Article paru dans le journal Le Monde le 1er avril 1977
* A LA RECHERCHE DE MON PERE, de Peter Reich. Rêves éclatés. traduit de l’américain par Marianne Véron. Ed. Albin Michel, 271 pages, 62 F.
* PREMIERS ECRITS, de Wilhelm Reich. Traduit de l’allemand par J. Chavy et D. Deisen. Tome I. Ed Payot, 347 pages, 62 F.
Les premiers écrits de Wilhelm Reich, et les souvenirs de son fils Peter, qui partagea le monde étrange de ses dernières années, jettent une lumière contrastée sur un destin fulgurant.
Le livre de Peter Reich, A la recherche de mon père, en dépit d’une présentation souvent artificielle (mélange des lieux et des temps semblant parfois pasticher Faulkner) est un document très émouvant sur les années qui précèdent l’arrestation de Reich et sa mort. Cette période, pour les uns, vit basculer dans le délire l’une des plus grandes intelligences que la psychanalyse ait connues, pour les autres, s’affirmer une oeuvre scientifique d’une portée révolutionnaire. Sur ce point, les Mémoires de son fils permettent de mieux suivre l’évolution de Reich.
A Orgonon, sa grande propriété de l’Etat du Maine, Reich prépare le petit Peter à devenir un « ingénieur du cosmos » et lui donne des grades militaires – lui même s’est nommé général. Leur passe-temps favori est la chasse aux soucoupes volantes – longs cigares à hublots – qu’ils désintègrent sans pitié avec les « brises-nuages » que Reich a inventés. Les mêmes soucoupes volantes sont responsables de la sécheresse des déserts, dont elles puisent l’humidité.
Délire, science-fiction, qui tournent parfois au tragique, comme lorsque les voisins insultent Reich à travers Peter ou que les agents américains détruisent sous ses yeux les célèbres accumulateurs d’orgone. Comique aussi, lorsque Reich oblige son fils à enterrer son yoyo phosphorescent qui dégage de l’énergie négative. L’arrestation de Reich, son procès, l’immense désarroi que ressent son fils après la disparition, sont les plus beaux moments du récit. Reich lui-même ne sait pas très bien pourquoi on l’arrête : pour le tuer ? Ou pour le protéger contre ses ennemis – communistes et Martiens, – « fascistes rouges » de toutes sortes ?
Ils ont même réussi à circonvenir Einstein !
Il se trouvera sans doute d’aimables plaisantins pour qualifier de « bornés » ceux qui refusent tout caractère « scientifique » aux dernières expériences de Reich. Le livre de son fils – plein d’admiration, d’amour pour ce père étrange et écrasant – n’incline pas pour autant à prendre au sérieux ces expériences. Lui-même évite de se prononcer.
Le contraste et grand si on compare ces dernières expériences aux premiers écrits psychanalytiques de Reich, que les éditions Payot ont réuni en un volume. Le texte le plus important, Conflits de libido et formations délirantes dans Peer Gynt d’Ibsen (octobre 1920), frappe autant par sa richesse que par sa beauté. Reich atteint un difficile équilibre entre la rigueur de l’analyse scientifique et la passion qu’il éprouve pour le héros d’Ibsen (qu’il rapproche d’autres figures tels Hamlet et Faust) et dont le délire est la révolte contre un monde oppressif et étouffant. Son étude sur Les concepts de pulsion et de libido de Forel à Jung est une contribution intéressante à l’histoire de la psychanalyse. A travers d’autres articles sur le problème de la « génitalité » on voit apparaître certaines des idées fondamentales de Reich. La source des divergences avec Freud quant à la théorie de l’étiologie des névroses et aussi cette tendance « biologique » qui ira en s’affirmant.
La reprise dans ses écrits ultérieurs de larges fragments de son étude sur Peer Gynt montre à quel point ces premiers écrits sont fondamentaux pour comprendre tout son développement. Le rapport entre Reich et Peer Gynt n’est d’ailleurs pas seulement littéraire. Lui-même semble souvent tenté de s’identifier à ce personnage, hanté par des rêves et des délires, qui confond la réalité et l’imaginaire, révolté contre tout. Dans la communion de Peer Gynt avec la nature, les forêts, le ciel et les arbres, il y a aussi quelque chose de la mystique reichienne qui cherche à saisir, partout dans le vivant, une même énergie et à la transformer en principe d’explication cosmique.
