Les larmes amères d’Enzo Cormann.

Berlin, ton danseur est la mort, par Enzo Cormann 

 berlintondanseur.jpg

Préface à la première édition de: Berlin , ton danseur est la mort d’Enzo Cormann -Editions Théâtrales – mars 1983

http://www.dailymotion.com/video/x4lc38_berlin-ton-danseur-est-la-mort_creation

 

I

          D’une chanson écrite par le dadaïste berlinois Walter Mehring, d’une affiche qui montrait une fille nue et un squelette avec l’inscription célèbre, Berlin, ton danseur est la mort, Enzo Cormann a tiré une pièce étrange et belle. D’un pareil titre, on pouvait tout attendre, aussi bien la « revue historique » que l’accumulation de clichés qui, inspirés du film de Bob Fosse, Cabaret, Adieu Berlin, du charme trouble de Liza Minelli, des évocations du Berlin pré-nazi d’Isherwood ou des souvenirs de l’Ange Bleu, semblent peu à peu remplacer l’histoire par le fantasme. Il n’aurait plus manqué qu’un travesti chantant un air de Marlene Dietrich, un clin d’oeil aux Damnésde Visconti, un jeune homme blond se maquillant et Berlin, la République de Weimar, l’apogée et l’effondrement d’une culture, servent une fois de plus de prétexte à cette fascination trouble qui, dans l’esthétique des rues, des vitrines, les rêves et les nostalgies contemporaines, mêle sans cesse les années 1920, 1930, 1940, les décors de Caligari, les toiles de la Brücke, les chansons de Zarah Leander et les uniformes nazis.
          Enzo Cormann n’a naturellement pas vécu cette époque et c’est dans son imagination qu’il l’a reconstruite. Il a lu les récits qui évoquaient l’effondrement de Berlin, l’Allemagne année zéro, il a peut-être contemplé avec tristesse les images qui montraient un océan de maisons incendiées et détruites, ces femmes qui sortent des décombres quelques objets intacts ou qui empilent des briques arrachées à ces amas de ruines. Il a surtout été marqué par les témoignages sur la terreur qui accompagna la venue des nazis au pouvoir. A côté des événements historiques, dont il a tenté de ressentir le poids des souffrances et d’atrocités, il a rêvé lui aussi en lisant les poèmes de Gottfried Benn, l’auteur de Morgue, qui habitait non loin d’Hallesches Tor. Il a rêvé autour des gravures sur bois de la Brücke, le premier groupe de peinture expressionniste, a aimé les couleurs des toiles d’ Ernst Ludwig Kirchner. Il s’est souvenu des poèmes de Trakl, de leurs mélanges de couleurs rutilantes et de pourriture, du rêve de Sébastien, de l’enfant Elis, du « blême étranger » qui traverse les forêts ensevelies, en marche vers le  » Crépuscule bleuissant ».
          Ces références littéraires ne sont pas utilisées seulement pour ajouter quelques notes érudites au décor. Difficile de savoir si, dans les salons berlinois, en 1932, on parlait encore des toiles expressionnistes… Mais, après tout, dans le Mabuse de Fritz Lang, on demande bien au célèbre docteur ce qu’il pense de l’expressionnisme. Enzo Cormann s’en est peut-être souvenu en écrivant ces dialogues. A côté de cette sensibilité de l’époque qu’il a fait sienne, parce qu’il l’a aimée, on retrouve plus profondément encore un sentiment de malaise, de déchirement, d’amour et de haine conjugués qui ne sont pas sans rappeler les films de Fassbinder.
          Ces personnages, ni vraiment réels ni irréels, leurs sentiments contradictoires, qui se blessent les uns les autres, dont les répliques sont souvent aussi acérées que des éclats de verre, broyées par l’histoire, qui la subissent plus qu’ils ne la font, évoquent aussi bien le Droit du plus fort, l’Ombre des anges de Daniel Schmid que le Mariage de Maria Braun. De Fassbinder, il a hérité ce sens du grotesque et du dérisoire, ces phrases qui font mal, cette rencontre constante de la poésie et de la prose, de la sensibilité la plus déchirée et du  vulgaire et cette violence de la sphère instinctuelle qui se mêle sans cesse à l’histoire.

