Article paru dans le journal Le Monde, date indéterminée
Georg Lukacs Ernst Bloch
* PROBLEMES DU REALISME, de Georg Lukacs.
Texte français de Claude Prévost et Jean Guégan,
L’Arche, 396 p.; 60 F.
Après la publication des Ecrits de Moscou par les Editions Sociales, les essais regroupés dans le volume Problèmes du réalisme nous permettent de suivre l’activité théorique et politique de Lukacs dans une période décisive de sa vie. Depuis son retour en Hongrie et son adhésion au parti communiste (1918), Lukacs s’est en effet éloigné de la problématique de ses écrits de jeunesse, qui confrontait l’art, la forme et la vie. Pendant longtemps, on a eu tendance à privilégier systématiquement ses premiers travaux – l’Ame et les formes et la Théorie du roman – jusqu’à y voir la partie majeure de son oeuvre, au mépris des études ultérieures, notamment celles des années 30 – 40, jugées « dogmatiques » et « staliniennes ». La lecture de ce volume suffit à ruiner ce jugement expéditif, qui ne tient aucun compte de la richesse et de la complexité des analyses de cette période.
Lukacs, comme tant d’autres intellectuels allemands, émigra à Moscou. C’est comme collaborateur de l’institut Marx-Engels qu’il écrira, entre 1932 et 1940, la plupart de ces essais, publiés dans la célèbre revue Internationale Literatur et Das Wort qui, tout au long des années 30-40, après la disparition de la Linkskurve, seront les organes théoriques des querelles littéraires et esthétiques entre critiques soviétiques et émigrés allemands. Le climat dans lequel furent écrits ces textes est capital : c’est celui du front antifasciste constitué par les intellectuels, les discussions passionnées qui opposent partisans et adversaires de l’expressionnisme.
Lukacs s’est lié avec l’esthéticien soviétique M. Lifschitz. Tous deux, hostiles à Plekhanov et à Deborine, tentent de frayer des chemins nouveaux à la critique marxiste, par-delà le sociologisme vulgaire, en revenant aux textes de Marx, Engels et Lénine. Aussi, la plupart des essais de Lukacs sont-ils liés, directement ou non aux grands débats qui se sont déroulés dans la presse du parti communiste allemand et en U.R.S.S. parmi les émigrés – comme la célèbre polémique de la revue Das Wort sur l’expressionnisme – et les théoriciens soviétiques à propos de la littérature prolétarienne. Il ne s’agit pas seulement de mettre en cause des procédés littéraires – reportage, roman prolétarien, nouvelle objectivité, – mais d’élucider les questions politiques sous-jacentes : qui sont les alliés de la classe ouvrière ? Comment le fascisme a-t-il pu se développer aussi vite en Allemagne ? Que peut signifier l’hégémonie de la littérature prolétarienne ? Quel statut donner au réalisme littéraire ?
Le reportage et la réalité
Que les positions de Lukacs souffrent parfois d’étroitesse, cela n’est guère douteux. Formé par la culture classique, Lukacs a tendance à juger à peu près toutes les tentatives littéraires de son temps à partir des critères du dix-neuvième siècle. On comprend l’agacement de certains critiques communistes allemands, et même de Brecht, qui le soupçonnaient de vouloir imposer Balzac et Tolstoï comme modèles à la littérature moderne. Alors que de nombreux auteurs se sont enthousiasmés pour l’expressionnisme, considéré par Ernst Bloch comme la plus grande révolte moderne, alors que les Chevaux bleus de Franz Marc étaient devenus le symbole de toute une génération, Lukacs n’y voit que le produit du romantisme anticapitaliste théorisé par Simmel et Paul Ernst (dont il fut jadis le disciple). Il accuse ce courant d’avoir fait le jeu de la réaction en Allemagne.
Le ralliement de certains expressionnistes au nazisme – Benn, Josht, Bronnen, Nolde – n’était certes pas pour le rassurer.
Mais Lukacs n’a guère compris non plus les tentatives des romanciers prolétariens, Bredel en particulier, et demeure hostile aux théories de Brecht, contrairement à Benjamin.
