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L’oeuvre majeur d’Ernst Bloch : Un hymne à l’espoir et à la révolte

 Article paru dans le journal Le Monde le 18 juin 1976.

blochernst.jpg Ernst Bloch

* LE PRINCIPE ESPERANCE (tome I), d’Ernst Bloch. Traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 535 P., 79 F.

           » Que sommes-nous ? d’où venons-nous ?, Où allons-nous ?, Qu’attendons -nous ? Qu’est-ce qui nous attend ?  » Avec ces questions simples, presque naïves, Ernst Bloch se promène dans l’existence. Dans son style, on retrouve à chaque instant sa voix : une voix familière qui s’adresse à nous à travers des anecdotes, des paraboles, projetant sur chaque événement historique, chaque geste de notre vécu, une étrange lumière : il lit la Phénoménologie de l’esprit à partir de contes de fées, unit Simbad et Freud, les oeuvres d’art et les rêves d’enfant. Dans l’Esprit de l’utopie, évangile de l’expressionnisme, qu’il rédigea en Suisse pendant la guerre de 1914, Bloch essayait déjà de réconcilier le Capital de Marx, l’Apocalypse de saint Jean et la mort.

Le montreur d’ombres

          Le Principe Espérance , dont le premier volume vient d’être traduit en Français, est un chant d’espoir qui s’élève sur les charniers de l’Europe. Quand Bloch l’écrivit, entre 1938 et 1947, l’exil l’avait conduit d’ Allemagne vers l’Autriche, la Tchéchoslovaquie, et finalement les Etats-Unis. L’ ouvrage, assurément, déconcerte, car il ne s’agit pas d’un simple traité philosophique. On découvre pas à pas un paysage de couleurs, tissé de rêves et d’émotions fugitives. Les analyses les plus rigoureuses sont suivies d’évocations des contes de Grimm ou de réflexions d’un homme de la rue sur sa vie. Plus loin, nous sommes transportés dans la synagogue d’un ghetto où des rabins miraculeux parlent entre eux.
          Car le dévoilement de l’esprit n’est pas pour Bloch un processus autoritaire ou une révélation, mais une maïeutique, qui, plus que Socrate, nous rappelle Aladin et sa lampe merveilleuse. En l’espace de quelques secondes, de quelques pages, Bloch fait surgir nos rêves les plus lointains, nos émotions d’adolescents, nos désirs tronqués et l’histoire. Le refoulement du petit-bourgeois s’ouvre sur la Nuit des longs couteaux. Le réel surprend et tue là où on ne l’attendait pas. Bloch le montreur d’ombres ouvre le cabinet des figures de cire.

Vers un monde plus juste

          Sans doute retrouve-t-on dans cet ouvrage tous les thèmes de ses écrits antérieurs. Ce style de confidence, c’est celui de Traces , ce messianisme révolutionnaire était au coeur de l’Esprit de l’utopie  tout comme cette admiration sans bornes pour ceux qui meurent en voulant réaliser un rêve, tels Thomas Münzer, le théologien ennemi de Luther qui voulut construire sur la terre le royaume de Dieu pour les pauvres, les armes à la main. Bloch est l’homme d’une seule idée, d’une seule affirmation : l’utopie d’un monde plus juste et plus humain, le rêve d’une autre vie, sont les forces révolutionnaires qui oeuvrent au coeur du subjectif et de l’histoire. Sans doute a-t-il été profondément marqué par le climat de désespoir, d’utopisme échévelé et de décadence qui fut celui de l’expressionnisme. Les chevaux bleus de Franz Marc, comme les pièces de Toller et les symphonies de Malher, ont laissé une empreinte profonde sur sa sensibilité. C’est à ce carrefour de l’hégélianisme et du mysticisme, de l’art et de la politique, de la théologie et de la mort, de l’athéisme et de l’eschatologie biblique que Bloch s’est situé.
          Pendant longtemps, on a appris aux hommes à désespérer, remarque-t-il. Il est temps d’apprendre la dignité et l’espoir. L’existence de chacun est jalonnée de désirs qu’il ne réalisera jamais, car on arrache sans cesse à l’homme la croyance en la possibilité de les réaliser. Aussi Bloch fonde-t-il toutes ses analyses sur une sorte de phénoménologie des rêves trahis et des désespoirs décus.
          Ses interlocuteurs ne sont pas seulement Platon, Kant, Hegel, Nietzsche, mais l’enfant, l’adolescent, l’adulte fût-il le plus sésespéré. Même les rêves les plus insensés contiennent une vérité révolutionnaire quand ils protestent contre l’inhumanité et l’humiliation. En chacun sommeille un incendiaire. Le Principe espérance  s’identifie à tout ce qui élève l’homme au-dessus de lui-même, dans sa vie comme dans l’histoire. La « conscience anticipante » qu’il explore unit nos désirs à ceux de toute l’humanité. Son développement exige que l’on reconnaisse l’importance de structures ontologiques qui échappent souvent à l’ontologie classique : le  » non-encore-concient  » du savoir, le  » non-encore-devenu  » de l’histoire, l’être qui n’est pas encore. L’obscurité de l’instant vécu s’éclaire si si on la replace dans la trajectoire de l’espérance infinie qui hante les hommes.