II

          Les personnages qu’il a créés sont volontairement anonymes et en même temps presque historiques. A première vue, ils ont été choisis au hasard: deux femmes tapies dans une cave en 1946, perdues dans Berlin en ruines, et dont l’une, chanteuse déchue, devenue prostituée, aime l’autre tout en se souvenant de son amant assassiné; Elis, sa fille, qui lit à haute voix des passages de la Bible dans cette cave. Lorsqu’il nous entraîne dans le passé – et c’est ce mouvement étrange, quasi cinématographique, qui donne à sa pièce une dimension surprenante -, il fait défiler un négociant en vin, des SS, des SA, des colleurs d’affiches qui ont sans doute tous existé sous d’autres noms, à de multiples exemplaires, à Berlin dans les années 1930. Une seconde lecture rend plus méfiant sur l’anonymat de ces noms. Les coïncidences, parfois dévoilées dans le texte, sont trop nombreuses pour ne pas être le fait d’un jeu subtil avec les oeuvres littéraires de l’époque. Gretl porte le nom de la soeur de Trakl, sa fille Elis est aussi le titre d’un poème de Georg Trakl :

Un buisson d’épines
Où sont tes yeux de lune
O il ya si longtemps, Elis, que tu es mort

          Le nom de famille de Gretl, Schüler, évoque la poétesse berlinoise, Else Lasker-Schüler, amie de Trakl et de Gottfried Benn évoqués dans le texte, maîtresse d’Herwarth Walden, directeur de la galerie Der Sturm. Nelle est le nom de la compagne de Gretl, mais c’est aussi celui de la fille de Gottfried Benn.
          Le directeur du cabaret La Dame de pique, Herbert Finkl, n’est pas sans rappeler Werner Finck, le directeur du cabaret La Katacombe. Loto Kasner, poète berlinois, fait songer aussi à Erich Kässtner, etc.
          Sans doute le lecteur non germaniste et non spécialisé dans cette époque sera-t-il peu sensible à ces coïncidences à dessein multipliées, mais elles témoignent du jeu constant que pratique Enzo Cormann avec le langage, la fiction, la réalité et le fantasme.

III

          L’espace théâtral est un monde clos. Il ne s’ouvre sur le réel que par de petites lueurs. Qu’il s’agisse d’une cave au centre de Berlin en ruines, d’une loge de cabaret, d’un salon bourgeois, d’un atelier d’artiste où Gretl est violée par des SA, de sa chambre, du salon de Thomas Lincker, le SA liquidé après la Nuit des longs couteaux, il s’agit de mondes clos, aussi menacés que menaçants. La cave n’ouvre que sur un décor de ruines et de solitude, la loge sur un monde futile et éphémère, la chambre de Gretl est une prison, le salon de Lincker est menacé à l’extérieur par l’Allemagne nazie. Dans les rues, règne la même insécurité et la même solitude.
          Ces décors d’ombres déchiquetés, ce monde souterrain se reflètent sur les personnages dont l’identité vacille. Rien n’est certain. Le macabre de l’époque a saigné les hommes, les a vidés de leur sang. Celui qui s’est inscrit à la SA pour se protéger de l’époque n’est pas le plus ignoble et il sera lui aussi victime de l’époque. C’est même sa victime qui deviendra sa protégée puis son bourreau.
          Les sentiments naissent mêlés, pleins de désirs et de violence, s’estompent et il n’en reste que des ruines et des cendres, qui se mêlent peu à peu à la poussière des maisons. Et Gretl doit regarder avec les mêmes angoisses sa ville dont il ne reste presque rien, ses amours et sa vie.

IV

           La langue choisie par Enzo Cormann pour faire exister ses personnages est d’une extrême souplesse, ce qui donne à ses dialogues quelque chose de cinématographique. Elle épouse tous les milieux et se détruit avec le temps. Elle charrie comme un fleuve à la fois des discussions littéraires, politiques, des serments d’amour, la violence et la vulgarité. Comme l’espace se rétrécit – de Berlin, il ne restera plus qu’une cave cernée par les ruines -, la langue se détruit. Les ultimes monologues de Gretl qui ouvrent et terminent la pièce mêlent les années et les êtres, les souffrances passées et présentes. Elle se déstructure comme la musique d’un automate cassé, pour ressembler à celle d’un malade ou d’un enfant. Elle parle pour ne plus entendre ses souvenirs et pour les revivre encore une fois, pour échapper à sa solitude et la vivre avec douleur et désespoir.