Il serait malgré tout injuste de ne voir dans ces critiques que la marque de l’aveuglement. Lukacs est conscient aussi des dangers de certains procédés propres à la » nouvelle objectivité » et au roman-reportage. Il garde de ses écrits de jeunesse cette croyance en la nécessité de la mise en forme, et craint que ces nouvelles techniques soient incapables d’atteindre cette réalité qu’elles prétendent livrer » en brut « . Lukacs pose des questions théoriques si fondamentales – Raconter ou décrire, Reportage ou mise en forme- que la critique moderne s’en inspire toujours. On peut même affirmer que l’état des discussions sur ces questions – le réalisme, la mise en forme, le reportage et » la vie en brut » – n’a guère évolué depuis ces années où Lukacs s’interrogeait sur les nouveaux procédés inaugurés en Allemagne dans la littérature et le cinéma.
Plutôt que de rejeter ces textes comme « dépassés », il est urgent d’en effectuer une lecture critique. Sur le plan de la théorie romanesque, comme le montre l’échange de lettres avec Anna Seghers, ils sont encore riches d’enseignement. Lukacs n’est pas hostile aux avant-gardes. Il se méfie seulement de l’avant-gardisme en tant que tel. Il rappelle à ceux qui veulent faire fi de l’héritage classique qu’il y a encore une leçon politique à en tirer. Ces Problèmes du réalisme éclairent aussi la genèse des polémiques avec Brecht et témoignent du prodigieux foisonnement de recherches et de débats esthétiques qui a caractérisé la vie intellectuelle des émigrés antifascistes.
Jean-Michel PALMIER.
Extrait de l’Expressionnisme comme révolte, Jean-Michel Palmier – Payot – : Lukacs, Bloch et l’Expressionnisme, pages 292- 295
» En lisant les écrits de Lukacs et ceux de Bloch, souvent contemporains, qui s’attachent aux problèmes posés par l’expressionnisme ou l’avant-garde artistique, littéraire, théâtrale allemande, on ne peut que se demander comment leurs divergences ont pu s’accentuer aussi rapidement pour qu’ils en viennent à porter sur les mêmes oeuvres des jugements totalement opposés. Sans doute existe-t-il des liens très profonds entre la sensibilité de Bloch et celle de l’Expressionnisme et, s’il le comprend bien, c’est qu’il n’est pas étranger à sa révolte, à sa passion. Le jugement que porte Bloch sur l’expressionnisme est souvent généreux et apologétique, mais il est sans doute infiniment plus satisfaisant que la réduction opérée par Lukacs. Ce qui est en question de la querelle, ce qui est en jeu, c’est aussi l’interprétation marxiste de l’oeuvre d’art, son analyse idéologique, le statut de l’avant-garde au sein de la critique marxiste.
Même si les articles de Bloch doivent être lus de manière critique, il est certain que son approche est plus fidèle aux oeuvres que celle de Lukacs qui, en dépit d’idées souvent très justes, ne parvient pas à saisir l’originalité des courants qu’il étudie – Bloch lui reprochera par la suite et à juste titre de citer toujours des préfaces et des postfaces plutôt que les oeuvres elles-mêmes et il est certain que Lukacs ne s’aventure jamais, même lorsqu’il prétend analyser les méthodes créatrices de l’Expressionnisme, dans le domaine des créations elles-mêmes. Il réalise ce prodige de parler de l’Expressionnisme comme mouvement artistique, en citant, à l’appui de sa démonstration, Simmel, Dilthey, Worringer, mais jamais le moindre exemple concret emprunté aux arts plastiques, jamais le moindre peintre.
Lukacs semble rester prisonnier de son admiration pour le réalisme critique du XIXème siècle (Balzac, Tolstoï), de la catégorie hégélienne de la totalité et de concepts ambigus tels que « formalisme », « décadence ». L’Expressionnisme au contraire – qu’il s’agisse de la peinture ou de la musique – a tenté d’exprimer la forme d’un monde brisé, déchiré et, comme l’a bien vu Adorno lorsqu’il analyse les oeuvres de Schönberg, aucune oeuvre ne peut restituer sans hypocrisie le mythe de la totalité perdue. Si la catégorie ontologique fondamentale demeure, pour Lukacs, celle de la totalité, Bloch montre au contraire l’importance d’autres formes d’être, tels le « pas encore devenu conscient du savoir », le « pas encore réalisé » et il cherche à lire dans les oeuvres de l’Expressionnisme l’annonce d’une autre réalité et non son reflet. L’oeuvre d’art ne peut en aucun cas être soumise indifféremment à la catégorie de la Mimésis – catégorie fondamentale de l’esthétique lukacsienne – car toute oeuvre s’ enracine simultanément dans deux mondes à la fois, celui du présent et celui de l’avenir, du déjà formulé et du pas encore. Elle critique la réalité, l’exprime et anticipe une autre réalité possible. Ce qu’il dit des toiles de Chagall ou de laTour des chevaux bleus de Franz Marc vaut pour toute oeuvre d’art. L’Angelus Novus de Klee n’est pas une simple allégorie de l’histoire, mais de l’art, de l’univers tout entier.