Isolés, réprouvés, ils ne connaîtront pas le même destin. Le Peer Gynt d’Ibsen atteint dans la vieillesse une sorte d’harmonie et de réconciliation avec l’enfance. Reich mourra dans un pénitencier américain, en pleine hystérie maccarthyste. Mais en eux la passion de la vie éclate avec la même violence. C’est ce qui donne aux idées de Reich, même lorsqu’elles semblent aberrantes, quelque chose de bouleversant.
Jean-Michel PALMIER.
Extrait de Wilhelm Reich par Jean-Michel PALMIER – Editions 10/18 – 1969 ; Pages 89 à 94
Le drame de Peer Gynt
L’histoire de Peer Gynt nous est familière; c’est l’histoire d’un rebelle, d’un proscrit, d’un Waldgang. Dans un essai intitulé Recours aux forêts, Ernst Jünger a fait revivre la figure de ce proscrit du Moyen Age, le plus souvent criminel, dont les sagas norvégiennes et islandaises nous racontent encore l’histoire. Coupable d’un meurtre, le Waldgang avait le choix entre la mort et l’exil. Il devait fuir dans les forêts ou dans les landes désolées et glaciales, parfois avec sa femme, et quiconque le rencontrait pouvait l’abattre. Peer Gynt fut aussi un rebelle. Il assassine la morale bourgeoise au nom de l’Individu. Critique d’une société et profondément marqué par Kierkegaard, Ibsen a forgé dans les traits de son héros ceux de l’individualiste moderne. Peer Gynt refuse les rôles traditionnels qu’on veut lui faire jouer, il veut en inventer d’autres. Toute son existence se situe par-delà le Bien et le Mal. On a tort de ne plus lire et de ne plus s’interroger sur ce drame philosophique, ce conte populaire, cette féerie-satire teintée d’idéal. A ma connaissance, Reich fut le premier et le seul à prendre cette histoire au sérieux.
Peer Gynt ment. Il mélange le rêve et la réalité, il fantasme sa propre vie qu’il ne trouve pas assez belle. Sa mère, la vieille Aase, le gronde : il part chasser le renne dans les fjaells, des mois entiers, sans se soucier de la récolte. Le monde lui-même est pris dans un tissu de contes. Mais il est persuadé qu’il fera un jour de grandes choses. On rit de lui, il est pauvre, en haillons. Son plus grand ennemi, ce n’est pas le Roi de la montagne, c’est le « Grand Courbe », qui incarne aux yeux d’Ibsen l’hypocrisie bourgeoise, et qu’il combat dans les brumes des forêts du Nord.
Proscrit, il construit sa hutte dans les sombres sapins. A côté de lui, un adolescent, presqu’un enfant, se coupe un doigt à la hache pour échapper au Service du Roi. Bientôt, Solveig, – une adolescente – vient le rejoindre pour partager sa solitude et son exil. « Sur la vaste terre, sous le ciel de Dieu, il n’y a plus pour moi ni père, ni mère, il n’y a plus personne. » Elle sait qu’il est proscrit, que s’il quitte ces forêts n’importe qui peut le tuer. mais elle a préféré la solitude et le dénuement authentiques, au monde étouffant des siens.
Peer Gynt quittera bientôt la forêt pour revoir sa mère mourante. La vieille Aase sait qu’elle va mourir et il le sait aussi. Tandis qu’elle agonise, il lui fait croire qu’elle est dans un traîneau, et que tous deux sont invités à une fête. Elle n’entend pas les râles de la mort, mais seulement les grondements de l’orage et les murmures de la forêt, que Peer Gynt évoque devant ses yeux qui ne voient déjà plus. La vieille mourra avec cette dernière vision de bonheur. Lorsqu’ils arrivent au château, Aase n’est plus.