Marx et Zarathoustra

          Odyssée de la conscience, bateau ivre de la vie, Le Principe espérance, clef de voûte de l’édifice théorique de Bloch, s’élève au-dessus des ruines des systèmes politiques et métaphysiques comme un incendie qui dissipe toutes les angoisses. L’Apocalypse devient un symbole de vie, et cette vie ressuscite à son tour les légendes, les contes et les mythes. Les dieux meurent parmi nous, et nous jouons avec leurs masques. Marx, le Christ et Zarathoustra nous interpellent sur la place publique, dans les foires et dans un cirque. Toutes ces images resplendissent d’étrangeté comme les toiles de Chagall : les rabbins citrons, aux visages translucides, s’élèvent au-dessus des maisons, un oiseau-ange plane sur un village enneigé. Des enfants jouent et posent des questions. Des hommes s’approchent et Bloch leur montre les enfants.
          Ce livre, l’un des plus beaux, l’un des plus profonds qui aient été écrits au vingtième siècle, est un hymne à l’espoir et à la révolte, à la vie que rien, sauf la mort, ne peut anéantir. Mais si la mort nous tue un jour, elle n’entraînera que des cendres. Les rêves, tous nos rêves subsisteront.

Jean-Michel PALMIER

UN VOLUME D’HOMMAGES

* UTOPIE ET MARXISME SELON ERNST BLOCH, hommages publiés par Gérard Raulet, Payot. coll « Critique de la politique « , 331 p., 77,50 F.          En même temps que le Principe Espérance paraît un volume d’hommages offert à Ernst Bloch pour son quatre-vingt-dixième anniversaire. Emanant d’horizons différents, ces textes tentent de saisir l’articulation de la pensée utopique et du marxisme en soulignant la complexité et la profondeur des théories ontologiques, esthétiques, politiques de Bloch.

          Il y a, en effet, peu de thèmes de sa pensée qui ne soient au moins abordés dans cet essai. On sera sensible aux développements sur la philosophie de la musique, l’ esthétique de l’expression, du pré-apparaître, sans oublier la célèbre controverse avec Lukacs et Brecht sur la valeur de l’expressionnisme. Loin de proposer une synthèse, ce volume s’efforce de frayer des chemins dans la multiplicité des questions soulevées par l’oeuvre de Bloch. Gérard Raulet, intigateur de ce livre, brosse un portrait de la catégorie de l’utopie chez Bloch; Gert Uedding, Uwe Opolka et Dieter Schnebel s’interrogent sur les rapports entre l’art et l’utopie; Dick Howard tente de dégager la place de Bloch dans le marxisme contemporain. D’autres études sont consacrées à sa conception de la dialectique, au problème de l’eschatologie, de la théologie et aux figures bibliques. Enfin, Emmanuel Lévinas s’interroge sur la signification de la mort dans la pensée de Bloch et sur son lien avec le judaïsme.
          Il est à souhaiter que ce volume, qui constitue la première grande étude consacrée en France à Ernst Bloch, soit le point de départ de recherches nouvelles et invite à l’exploration d’une oeuvre qui compte parmi les plus originales de la philosophie contemporaine, même si pour des raisons étranges elle n’a jamais connu en France l’audience qu’elle mérite.

