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Kafka au pays des vopos ; trois écrivains de R.D.A. entre l’espoir et la colère.

Article paru dans Les Nouvelles littéraires N° 2710 du 1er au 8 novembre 1979

 

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 H.J. Schädlich       Thomas Brasch          Jürgen Fuchs

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Robert Havemann    Rudolf Bahro            Volker Braun

Article paru dans Les Nouvelles littéraires N° 2710 du 1er au 8 novembre 1979

L’Allemagne de l’Est a trente ans, et depuis longtemps, lorsqu’on dit « R.D.A. » tout le monde répond « Mur de Berlin ». Les intellectuels de ce pays sont poursuivis, jetés en prison ou bannis. Trois romanciers et un philosophe nous disent aujourd’hui, au-delà des marasmes d’une bureaucratie ordinaire, leurs espoirs déçus.

Quatre livres, forts différents dans leur style et leur contenu : le témoignage de Robert Havemann sur son itinéraire politique, Etre communiste en Allemagne de l’Est (Maspero), le recueil de nouvelles de Thomas Brasch Les fils meurent avant les pères (Hachette), Tentative d’approchede Harfs-Joachim Schädlich, le récit de Jürgen Fuchs ; Procès verbal d’un duel (Flammarion), mais qui ont en commun la description d’un malaise que beaucoup d’écrivains et d’intellectuels est-allemands ressentent à l’égard la politique culturelle de leur pays. Les méfaits de l’appareil bureaucratique risquent-ils de compromettre les développements d’une littérature qui frappe par sa qualité et son originalité ?

Après la seconde guerre mondiale, de nombreux écrivains anti-fascistes, de retour d’exil, choisirent de se fixer à Berlin-Est, voyant dans la création du jeune Etat socialiste allemand l’aboutissement de leur longue lutte contre Hitler. C’était aussi pour eux, la conviction que cette République démocratique allemande réaliserait leur plus vieux rêve, qui parfois remontait à la fin de la guerre de 1914 : voir régner et triompher la démocratie en Allemagne. Bertolt Brecht, Anna Seghers, Johannes Robert Becher, Friedrich Wolf, Bruno Apitz et tant d’autres – acteurs, dramaturges, poètes, écrivains, cinéastes – se firent les représentants de cet espoir. Alors qu’à l’Ouest, en Allemagne fédérale, pendant toute la période de la guerre froide et bien au-delà, les auteurs qui avaient fuit l’Allemagne en 1933, affirmés leurs convictions démocratiques ou révolutionnaires, semblaient systématiquement oubliés des programmes scolaires, la RDA fit beaucoup pour la reconnaissance de leurs œuvres, la défense de leur héritage. Elle reprit à son compte la tradition progressiste de la République de Weimar, considérant que sa culture pouvait s’enraciner dans ce sillage.

Pourtant ces auteurs ne connurent jamais en France l’audience qu’ils méritaient. En dépit de son talent, de son œuvre admirable, Anna Seghers a fait l’objet de très peu d’études et la traduction récente de la célèbre pièce anti-fasciste de Friedrich Wolf, Professeur Mamlok (EFR) est passée presque inaperçue. Parallèlement à cette défense de la culture de Weimar, on vit se développer en République démocratique une jeune littérature d’une rare diversité qui fut loin de susciter un intérêt immédiat, et ces œuvres constituent un chapitre de l’histoire de la littérature allemande que l’on néglige volontiers. Trop souvent, les fausses images remplacent l’analyse critique. Combien d’articles écrits sur ces romans, qui n’y voient que d’ennuyeuses variations sur le réalisme socialiste ! Combien de jugements sommaires qui dispensent de traduire des auteurs qu’aucune publicité tapageuse n’a signalés ! A cette prétendue monotonie de la littérature est-allemande on oppose souvent la liberté et la richesse de la littérature d’Allemagne fédérale.

Les marécages de la bureaucratie

Aussi, on ne saurait que regretter que l’intérêt des mass média et des éditeurs pour cette littérature d’Allemagne démocratique n’ait été attirée que par des faits négatifs dont il ne saurait être question de nier l’importance et la gravité. Les traductions récentes des trois romans de Th. Brasch, J. Fuchs et H.J. Schädlich sont là pour en témoigner. Sans doute la RDA a-t-elle connu depuis sa fondation, et dans des circonstances très diverses, des départs d’écrivains ou d’intellectuels : citons seulement Manfried Bieler, Christa Reinig, Peter Huchel, Ernst Bloch. Mais le malaise qui existe entre beaucoup d’écrivains de RDA et les autorités, de même que les mesures de la censure, se sont dernièrement intensifiées. L’extradition de Wolf Biermann et l’indignation qu’elle a provoquée chez les intellectuels, qui ont adressé aux autorités des lettres de protestation, en sont le signe le plus visible. Des mesures répressives n’ont pas tardé à frapper certains : le physicien Robert Havemann, militant anti-fasciste à l’époque d’Hitler, ancien membre du KPD, s’est vu assigné à résidence à Berlin-Grünheide, dans sa propre maison : plusieurs écrivains ont été jugés « indésirables » : Thomas Brasch en décembre 1976, Reiner Künze, Sarah Kisch, Jürgen Fuchs en 1977, et plus récemment encore Hans-Joachim Schädlich, Jurek Becker. Sans doute la condamnation du théoricien marxiste Rudolph Bahro, auteur de l’Alternative, arrêté comme agent provocateur au service des pays impérialistes, est-elle aussi odieuse que ridicule, mais on ne peut taire non plus les mesures qui frappent d’autres écrivains, même si elles sont moins graves et moins sévères. Contraindre un auteur à partir à l’Ouest, censurer ses écrits, le priver de ses possibilités de travailler et de s’exprimer, c’est appauvrir la littérature est-allemande et les conséquences de ces mesures risquent d’être bien vite catastrophiques.