Il abandonnera Solveig pour parcourir le monde, par amour de la vie. Vieillard, il revient dans la forêt pour y rencontrer celui qui porte la mort. Peer Gynt doit rendre à la terre ce qu’il lui a pris : son corps sera fondu et servira à forger d’autres corps. Dans un dernier sursaut, il refuse d’être réduit en poussière anonyme; même dans la mort, il veut rester un Individu. La Mort y consent s’il peut prouver que sa vie fut réellement exceptionnelle dans le Mal comme dans le Bien. Peer Gynt est un criminel, mais tous lui ont pardonné, même Solveig, qu’il a tant fait souffrir, qui l’a attendu toute sa vie dans cette cabane perdue dans les forêts, pleure en le voyant revenir après une vie passée au loin. Mais cet amour le sauve et il retrouve l’innocence d’un enfant.
Il ne saurait être question de vouloir interpréter ici ce drame d’Ibsen, le plus émouvant peut-être parmi tous ceux qu’il écrivit. Sans doute, à un degré moindre que Brant, porte-t-il l’empreinte profonde de Kierkegaard. Ce qui nous intéresse ici, c’est le sens que lui trouva Reich.
dans la Fonction de l’orgasme, il écrit :
« PeerGynt semblait devoir me divulguer un grand secret sans arriver à le faire complètement. C’est l’histoire d’un individu insuffisamment armé, qui sort du troupeau humain et dont le pas n’est pas accordé à celui de la colonne en marche. Il est incompris. Les autres rient de lui quand il est faible. Ils tentent de le détruire quand il est fort. S’il ne saisit pas l’infini dont ses pensées et ses actes font partie, il est perdu. » (1)
Peer Gynt est un rêveur et un fou. C’est surtout un étranger. Cet amoureux de la vie, qui cherche désespérément à en épuiser l’essence, vit dans un rêve qui peut le conduire vers la folie. pour Reich, il incarne le drame de l’individu qui tente d’échapper à la répression universelle pour s’aventurer tout seul. Par la suite, Reich identifiera Freud à Peer Gynt, avant de s’y identifier lui-même. Au fond, cette dernière identification est peut-être la plus juste, et ce n’est pas sans raison que Reich écrira un jour : « Je me suis senti étranger comme Peer Gynt. »
Toute sa vie, il reviendra sur ce drame. Les dernières fantaisies presque délirantes qu’il écrira : Listen, Little Man et The Murder of Christ, n’en sont que des variations imaginaires. Aussi est-ce à juste titre qu’il écrit :
« Ces lueurs me firent étudier Peer Gynt avec beaucoup de soin. A travers lui, un grand poète exprimait ses sentiments sur le monde et sur la vie. Beaucoup plus tard, je me rendis compte qu’Ibsen avait simplement dépeint la misère de l’individu non conventionnel (…) Peer Gynt sent les pulsions de la vie dans leur forme forte et indisciplinée. La vie quotidienne est étroite et exige une discipline sévère. Ici, le monde pratique, là, la fantaisie de Peer Gynt. L’homme pratique, par crainte de l’infini, s’isole sur un bout de territoire et cherche la sécurité (…) On fait son devoir et on garde bouche close. On a depuis longtemps liquidé le Peer Gynt en soi-même, sinon la vie serait trop difficile et trop dangereuse. » (1)
Bientôt, Reich se met à écrire une « longue et savant communication » sur leConflit de la libido et le délire chez Peer Gynt. C’est après avoir lu cette communication devant Freud qu’il devint membre de la Société psychanalytique de Vienne.
Comme nous l’avons vu, ce qui séduisit d’emblée Reich dans la découverte freudienne, c’était l’affirmation de l’étiologie sexuelle des névroses. Cette sexualité pour Reich n’est pas un « élément » de la vie, c’est son essence même. Aussi la vie aliénée et misérable qui s’étend en style de vie mondiale lui apparaît-elle comme étant l’aboutissement de toutes les idéologies répressives qui visent à endiguer, à refouler et à réprimer cette sexualité. défendre la vie, c’était pour Reich, reconnaître à la sexualité ses droits et combattre toutes les idéologies répressives. C’est cette critique radicale qu’il élabora au cours de ses années militantes de Vienne. Conscient que Freud et Marx parlent d’une même réalité, d’une même existence aliénée, il entreprit d’unir la psychanalyse au marxisme dans une dénonciation radicale des institutions bourgeoises. Cette dénonciation commence par celle de la structure familiale.
Jean-Michel PALMIER.
(1) La Révolution sexuelle, p.113
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