V

          Si j’ai évoqué à plusieurs reprises une construction cinématographique, c’est que toute la pièce est fondée sur un gigantesque flash-back. La cave, les ruines, la femme qui parle près du vieux poêle où l’on brûle des débris de maisons, qui se cogne aux objets, guette les ombres, vit au rythme de sa voix, des pas des rares passants qu’elle entend à travers le soupirail – puis l’image devient trouble – et la revoici, plus jeune de quatorze ans, dans le décor mythique du Berlin de 1932. Nous la verrons vivre les événements – l’effondrement de la république, l’ascension de Hitler au pouvoir, la mise au pas de la vie culturelle berlinoise, l’incendie du reichstag, l’exil des opposants – et nous la retrouverons dans cette cave où elle survit avec ses souvenirs et ses fantasmes.
          D’un bout à l’autre de la pièce, on ne trouve qu’un complet désespoir. Dans ces ruines, une seule chose semble vivante : une odeur de sexe et de sang. Elle imprègne les murs comme les corps. Si, pour Büchner, le signifiant final de l’histoire, c’est la guillotine, ici, l’histoire n’est symbolisée au niveau de la conscience, des sentiments comme du corps que par un seul acte : le viol.

Jean-Michel PALMIER

NOTE DE L’EDITEUR

          La première version de Berlin, ton danseur est la mort a été écrite en 1980 et publiée l’année suivante par Edilig – qui donnera naissance aux éditions Théâtrales. L’auteur, alors âgé de 27 ans, signait là sa première (vraie) pièce.En 1994, le premier tirage étant épuisé, se posa la question de réimprimer l’ouvrage, je me rendis de bonne grâce aux raisons de l’auteur, qui souhaitait donner une nouvelle version de la pièce. C’est cette deuxième version qui fait aujourd’hui l’objet d’une nouvelle réédition.Conformément au souhait d’Enzo Cormann, la préface de Jean-Michel Palmier (1944-1998), rédigée en 1981, a été intégralement conservée, en manière d’hommage à celui qui l’avait initié au Berlin des années 1920 et 1930, et à l’expressionnisme allemand.

Jean-Pierre Engelbach

Article publié dans le journal Le Monde en 1976 à propos  de la parution, aux éditions  Galilée de Berliner Requiem de Jean-Michel PALMIER

BERLIN, TON DANSEUR EST LA MORT;   Un reportage-poème de J-M Palmier.

          Vivre, c’est peut-être se constituer une mythologie. Celle de Jean-Michel Palmier est toute entière dans Berliner Requiem, reportage-poème, enquête lancinante traversée de fantasmes, de souvenirs et d’instantanés sur un lieu perçu comme la projection de son inconscient « Berlin m’attire, écrit-il, et en parler me répugne en même temps. Je crains de me trahir. En laissant soupçonner  certains aspects de mon inconscient, de mon imaginaire, je tente de prendre l’autre au piège de ma propre fascination, en espérant qu’il y succombera lui-même.« 
          Fascination, tel est bien le maître-mot de ce livre étrange, crépusculaire, hanté par des figures (« M ». le Maudit, Gottfried Benn, Else Lasker-Shüler, Kurt Tucholsky, Rosa Luxemburg…) Inlassablement interrogées comme si elles détenaient une vérité qui rendrait l’auteur transparent à lui-même. Cette quête le conduit dès l’aube et jusque tard dans la nuit à parcourir les rues de la ville, quartier après quartier, pour y retrouver, en archéologue obsédé, les traces de ce « lieu magique de désirs, de rêve, d’angoisse.  » que fut Berlin durant les premières décennies du siècle.

