La crise engendre –t-elle des monstres ?

   Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2711 du 8 au 15 novembre 1979

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          Les crises économiques – comme le sommeil de la raison de Goya – engendrent-elles des monstres ? Sans doute peut-on difficilement établir à quels événements sociaux ou économiques a correspondu l’apparition de telle ou telle créature monstrueuse, du symbolisme de l’Apocalypse au bestiaire fantastique du Moyen Age.

King Kong

          Mais est-ce un hasard si, aux Etats –Unis la grande dépression fut suivie d’un intérêt indiscutable pour le fantastique ? Même si on oublie trop souvent qu’il y a derrière l’imagination la plus débridée un contexte social que l’on brise, que l’on transpose ou que l’on fuit. Ainsi King Kong. Ainsi King Kong tel qu’il fut conçu par Edgar Wallace et Merian C. Cooper en 1932. Du film on a retenu – il s’agit bien sûr du premier King Kong et non du hideux remake qui en a été tiré – le fantastique et la poésie. Car King Kong est plus qu’une bête. Il détruit mais il aime, il désire, il souffre. Et le spectateur, outre la séduction qu’exercent les clairs-obscurs et les admirables plans montrant sa rencontre avec la Femme, ne peut s’empêcher de succomber à cette magie. Du coup, on oublie certains détails significatifs du roman. Par exemple, cette Anne Darrow qui va affronter l’amour du monstre, pourquoi se lance –t-elle dans cette invraisemblable expédition ? Pour fuir l’Amérique des marathons de danse que décrit Mac Coy, mais aussi la crise et la misère, qui l’ont poussée à tenter de voler une pomme à un étalage. Et que cherchent les autres participants ? Ils cherchent à oublier dans ce voyage au bout du monde, les visages gris des rues de New York, la pauvreté et le désespoir. Si l’on néglige ce contexte particulier de l’Amérique des années 30, il est certain que l’on ne peut comprendre ce que signifia le film dans une Amérique en proie à la panique, au désarroi, avide de rêves et d’horizons nouveaux.

Le vampire de Düsseldorf

          Toutefois, c’est sans doute le délabrement social, économique et politique de l’Allemagne des années 20 qui constitua l’une des plus fructueuses pépinières de créatures monstrueuses. Sans doute serait-il exagéré de leur donner un sens politique précis ou d’établir entre ces films et la situation allemande entre 1919 et 1930 des rapports trop étroits. Siegfried Kracauer, en dépit de son érudition, n’échappe pas à ce danger quand, dans son livre De Caligari à Hitler, il tente de montrer qu’une analyse sociologique des films de la période de Weimar aurait permis de prévoir la montée du nazisme.

          Pourtant, il y a des symptômes troublants : le réel se mêle parfois à la fiction à un point rarement atteint. Les meurtriers sadiques de Hanovre et Düsseldorf, Fritz Harmann et Peter Kürten semblent tout droit sortis de ces films d’horreur. Ils ne dépareraient pas une nouvelle de Hans Heinz Ewers , cet écrivain fantastique qui connut une surprenante gloire dans les années les plus sombres de l’Allemagne de Weimar en éclaboussant le visage des petits bourgeois de sexualité et de sang. Est-il si étonnant que l’apogée de la renommée d’Ewers, qui devint un écrivain nazi, corresponde justement à la crise qui ravage l’Allemagne ? Il faut d’ailleurs remarquer que les monstres naissent toujours avant la crise, rarement pendant, quelque fois après.

Le Dr Mabuse

          En Allemagne, c’est dès le lendemain de la guerre de 1914 qu’apparaît cet étonnant climat de fantastique et d’épouvante qui séduit les masses. L’Etudiant de Prague de Wegener, qui vend son reflet au diable, est né en 1913, Le Golem en 1915,Homonculus en 1916, créatures solitaires et haineuses qui souffrent de n’être pas aimées. Au cinéma du Cabinet du Dr Caligari, les monstres vont envahir l’écran en une longue procession aussi surprenante que fascinante. En 1922, c’est Nosferatu le vampire de Murnau, puis Vanina de Carl Mayer et enfin, la même année le Docteur Mabuse de Fritz Lang.