Un espoir déçu

Dans une telle situation, on ne peut donc s’étonner que le portrait de la République démocratique allemande que brossent ces écrivains soit sans complaisance et qu’ils ne ménagent aucunement leurs critiques. Il ne s’agit pas de « dissidents », dont les idées politiques sont parfois réactionnaires et inacceptables, même si on désapprouve les mesures qui les ont frappés. Il s’agit d’auteurs, communistes ou non, qui s’opposent à la fois à une conception bureaucratique de la culture, aux limites de la liberté d’expression et qui refusent une certaine médiocrité du quotidien, des rapports sociaux, qui leur semble la caricature du socialisme.

Robert Havemann n’a rien d’un dissident. Communiste depuis 1932, il fut condamné à mort par un tribunal nazi et frappé d’interdiction professionnelle à Berlin-Ouest pour avoir écrit contre la bombe H américaine. Député en RDA, connu pour ses travaux scientifiques, il eut l’occasion dans ses cours sur la philosophie des sciences de critiquer une conception sclérosante du matérialisme dialectique et son franc parler lui valut la sympathie des étudiants. Ne cachant pas ses divergences avec les prises de position officielles du SED, il ne tarda pas à s’attirer l’hostilité des autorités : exclu du parti en 1964, de l ‘université puis de l’Académie en 1966, il est actuellement assigné à résidence et ne peut sortir sans surveillance policière, même pour une simple promenade. Pourtant, R. Havemann n’a aucune intention de quitter son pays, même s’il affirme que « le régime est complètement discrédité  » que « ce type de socialisme existant n’est pas viable ». En dépit des mesures dont il a fait l’objet, il demeure communiste, développe des thèses proches de celles de R. Bahro et se déclare un « incorrigible optimiste ». Sa conclusion mérite d’être méditée : « Je vis en RDA et ne suis d’accord en rien avec ce « socialisme réel ». Et pourtant je considère la RDA avec son socialisme tel qu’il est comme le seul Etat allemand porteur d’avenir. »

Le Mur : un personnage de roman

Jürgen Fuchs ( né en 1950) fut exclu du parti en 1975, arrêté en 1976-1977 pour injures à l’Etat, déchu de sa nationalité est allemande et expulsé à Berlin-Ouest. Son Procès-verbal d’un duel est le récit minutieux, kafkaïen, de son arrestation et des interrogatoires auxquels il a été soumis. Ecrite sous forme de journal, son œuvre parvient à restituer magistralement la froideur des procès-verbaux, la brutalité des questions. L’histoire se mêle au rêve et il ne sait plus finalement s’il s’agit de sa propre histoire ou si on l’a arrêté à la place d’un autre. Chaque question le déchire : « Dépressions, monologues intérieurs presque forcés. J’avais un enfant, j’avais une femme. L’espoir bourreau. Il vous déchire, infatigable. » C’est l’absurdité d’un climat de méfiance, de censure qui l’entoure, mais aussi une réalité politique dans laquelle il ne se reconnaît plus qu’il tente de dévoiler. Sa prose glaciale blesse comme un couteau.

Les fils meurent avant les pèresde Thomas Brasch témoigne du même malaise. Né en 1945 en Angleterre, fils de juifs autrichiens communistes qui choisirent de se fixer à Berlin-Est, il fut renvoyé de l’université pour ses opinions « existentialistes », arrêté en 1968 pour propagande contre l’Etat, mis en liberté surveillée. Apprenti serrurier puis collaborateur des archives Brecht, il appartient à ces écrivains « indésirables » que l’on a contraints à partir pour Berlin –Ouest. Dans ses nouvelles, on retrouve la même économie de moyens que chez Fuchs. Ses personnages sont englués dans un quotidien qu’ils veulent fuir sans cesse, et la beauté de ses récits tient à cet équilibre entre la pauvreté des gestes et les illusions qui s’épanouissent. D’abord la plus grande et la plus dangereuse : passer de l’autre côté du Mur, qui devient un personnage presque fantomatique. De cet au-delà du Mur, ils attendent tout, mais sentent au fond d’eux-mêmes qu’il n’apportera rien.

