Article paru dans le journal Le Monde fin 1973
le théologien Alan Watts
Avec Alan Watts, mort en Californie le 18 novembre, disparaît une des figures les plus étranges de la pensée américaine, non pas de celles qu’on trouve dans les universités, bien que Watts , remarquable connaisseur de la philosophie orientale, y ait enseigné à plusieurs reprises, mais un philosophe vivant dans les rues, dans les « slums » intellectuels de San Francisco, parmi les clochards de la Bowerie, les beatnicks et les hippies de Greenwich-Village, tous ceux qui se sentent mal dans leur peau.
L’auteur de la Joyeuse Cosmogonie(1) naquit en Angleterre en 1915, et obtint après son arrivée aux Etats-Unis en 1938, le titre de docteur en théologie. Avant la guerre, ses travaux sur l’histoire des religions orientales lui avaient valu une réputation internationale. Avec la crise morale qui allait déchirer l’Amérique, faire de sa jeunesse la conscience malheureuse du système, l’enseignement de Watts allait rencontrer des disciples par centaines de milliers. Une fois l’ouragan du rock and roll passé, que Jerry Rubin, l’auteur de Do It, considère à juste titre comme l’acte de naissance de la nouvelle gauche américaine, les ballades tristes et mélancoliques de Dylan, comme les poèmes hurlés et haletants de Ginsberg allaient marquer une nouvelle étape de la sensibilité. Tous les romans de Kérouac, des Clochards célestes aux Anges vagabonds, traduisent admirablement cette épopée de ceux qui, guitare sur le dos, poèmes et chansons dans la poche, à défaut d’argent, partirent « à la conquête de leur continent américain « . Pour eux aussi, il y avait quelque chose de pourri dans le coeur de l’homme occidental, dans sa vie, et il fallait fuir le « rêve américain », le cauchemar climatisé de Norman Mailer, pour conquérir une vie nouvelle. Cet exil ou ce pèlerinage qui précipita toute une génération sur les routes du monde entier et vers l’Orient, Watts l’a souvent directement inspiré en contribuant à le justifier. On comprend que tant de jeunes aient vu en lui un prophète et un messie.
La sagesse de l’Orient
Le génie de Watts, c’est d’avoir été capable de traduire l’inspiration de l’orient, sa sagesse millénaire, en langage moderne, et d’avoir élaboré à partir de cette vision une critique de la vie quotidienne américaine. Tous ses ouvrages, Joyeuse Cosmogonie (1), Amour et connaissance (2), Matière à réflexion (3), développent les mêmes thèmes : les Occidentaux ont perdu, avec leur civilisation technique, le sens de la vie. Ils ont tué leur sensibilité et ne savent plus regarder le monde qui les entoure, une fille, un arbre, un coucher de soleil, comme s’ils les voyaient pour la première fois. Aussi, Watts prônait-il le retour à la nature, la réconciliation avec l’univers, l’évasion sous toutes ses formes, comme les prémisses d’un nouvel art de vivre. Ce prophète de soixante ans n’était qu’un enfant qui regardait les autres, leur vie, leurs valeurs avec un regard ironique sans comprendre les réponses que l’on donnait à ses questions.
Prophète, mystique, il fut aussi un poète qui citait à l’appui de ses thèses aussi bien Virgile que le Tao-te-king. Ses oeuvres, traduites dans le monde entier, garderont longtemps après sa mort ce charme, cette puissance de séduction sur ceux qui savent encore rêver.
Jean-Michel PALMIER
(1) Joyeuse Cosmogonie, éditions Fayard.
(2) Amour et connaissance, Denoël, 1971.
(3) Matière à réflexion, Denoël, 1973.
A paraître chez Denoël: le Livre de la sagesse.
Vers la libération d’Herbert Marcuse
Extrait de « La sphère esthético-érotique » in Marcuse et la Nouvelle Gauche, Belfond – 1973 – pages 537 et suivantes;
S’il est possible de lire à travers des poèmes, des chansons, des comportements nouveaux l’avènement d’une autre sensibilité qui soit la négation de l’esprit du capitalisme, reconnaissons qu’il est bien difficile de penser à des concrétisations politiques immédiates. pourtant, et cela ne fait aucun doute, c’est elle qui a poussé tant de jeunes des pays capitalistes à se marginaliser, à manifester dans les rues contre la guerre au Vietnam qu’ils ressentaient comme physiquement intolérable, autant que moralement ; c’est elle qui est à l’origine de toutes les émeutes qui éclatent dans les villes et qui brisent la structure du quotidien. C’est sans doute la Nouvelle Gauche américaine qui pourrait nous fournir les exemples les plus remarquables de ces nouvelles oppositions :
» Les noirs se reconnaissent comme soul brothers; l’âme est devenue noire, violente, orgiaque; elle ne s’incarne plus dans Beethoven ou Schubert, mais dans le soul food : le blues, le jazz, le rock an’roll. De même le slogan militant : Black is beautiful est une redéfinition d’un autre concept fondamental de la culture traditionnelle, dont il renverse la valeur symbolique, en l’associant à l’obscurité, aux tabous de la magie, à l’ombre inquiétante du mystère. Cette ingérence de l’esthétique dans la politique a également lieu à l’extrémité opposée de la révolte contre la société d’abondance : la jeunesse non conformiste, elle aussi, pratique le renversement des significations, jusqu’au démenti formel; par les fleurs lancées à la police (flower power, ce qui est une redéfinition et une négation absolue du sens du mot « pouvoir« ); par le caractère à la fois érotique et belliqueux des chants de protestation; par la sensualité des cheveux longs, et des corps qui se refusent à une propreté artificielle. » (Vers la libération de H. Marcuse)
L’épanouissement d’untelle sensibilité marque la rupture totale avec le continuum répressif. Elle véhicule les images taboues de la liberté et mine l’ancienne culture, dans cette étrange confusion de mots, d’images, de valeurs où la pornographie détournée côtoie le romantisme échevelé, la tristesse et le joie, la poussière et l’infini. sans doute est-il encore impossible aujourd’hui de prévoir l’aboutissement de telles suppositions, mais leur universalisation, la réintroduction d’éléments non sublimés dans la culture officielle, le refus massif de l’intégration mine assurément toutes les formes de l’idéologie.
Jean-Michel PALMIER
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