L’aliénation dans le roman américain

Article paru dans  le journal Le Monde, date indéterminée

pierredommergues.jpg Pierre Dommergues Thèse publiée en 1973 , collection 10/18

Thèse en Sorbonne,

          Peu d’études ont été consacrées au roman américain de l’après-guerre. or celui-ci est marqué par un courant unique, né de la confrontation souvent brutale, des écrivains et des évènements dans une Amérique qui les a entraînés, à travers ses conflits et ses rêves au coeur de ses fantasmes et de ses faux paradis. Pierre Dommergues vient de le mettre en évidence sous la forme assez paradoxale d’une thèse de doctorat, soutenue en Sorbonne, dans le très officiel amphithéâtre Descartes, qui a vu s’affronter autour de ce sujet, non seulement un candidat et un jury, mais deux conceptions radicalement opposées de ce que doit être une thèse.

          Dommergues appartient à une génération qui a posé à la littérature les questions de Sartre, et qui considère que l’écrivain est responsable tout autant que l’homme politique. Ses écrits l’engagent, mais ses silences aussi. Comprendre l’évolution du roman américain, c’est donc abandonner l’histoire de la littérature pour décrire l’univers bariolé, parfois sanglant, toujours conflictuel dans lequel l’écrivain est en situation. Et quelle meilleure approche choisir, pour comprendre l’infinie richesse de cette littérature américaine, que ce thème de l’aliénation, répercuté à l’infini, dans la prose réaliste d’un Selby ou les paradis artificiels d’un Burroughs ? Trois « postulats » orientent cette recherche : une certaine conception des structures sociales communes à l’Europe et à l’Amérique, fondées sur la consommation, l’hypervalorisation du travail et du progrès, l’autorité et la répression; l’aliénation considérée comme une manière d’être au monde qui affecte l’existence tout entière; enfin la certitude que la pratique littéraire s’inscrit comme les autres activités au sein d’un univers social et politique.

          Dommergues propose une phénoménologie de l’aliénation fondée sur Hegel, Marx, Lukacs, mais aussi sur Reich, Marcuse, Fanon et Cooper. Il analyse ce qui constitue la « res americana », la longue histoire du « rêve américain » et son écart meurtrier avec la réalité, les rapports avec autrui, les multiples visages du moi aliéné, l’autosatisfaction de l’écrivain et ses refuges. Il montre qu’il existe au sein de la culture américaine une schizophrénie individuelle, mais aussi nationale, comme l’affirme Norman Mailer, une schizophrénie culturelle des Noirs américains telle que la décrit LeRoi Jones. Il dissèque l’Amérique et ses mythes, la littérature et ses pièges, dévoile les contradictions entre les intentions des écrivains et leur engagement effectif.

          Toutes ces ambiguïtés sont mises en lumière dans la seconde partie de la thèse qui présente l’évolution politique et littéraire de cinq écrivains mettant en parallèle des oeuvres aussi différentes que celles de Bellow, Mailer, O’Connor et surtout Burroughs.

          La méthode de Dommergues a quelque chose de fascinant: il utilise les techniques de la critique littéraire, mais aussi celles du cinéma, tels le montage, la superposition de plans. Il s’exprime dans un langage vivant et imagé, inclut des interviews d’écrivains à l’appui de ses analyses, cite longuement leurs textes et même imagine des rencontres fictives entre vivants et morts, comme si Malcom X, Carmichael, Cleaver, Ellison, LeRoi Jones et mailer acceptaient de prendre part à un dialogue fantastique.

          On se doute que de tels procédés n’ont pas été du goût de tous les membres du jury. La soutenance mouvementée, parfois agressive, à laquelle le public avait envie de participer aux côtés du candidat, est souvent aussi intéressante que la thèse. Dommergues s’est vu reproché d’avoir brouillé les styles en introduisant le journalisme dans la thèse, la sociologie dans la littérature, en sacrifiant le lourd appareil critique traditionnel au dialogue et à la vie. Derrière ces critiques de forme apparaissait une critique de fond : il a osé mêler la littérature et la politique, affirmant qu’elles sont indissociables, prenant parti avec Marcuse et Fanon pour les opprimés contre les oppresseurs.

          L’importance de ce débat n’échappa à personne. Par-delà les polémiques méthodologiques, c’est la signification même de le ythèse de doctorat qui est en cause. Un travail universitaire a-t-il pour but d’ensevelir ou de découvrir ? Doit-on en exclure tout ce qui est actuel et polémique ? Doit-on taire ses options politiques ou les affirmer ? A toutes ces questions Dommergues a répondu avec la plus grande sincérité, et c’est ce qui donne à sa thèse un caractère exceptionnel. Elle fera date non seulement dans l’histoire de la critique littéraire, mais aussi dans les annales de la Sorbonne, qui, malgré ses réserves, lui a décerné une mention  » très honorable  » vaillamment disputée.

Jean-Michel PALMIER

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