Hans Joachim Schädlich (né en 1935) n’a pu publier ses textes en R.D.A. Lui aussi s’en prend à l’histoire quotidienne en y mêlant l’ironie la plus cinglante et l’absurdité. Dans chaque description, on sent sourdre un élément cruel, une violence retenue. Son style est d’une étonnante plasticité. Censé reproduire un discours d’hommage funèbre écrit pour un obscur fonctionnaire du tsar, il imite à la perfection le langage officiel soviétique et parvient à rendre le quotidien le plus pauvre obsédant.

En lisant à la suite ces trois romans, on ne peut s’empêcher de songer sans cesse aux récits de Kafka : même froideur, mêmes descriptions minutieuses, même absurdité qui font mal. La bureaucratie, ses mécanismes sont élevés jusqu’au fantastique. Le Procès-verbal d’un duel de Fuchs fait songer irrésistiblement à la Description d’un combat de Kafka ou à la machine de la Colonie pénitentiaire. Quant à l’expérience de chaque personnage, elle est proche de celle de Joseph K. : même sentiment d’étrangeté par rapport à un réel absurde et menaçant, même angoisse de la réification.

Assurément, ces écrivains, par leurs protestations, leurs romans, tracent de leur condition, de leur quotidien une fresque profondément triste. La similitude de leurs visions, de leurs images, de leurs procédés témoigne de la profondeur de ce malaise qu’ils expriment. Plusieurs remarques s’imposent néanmoins : s’ils critiquent durement leur société, c’est parce qu’ils estiment que c’est dans son sein que peut naître quelque chose de différent. Enfin, il serait souhaitable que ce projecteur braqué sur ce « malaise » exprimé par certains écrivains est-allemands soit pour nous l’occasion de découvrir les plus anciens ou les autres. Contestataire, critique, toujours sans complaisance, la littérature d’Allemagne démocratique mérite d’être traduite et enseignée.

Jean-Michel PALMIER

Tentative d’approche de Hans Joachim Schädlich – Gallimard
Les fils meurent avant les pères de Thomas Brasch – Hachette/POL
Procès-verbal d’un duel de Jürgen Fuchs – Flammarion
Etre communiste en Allemagne de l’Est de Robert Havemann – Maspéro
L’Alternative de Rudolf Bahro – Stock
Littérature du Dépaysement de Claude Prévost – EFR
La vie sans contrainte de Kast de Volker Braun – EFR

lemurdeberlin.jpg Le mur de Berlin construit en 1961- détruit en 1989

Extrait de Retour à Berlin – J-M Palmier, pages 242-243.

Falkensteinstrasse

Une rue du vieux Kreuzberg, où j’ai souvent habité, et qui ressemble à toutes les autres du quartier. Bordée d’une longue suite d’immeubles noircis aux façades léprosées, elle s’arrête brutalement au pied du mur face à l’ancien pont. La foule se presse à la sortie du métro Schlessisches Tor, terminus de la ligne surnommée l’Orient-Express car elle traverse le quartier turc. Ouvriers, enfants, vieilles femmes, punks multicolores s’engouffrent dans ces vieux immeubles dont beaucoup étaient promis à la pioche des démolisseurs. La station de métro, en briques rouges recouvertes de suie comme les églises de Kreuzberg, n’est pas sans beauté avec son étrange portail de cathédrale. A l’angle des rues se sont ouverts de petits magasins turcs. Le croissant et l’étoile voisinent avec les réclames de bière et de cigarettes tandis que l’odeur du kebbab grillé se mêle à celle des frites et des innombrables sortes de saucisses que chaque Berlinois identifie d’un regard. Et c’est l’hésitation entre une Bratwurst, une Dampfwurst et une Currywurst qui signale immédiatement au marchand l’étranger. A quelques mètres, l’étendue grise du mur. Un mirador en bois domine la rivière. Un panneau indique que cette voie d’eau appartient à la R.D.A. Non loin de la grille, une croix de bois rappelle qu’un inconnu fut abattu ici en franchissant la Spree.Les mouettes se perchent sur la croix, plongent dans l’eau grise et se confondent avec la neige qui recouvre les quais. A la moindre présence humaine, elles s’envolent et se posent plus loin, sur de vieilles caisses. Une péniche chargée de sable surgit dans le brouillard, comme un long cercueil noir. Sur l’autre rive, on aperçoit de vieux immeubles désaffectés dont les fenêtres ont été murées. Les immeubles de Berlin-Est sont perdus dans la brume d’où n’émerge que le minaret de l’antenne de télévision de l’Alexanderplatz. Le pont est barré et seuls quelques résidants de la R.D.A. l’empruntent. Un soldat l’arpente inlassablement.

Jean-Michel PALMIER

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