          Le film de Fritz Lang est étonnamment réaliste. Son héros diabolique évolue dans un décor bien réel : celui du Berlin de l’inflation, du chômage et de la contre-révolution triomphante. On le rencontre dans les boîtes de nuit, les tripots, parmi les aristocrates décadents, les homosexuels et les prostituées. Comment ne pas prendre au sérieux ce texte de présentation du film qui disait alors que le type d’homme décrit correspondait à l’époque, qu’il n’avait pas existé avant et n’existerait peut-être plus après. Pourtant Mabuse n’est pas Hitler, pas plus que Caligari ou Nosferatu. Ce qui importe ce n’est pas de traduire un monstre ou un film en leurs équivalents politiques, mais bien plutôt de s’interroger sur ce que signifie d’un point de vue sociologique et politique cette rencontre entre les crises sociales et économiques d’une part, les flambées d‘irrationnel d’autre part.

          Après l’effondrement de la Bourse de New York et la déstabilisation de l’Allemagne, triomphera la mode des opérettes et des divertissements. Hans Albers devient l’un des symboles du cinéma allemand. Le meurtrier obsédé de M. le Maudit et Marlène – la Lola de l’Ange bleu – seront les deux derniers monstres du cinéma allemand. Puis le réalisme de Pabst et surtout les premiers films communistes brosseront les images du monde meilleur. Il faudra l’avènement du cinéma nazi pour que cet irrationalisme ressurgisse, mais sous d’autres formes.

Requins et fourmis

          Un demi-siècle après, il est tentant de relever certaines analogies. Cette flambée d’irrationnel plus ou moins morbide traverse de nouveau de part en part les sociétés capitalistes. Obscurantisme idéologique, satanisme de pacotille, mysticisme sous toutes ses formes triomphent de nouveau au cinéma : ici le film catastrophe, là, la psychose du diable. Ce ne sont plus que requins mangeurs d’hommes, fourmis géantes, tremblements de terre, incendies apocalyptiques. « Mieux vaut une fin effroyable qu’un effroi sans fin. C’est le testament policier de toute classe agonisante » affirmait Marx. Tout cela n’est pas innocent. Marcel Mauss n’affirmait-il pas que c’est toujours, en définitive, la société qui se paie elle-même de la fausse monnaie de son rêve ?

Jean-Michel PALMIER

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         Scènes et affiche de M. le Maudit de Fritz Lang.

Extrait de Cause commune, 1977/1 La ruse,  Collection 10-18

Peter KURTEN, le « Vampire de Düsseldorf »

I

          Peter Kürten est le second meurtrier sadique qui ait été transformé en légende à l’époque de la République de Weimar. Si son histoire du point de vue psychopathologique est très différente de celle de Haarmann, on ne peut être indifférent aux étranges similitudes qui unissent les deux cas. Du point de vue social tout d’abord: Kürten comme Haarmann est le type du petit bourgeois, de plus en plus menacé par la crise économique, incapable d’adhérer à un parti, d’effectuer un choix politique, mais prêt à profiter de tout pour subsister. Haarmann ressemble à un grand enfant, entièrement dominé par ses fantasmes et son désir de meurtre. Kürten est plus lucide : il est attentif au monde social qui l’entoure. Leurs crimes, aussi sadiques chez l’un que chez l’autre, ont comme décor la misère – Hanovre pour Haarmann, Düsseldorf pour Kürten, les combats de rue entre les communistes et les S.A., la montée du nazisme, le déchaînement de violence qui fait suite à la révolution assassinée par la social-démocratie et la haine du Diktat de Versailles. Si ce fut la décomposition morale et politique de l’époque de Weimar qui permit à Haarmann de commettre impunément ses crimes, il semble que ce soit la vue même des méthodes nazies qui ait poussé Kürten à commettre les siens. Enfin, l’histoire de Kürten comme celle de Haarmann fascina l’Allemagne préhitlérienne et occupe une place particulière dans l’imaginaire de cette époque (2).