Brecht et Marlène

          Fascination également pour la mort, pour la destruction, pour la pourriture. « Berlin, dein Tänzer ist der Tod » (Berlin, ton danseur est la mort) : cette affiche de la révolution de 1920, rappelle Palmier, a servi d’arrière-plan aux chansons des cabarets berlinois. Ce flirt avec la mort sur fond de ruines coïncidant avec une image aimée qui s’efface progressivement et plus lointainement encore avec l’agonie d’une mère, de sa jeune mère, c’est sans doute là le vrai thème de Berliner Requiem.
          Que le livre soit dédié à la mémoire du poète berlinois Gottfried Benn, double fraternel, dont les femmes aimaient le « nihilisme satanique » ne nous surprendra pas. Une identique hantise de la mort parcourt les poèmes de Morgue et les lettres berlinoises de Palmier. L’inquiétude est là, constamment présente, chez l’un comme chez l’autre.Et lorsqu’ils évoquent une petite fille, c’est pour la montrer noyée, l’oesophage rempli de jeunes rats qui boivent le sang glacé de ses poumons et de ses reins, sa bouche rongée par l’eau. Goût du morbide, cynisme ou sadisme ? Non, répond Palmier, mais une ultime défense contre l’angoisse : « Je me suis souvent obligé à regarder les visages des cadavres pour essayer de vaincre la terreur que la mort m’inspire. »
          Berlin avec ses immeubles aux façades trouées, lézardées, criblées de balles, avec ses mutilés, ses vieillards solitaires et ses mendiants, avec Aschinger, le célèbre restaurant populaire déjà mis en scène par Döblin dans son roman Alexanderplatz, c’est de là que part le texte pour faire revivre le passé pré-nazi de la capitale. Et de cette ville, à la fois rêvée et réelle, où se côtoient le Brecht de l’Opéra de quat’sous ou de Kühle Wampe, la Marlène Dietrich du Tingel-Tangel ,la Sally Bowles du roman d’Isherwood Adieu Berlin, un jeune architecte nommé Albert Speer et l’astrologue de Hitler, Erik Hanussen, dont le cadavre sera retrouvé le 7 avril 1933 à moitié dévoré par des chiens, Jean-Michel Palmier nous envoie, ainsi qu’à une énigmatique jeune femme aux lèvres peintes en noir, des lettres qui sont autant de romans, c’est à dire de miroirs.
          De tous les livres de ce jeune critique et philosophe, Berliner Requiemest le plus risqué, car le plus personnel: celui où il s’avance à la rencontre du lecteur sans souci didactique ni politique. Il lui confie simplement : voilà qui je suis, quelle est ma mythologie, ma détresse et mon angoisse. Ne les juge pas : ne les condamne pas. Sois pour moi un frère de sang et de rêve. Accompagne-moi à Berlin. Pour comprendre. Et pour partager.

Roland JACCARD.