J-M PALMIER

Un extrait de Retour à Berlin de Jean-Michel PALMIER , Petite Bibliothèque Payot, pages 269-271

Adieu à Ernst Bloch

 » Il se tient assis près de la large fenêtre, vêtu d’une robe de chambre sombre. A travers les arbres,on aperçoit l’éclat gris du Neckar. Il parle d’une voix syncopée, parfois indistincte lorsqu’il rallume le fourneau de sa vieille pipe. Ce n’est que lorsqu’il se lève, marchant d’un pas hésitant, s’appuyant sur les meubles, saisissant avec hésitation un livre de ses longues mains blanches que je me rends compte qu’il est presque complètement aveugle, que ce regard, derrière ces lunettes noires, s’est éteint. Il ne reste que ce beau visage austère, émacié, marqué par presque un siècle, cette voix sourde, un peu voilée, qui confère à tout ce qu’elle évoque une dimension de profondeur et de rêve. Je l’écoute sans oser l’interrompre. Il lève la tête, passe sa main dans son épaisse chevelure blanche. la lumière de l’abat-jour se reflète sur ses lunettes noires, accentuant la pâleur du visage. Il sourit en regardant un paysage qu’il ne voit plus. Ludwigshafen, sa ville natale, avec ses usines et sa misère face à Mannheim et au Rhin romantique. La Lorelei et I.G. Farben, les romans de Karl may et sa soif d’aventure. Il se souvient de sa rencontre avec Georg Simmel à Berlin, avant la guerre de 1914, comme si c’était hier, et évoque longuement ses relations avec Lukacs, leurs discussions passionnées sur la musique, la philosophie et la peinture. Parfois, ce n’est plus à moi qu’il s’adresse mais à Lukacs, qu’il appelle familièrement Guyri comme au temps de leur jeunesse. Par-delà la mort, il lui reproche encore de ne pas avoir aimé les immenses chevaux bleux de Franz Marc, de n’y avoir vu que des  » nerfs déchirés de tziganes « . Quand nous parlons de Brecht, du si beau commentaire qu’il écrivit de la chanson qu’interprète, le jour de ses noces, Polly Peachum dans l’Opéra de Quat’sous, Jenny, la fiancée du Corsaire, qu’il préconise comme hymne national  » car c’est une musique qui tient le milieu entre le bar et la cathédrale « , il la fredonne doucement et se met à rire. J’éprouve en l’écoutant une étrange émotion. Je sais qu’il va mourir bientôt et j’en ressens déjà de la tristesse. Mais il enchaîne sur la naissance de son livre L’Esprit de l’utopie, son désir de réconcilier la mort, Karl Marx et l’Apocalypse.

Le jour décline et le brouillard envahit Tübingen. L’espace et le temps se sont effondrés. Il évoque le Berlin de sa jeunesse et je reste seul face à lui, à écouter cette fabuleuse mémoire, cette fantastique sensibilité que ni Hitler, ni Staline, ni ses démêlés avec la R.D.A., ni sa haine du capitalisme ouest-allemand n’ont pu anéantir. Il s’arrête parfois pour s’assurer que j’ai bien compris, que tel ou tel nom m’est connu. Je le regarde sourire. Il est assis en face de moi et je me permets de guider sa main quand il veut saisir un objet. Il me parle à nouveau de ses rencontres avec Brecht à Berlin et des symphonies de Gustav Malher. Il multiplie les ellipses, les images, les métaphores. Ses phrases s’assemblent comme les éléments de couleur et de lumière d’un kaléidoscope. Par moments, son immobilité, sa voix sourde le rendent presque irréel. De quel manteau parle-t-il ? – du manteau magique de Faust. »

Jean-Michel PALMIER.

leschevauxbleus.jpg Chevaux bleus de Franz Marc

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