec sa respiration. Un moment encore
on voit battre ses ailes, on entend les cailloux dévaler
devant lui, au-dessus de lui, derrière lui, bruit plus fort
quand s’exaspère son vain mouvement, entrecoupé
quand il ralentit. puis l’instant se referme sur lui : rapi-
-dement recouvert, l’ange malchanceux entre dans son
repos; son vol son regard, son souffle sont de pierre; il
attend l’histoire. Jusqu’à ce que reprenne le frémisse-
-ment de ses coups d’aile, qui se communique en ondes à
la pierre et montre qu’il va s’envoler. »
Heiner MULLER, l’Ange malchanceux
« Lorsque l’enfant était enfant, il marchait les bras
ballants, il voulait que le ruisseau soit une rivière et la
rivière, un fleuve, et que cette flaque d’eau soit la mer.
Lorsque l’enfant était enfant, il ne savait pas qu’il était
enfant. Pour lui, tout avait une âme et toutes les âmes
n’en faisaient qu’une. »
Chanson de l’ange Damiel.
Bruissement d’ailes à travers le temps
» Tu te souviens de la première fois qu’on est venu
ici ? L’histoire n’avait pas encore commencé. On a vu
succéder le jour et la nuit, et on a attendu la suite. Il a
fallu longtemps pour que le fleuve trouve son lit, et que
l’eau stagnante se mette à couler.
Un jour, je m’en souviens encore…. »
En ce temps là, la Spree n’était qu’un ruisseau qui traversait les étendues grisâtres du Brandenburg. De la brume des marécages n’émergeait encore que des étendues sableuses et désertiques, des bosquets de pins et de bouleaux. pourtant les anges étaient déjà là. Ils attendaient la ville, prêts à veiller sur sa naissance comme les contes, à suivre son histoire, à aimer ses habitants et à pleurer sur ses ruines.
Les anges de Wim Wenders sont parmi nous, même si nul ne les voit, sauf les enfants qui y croient encore, parce qu’ils n’ont pas oublié les images des livres et qu’il y a encore en eux un peu d’innocence. Ils nous regardent à chaque instant, même si c’est en noir et blanc. Mais nous avons trop de couleurs pour savoir réellement ce qu’est le temps. Invisibles, éternels et insensibles, ils nous écoutent, avec une pointe de mélancolie, évoquer la joie de lever la tête vers la lumière, de sentir le souffle du vent. Ils prennent les autobus et fréquentent les bibliothèques. Ils recueillent jusqu’à nos pensées les plus sécrètes. Ils veillent sur tous, même s’ils s’attachent plus spécialement à certains, d’un étrange amour qui n’est ni humain ni divin. Et l’un d’entre eux, pour avoir pris cet amour trop au sérieux, en deviendra mortel.
Des anges ? Pourquoi pas des anges ? Le plus étrange c’est qu’ils habitent justement à Berlin, à Berlin-Ouest plus précisément, même si certaines images du film ont été tournées clandestinement à Berlin-Est, Wenders n’ayant pas obtenu l’autorisation officielle d’y effectuer ses prises de vue. Le ministre responsable du cinéma, avec lequel il entretient les meilleures relations du monde, s’étant esclaffé, en hurlant de rire : « Je parie qu’ils vont traverser le mur ! » Assurément la ville n’est pas ici un simple décor. Wenders ne pouvait les imaginer ailleurs, ces anges. Lui-même, évoquant la genèse du film, affirme :
» Jai désiré, j’ai vu luire l’éclair d’un film à et sur
Berlin. Un film dans lequel s’inscrirait une certaine idée
de cette ville depuis la fin de la guerre. Un film qui
ferait apparaître enfin ce qui manque dans tant de films
tournés à Berlin et qui pourtant semble tellement à por-
-tée de vue : des sentiments certes, mais aussi quelque
chose dans l’air, sous les pieds, ce qui distingue si radi-
-calement la vie ici de la vie d’ailleurs dans d’autres
villes. »
Et le miracle, c’est qu’avec des symboles en apparence devenus désuets, et que bien peu oseraient utiliser – ces anges gardiens des prières d’enfants et de l’imagerie sulpicienne – il nous livre une surprenante méditation sur les rapports complexes qui unissent une ville, meurtrie entre toutes, avec sa mémoire et son histoire, faisant de ses ruines et de leurs souvenirs les matériaux poétiques de sa création et une étrange exhortation à vivre. Ce film – le meilleur qu’il ait réalisé sans doute avec l’ Etat des choses - demeure longtemps en nous, comme une musique, après l’effondrement de la dernière image. Car cette oeuvre lyrique, magique, est un véritable poème.
Jean-Michel PALMIER
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