berlindeintaenzerklein.jpg

Un extrait de Berliner Requiem, pages 132 et suivantes

Berlin, ton danseur est la mort

          Berlin, dein Tänzere ist der Tod ! - Cette affiche de la révolution de 1920 a servi d’arrière-fond à nombre d’airs de cabarets berlinois. Mélange caractéristique de gaieté, de tristesse, de violence et d’inconscience. Ce qui surprend, c’est l’étonnante fusion qui a toujours existé entre Berlin et ses spectacles. A peine nées sur scène, les chansons, les mélodies se répandent dans la rue et deviennent des Schläger. un air entendu un soir dans un cabaret de la Kantstrasse ou de la Friedrich strasse sera quelques semaines plus tard repris par tout Berlin. Les vedettes de cinéma et les actrices de théâtre, voire les danseuses de cabaret, deviennent immédiatement des modèles à imiter. Ce rapport particulier des Berlinois à leurs artistes a quelque chose d’émouvant et de fascinant. L’exemple le plus célèbre est sans doute cette petite actrice, formée par Max Reinhardt, que personne ne remarqua vraiment avant Sternberg et qui, après le succès de l’Ange Bleu devint la gloire de tout Berlin. Marlène, la fille d’un lieutenant de police, qui fut un jour appelée à la U.F.A. « pour faire ses preuves », que Sternberg engagea en dépit des protestations de tous ses conseillers artistiques, n’est pas un exemple unique, même s’il s’agit là d’un phénomène caractéristique du Berlin des années 20 et 30. Cette fille blonde, aux grands yeux tristes et lumineux, perdus dans une brume de rêve et de légende, avec sa sensualité provoquante, son sourire ironique, demeure l’une des incarnations les plus typiques de la sensibilité berlinoise. Des milliers de jeunes filles tenteront d’imiter sa voix, ses sourcils, ses gestes, sa timidité provocante.
          Ce phénomène commence à Berlin beaucoup plus tôt. Dès 1870, la vie théâtrale occupe une place essentielle dans la vie berlinoise. Méprisés dans d’autres milieux, les acteurs berlinois jouissaient au contraire d’un étonnant respect de la part de la bourgeoisie et même de l’aristocratie. Leur talent, leur célébrité leur conféraient même une certaine puissance sociale. Jusqu’au début du XXème, il y eut à Berlin plus de théâtres que d’églises. A Luisenstadt, dans la banlieue de Berlin, se trouvaient les théâtres ouvriers et populaires comme le « Mütter Gräberts Theater » et le « Schinelzstullentheater ».  A la fin du XIX ème siècle, on comptait déjà plus de quatre cents théâtres dans la capitale. Lili Petri, du Lessingtheater était alors l’idole des Berlinois. A partir de 1840 se développa le café concert qui avait aussi ses vedettes et à la fin du XIX ème siècle, on avait découvert les charmes des orgues de barbarie, du piano, des automates à musique. C’est à la même époque que se développa le goût pour les mélodies ironiques, les parodies et les Schläger. LeSchlager n’est pas seulement une mélodie à la mode, c’est un symbole, l’incarnation d’une certaine sensibilité. Les chansons de Max Kolpe, de Friedrich Holländer nous restituent le charme et la tristesse du Berlin des années 30 qu’elles révélèrent au monde entier. La fin du XIXè siècle connut trois grands compositeurs de Schläger : Paul Linke, Walter Kollo et Jean Gilbert. Paul Linke, parfois appelé le Johann Strauss berlinois, fut sans doute le plus célèbre des trois. Une rive du Landwehrkanal porte aujourd’hui son nom. Il interprétait sa musique au Friedrichhain et devint maître de Chapelle à l’Appolo Theater avant de travailler au Métropole de la Behrenstrasse, dirigeant ensuite les revues Massary que Hindenburg rêvait de voir encore, avant de mourir. Loin d’être considérés comme des bohèmes, des artistes de second rang, les compositeurs de cabaret étaient le coeur de la vie artistique berlinoise. L’Empereur Guillaume n’hésitait pas à les inviter.
          Avec le développement des cabarets dans les années 20, le Schlager devint quelque chose de presque quotidien. Un peu partout dans Berlin s’ouvraient les « Tingel-Tangel » -les pianos mécaniques- mot typiquement berlinois qui doit son origine au fait que l’un des comiques les plus populaires de Berlin s’appelait Tangel et qu’il jouait du Triangle. De Tangel et de Triangel naquit le fameux « Tingel-Tangel » qui deviendra le nom du célèbre cabaret de Friedrich Holländer, où Marlène Dietrich interpréta les chansons de l’Ange Bleu. Presque tous les poètes du début du siècle ont composé des chansons de cabaret. Avant celles de Klabund et de Tucholsky, de Kolpe et de Holländer, il y eut celles de Zille, de Linke, de Wedekind, l’auteur dramatique le plus admiré de Brecht qui interprétait ses chansons violemment anti-bourgeoises au cabaret des Onze bourreaux (Die Elf Scharfrichter) à Munich. Création typiquement berlinoise, le cabaret artistique a séduit aussi bien Richard Dehmel que Rheinhardt ou Hanns Heinz Ewers. Bientôt Nelson régnera sur tout le Kufürstendam.
          Mais ces Schläger ne sont rien sans leur interprète. Chaque époque a admiré les siens, de même que chaque classe sociale. Avant Marlène Dietrich, Fritzi Massary avait créé la célèbre chanson  »Warum soll eine Frau kein Verhältnis haben ? » reprise aussi par Zarah Leander. Mais ce fut Trude Esterberg qui peut être considérée comme la première grande vedette berlinoise. Avant la guerre, elle était l’idole des cabarets. sans être vraiment très belle, elle incarnait le charme du théâtre de boulevard. Le Berlin des années 20 s’enthousiasma pour Blandine Ebinger; tandis que les ouvriers acclamaient Claire Waldoff, avec sa voix gouailleuse et son parler argotique typiquement berlinois :

Ausm Hinterhaus
kieken Kinder raus,
blass un unjekämmr;
mit und ohne Hemd.
Das war dein Milljöh
Nu stehste hier stumm und stille.

          Elle seule parvenait à interpréter les chansons de Zille avec cette sensibilité populaire. Puis vinrent les trois « NelsonMädels » – Marlène Dietrich, Hilde Hindelbrand et Margo Lion, rendues célèbres par les fantastiques revues de Nelson, en particulier la célèbre revue de cabaret  » Es liegt in der Luft  » – dernière apparition de Marlène à Berlin avant son départ pour les Etats-Unis. Tandis que montait le nazisme, on vit s’affirmer le succès de Rosa Valetti qui interprétait les « Mélodies rouges » de Tucholsky et surtout Lotte Lenya, brusquement rendue célèbre par l’Opéra de Quat’sous.
          Le Berlin nazi sembla préférer les actrices aux chanteuses ou plutôt les actrices-chanteuses. La plus célèbre fut bien sûr Zarah Leander avec sa voix grave et profonde et son accent suédois. Mais aucune – ni Marika Rökke, ni Liliane Harvey – ne purent l’égaler. En feuilletant de vieilles revues de cinéma de l’époque pré-hitlérienne, on ne cesse de rencontrer ces jolies filles aux cheveux blonds platinés, aux visages langoureux, parfois très beaux, comme celui de Hilde Körber, alors épouse de Veit Harlan.
          Après la guerre, une autre Vénus blonde, Hildegard Knef, chantait dans le Berlin en ruine.

Jean-Michel PALMIER

Laisser un commentaire