Ces oppositions fondamentales de Lukacs éclatent sans doute le plus nettement dans l’Esprit de l’utopie de Bloch, écrit à Berne en 1918, dans laquelle l’art et la musique en particulier jouent un rôle particulier, notamment l’Expressionnisme musical. Né dans le même climat de désespoir, de rêve et d’utopie que la Théorie du roman de Lukacs (18), L’Esprit de l’utopie de Bloch, avec ses paysages d’angoisse et de rêve, d’apocalypse et de révolution, annonce la grande fresque du Principe Espérance, mais aussi certains aspects d‘Histoire et conscience de classe de Lukacs, la « possibilité objective » de Lukacs trouvant son équivalent théorique dans l’ » utopie concrète » de Bloch. L’architecture de l’Esprit de l’Utopie est d’une telle complexité qu’elle défie tout résumé. Elle exprime sans doute pour la première fois l’étrange beauté, le vertige, les pièges du style de Bloch : ce tourbillon de mots, de thèmes, de concepts, d’images ne cesse de s’approprier le monde tandis qu’il s’approprie la subjectivité. Le dernier chapitre,Karl Marx, l’Apocalypse et la mort, se détache du livre, de cette rhapsodie d’images tristes , heureuses et meurtries qui constitue l’ouvrage, et forme à lui seul un petit temple baroque et gothique. Ce livre aux accents romantiques et prophétiques est non seulement l’itinéraire de Bloch lui-même, mais aussi une description impitoyable du sentiment de malheur de la vie.
Jamais le » nous ne sommes pas au monde » de Rimbaud n’a trouvé un aussi éblouissant commentaire que chez Bloch. La vie est là entre nos mains, que pouvons-nous en faire ? Ce temps est le nôtre, mais il s’évanouira bien vite et ne nous laissera qu’un goût amer de cendres et de larmes : » Ce qui était jeune devait tomber mais les généreux sont sauvés et sont assis dans la pièce chaude. » Quelque part les artistes ont préparé un arrière-pays où ils vivront à jamais. Bloch ne se lasse pas de critiquer la société bourgeoise : celui dont le ventre n’est pas le dieu a l’Etat pour dieu. Aujourd’hui, tous les hommes semblent être devenus pauvres et nus. Nous n’avons plus que des rêves assassinés et une vaine nostalgie, pas d’action, pas de principe utopique pour les réaliser. C’est pourtant la possibilité de trouver un chemin vers la vraie vie, qui ne cesse de nous hanter. Le monde est devenu un désert où s’entassent les morts. La vie pourrait être une auberge où les hommes posent des questions d’enfants. Nous sommes seuls, abandonnés au coeur des forêts. Pourtant, sur nous, souffle l’air frais du lointain, de l’étranger et de nouveaux symboles sont à notre rencontre. Les plus grands, les plus beaux de ces symboles sont les oeuvres d’art. Bloch cite en exemple les productions du Blauer Reiter et les oeuvres expressionnistes qui nous parlent de la vie, de notre monde, mais aussi de la possibilité d’un autre monde et d’une autre vie. Ces symboles ne sont pas seulement des couleurs et des formes, ce sont des énigmes qu’il s’agit de s’approprier. L’art passé lui même n’est pas mort. Le sourire des statues grecques arraché à la pierre ne cesse de nous fasciner. Nous sommes entourés de couleurs : le gris, le brun, le violet de Kokoschka, le bleu, le vert, le rouge , le jaune de Franz Marc et de Kandinsky. A travers ces couleurs ne se réalisent pas seulement des harmonies formelles, mais s’affirment la pitié, l’amour, la joie, la colère, le mystère. Dans cet immense embrasement de couleurs et de formes nouvelles, Bloch place très haut les productions de Die Brücke et du Blauer Reiter, mais aussi celles du Futurisme et du Cubisme, qui dessinent l’espace magique de l’existence moderne. Nous nous cherchons nous-mêmes à travers ces images, qui viennent à notre rencontre, comme un orage ou un cyclone. Sans doute vivons-nous toujours dans le même univers, mais toutes ces oeuvres ouvrent un espace de possibilités d’une profondeur insoupçonnable. Elles nous interpellent comme la nostalgie d’un visage qui se souvient d’un rêve ou d’un autre pays.
La jeunesse est en proie aux rêves, elle tente désespérément de les réaliser jusque dans la violence, par-delà la cruauté et la mort. Cette révolte qui se brise souvent annonce peut-être, pour Bloch, la venue d’un nouvel âge tragique où la conscience jouera un rôle essentiel. Dans ses évocations du rêve, de l’utopie d’un monde nouveau, Bloch accorde une grande importance à la musique et plus particulièrement à l’Expressionnisme musical. Sur ce point, sa position s’écarte sensiblement de celle qu’adoptera Adorno, qui rapproche les oeuvres de Schönberg, la Main Heureuse et Erwartung, du Ich-Drama de l’Expressionnisme. Pour Adorno, il y a trop de réminiscences romantiques dans l’Expressionnisme, et, malgré sa révolte, l’Expressionnisme demeure prisonnier de la vision d’un monde clos. Bloch au contraire semble faire sien le pathos expressionniste et le romantisme. Le musicien dont il est finalement le plus proche, c’est peut-être encore Gustav Malher. Et il cherche à reconnaître à travers ses symphonies, comme à travers les toiles de Franz Marc, notre » éternel futur « .
Trakl affirmait que l’ » âme est en vérité chose étrange sur la terre « . C’est là aussi le sens de tous les textes de Bloch sur l’Expressionnisme. L’esprit de l’utopie n’est pas une fuite, c’est ce qui nous pousse à partir à la conquête de notre propre pays. Si, comme l’affirme Bloch, » chaque chose a son image utopique dans le sang « , la rédemption et l’apocalypse se confondent en une même suite de visions. Bloch, philosophe de l’Expressionnisme ? Son oeuvre est trop étrange et trop singulière pour supporter une telle dénomination. Pourtant il ne fait aucun doute que les écrits théoriques de Bloch, rédigés entre 1911 et 1930, s’enracinent dans la même sensibilité. A travers les toiles de Chagall ou de Franz Marc, les couleurs de Kandinsky et les sons de Schönberg, Bloch cherche à découvrir une langue nouvelle pour chanter un monde nouveau, et cela dans l’atmosphère de désespoir et d’effondrement qui caractérise la première guerre mondiale. Sans doute y-a-t-il une rigueur dans les écrits de Bloch, une théorisation, une ontologie que l’on chercherait en vain dans les manifestes, les écrits, les proclamations des expressionnistes. Mais beaucoup de ses analyses, de ses intuitions philosophiques fondamentales sont peu compréhensibles sans leur enracinement dans cette atmosphère et cette sensibilité.
De l’Expressionnisme, Lukacs n’a vu que les faiblesses idéologiques, l’impuissance à agir, Bloch n’a retenu que la révolte messianique, la générosité et l’ensorcelante beauté de ses créations. La critique réductrice de Lukacs est injuste, mais elle invite à la prudence. Les louanges de Bloch sont souvent justifiées, mais il néglige l’aspect politique de tant et tant de querelles pour n’en retenir que les créations et l’émerveillement qu’elles suscitent. Mais si l’on cherche quel est le théoricien marxiste qui a le mieux compris, le plus profondément ressenti la signification de l’Expressionnisme comme révolte, il ne fait aucun doute que c’est Bloch et lui seul dont les textes – partiels et partiaux – constituent néanmoins l’approche philosophique la plus profonde et la plus juste de la génération dont les rêves furent tués avec Franz Marc, à Verdun. «
Jean-Michel PALMIER
(18) – Ainsi Adorno, dans untexte écrit en hommage à Bloch ( Ernst Bloch zu ehren Beiträge zu seinem Werk, Suhrkamp, 1965), rappelle qu’il prit connaissance en même temps de l’Esprit de l’Utopie et de la Théorie du roman et que de nombreux rapprochements s’imposaient, notamment entre la figure du Don Quichotte chez Lukacs et celle du « héros comique » chez Bloch.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.