          Peter Kürten est issu d’un milieu très pauvre. Son père était alcoolique et, comme Haarmann, il semble avoir nourri une violente haine à son égard. Son enfance se déroule dans la promiscuité sexuelle la plus complète et la violence du père contre la mère. Le père violera sa fille et sera arrrêté pour ce viol. Kürten semble avoir été profondément marqué à la fois par le sadisme que son père exerçait sur sa mère et le viol de sa soeur dont il partageait le lit. Si l’on en croit les biographes de Kürten, c’est très jeune qu’il prit goût au sang. En léchant d’abord les blessures que le père avait infligées à sa soeur, et  en buvant du sang d’animal. Puis il semble s’être blessé lui-même à coups de canif afin de boire son propre sang et égorgea ensuite des animaux pour boire leur sang. Ses premières émotions sexuelles semblent être liées à ce sang qu’il boit, et à toute la fantasmagorie sadique qui l’accompagne. Le jour de ses quatorze ans, il égorge un mouton et se barbouille de son sang. Il semble même qu’il ait utilisé ces animaux égorgés comme objets sexuels et, dès son enfance, semble s’être rendu coupable de plusieurs agressions.
Après avoir quitté sa mère, Kürten vivra en vagabond, volant et refusant tout travail régulier. C’est après la fin de la guerre qu’il semble avoir commis ses premiers crimes. Il tue au hasard des enfants, filles ou garçons, afin de boire leur sang. Les premiers crimes de Kürten provoquent à Düsseldorf une véritable frayeur: on retrouve dans un bois une première petite fille violée, éventrée, au crâne fracassé.  Alors que Haarmann – assez paradoxalement, malgré ses meurtres – ne paraît pas avoir été dénué d’ humanité et de générosité, il semble que Kürten ait éprouvé très tôt une sympathie pour les nazis. Parmi ses victimes figureront des ouvriers communistes qu’il assassine à coups de ciseaux, mais c’est surtout aux femmes qu’il s’attaque, dans les rues, la nuit, et qu’il tue avec la plus extrême sauvagerie. La police semblait incapable de s’emparer de ce meurtrier qui – aux dires mêmes des femmes qu’il avait agressées, mais n’avait pas eu le temps de tuer – « ressemblait à tout le monde ». Le problème était d’autant plus difficile à résoudre que la presse s’ingéniait à terroriser la population et qu’un illuminé s’accusait des crimes pour bénéficier de la gloire macabre de Kürten.

II

          Si Haarmann est d’après la typologie développée par Devereux, le type même du criminel surmoïque, c’est-à-dire, qui tue par angoisse du surmoi et sentiment de culpabilité, afin de cacher un délit mineur – l’homosexualité chez Haarmann, bien que s’y ajoutent de forts facteurs psychotiques – Kürten est au contraire, le type même du criminel psychotique ou névrosé chez qui toute sexualité est vécue comme sadisme et tout sadisme comme sexualité. Kürten ne tue pas seulement une victime : il agresse toute la société par son crime et il n’hésite pas à prendre des risques, à écrire aux journaux pour révéler l’endroit où gisent les femmes qu’il a tuées, et qu’il a enterrées.
          Bientôt le criminel sera poursuivi par la police et des patrouilles organisées par les étudiants. Un climat de suspicion générale s’empare de la population. La tête du meurtrier est mise à prix, pourtant Kürten perpètre toujours ses viols et ses assassinats. Bientôt des émeutes éclatent devant le commissariat de la ville: la population veut le prendre d’assaut estimant que la police est totalement inefficace. On fait appel à la police de Berlin, mais Kürten parvient à déjouer toutes les rafles. Il s’attaque aussi bien à des prostituées qu’ à des fillettes de cinq ans, écrit aux journaux mais aussi aux parents pour expliquer comment il les a tuées. La panique atteint son comble en novembre 1929, quand il apparaît nettement que la police est toujours aussi inefficace    dans sa chasse au meurtrier. Les descentes de polices dans les hôtels borgnes, les meublés, les maisons closes, les tavernes, les contrôles d’identité parmi les souteneurs, les repris de justice et les voleurs restaient sans résultat. On eut beau arrêter tous les graphomanes et les déséquilibrés, Kürten n’était pas parmi eux. Il travaillait alors comme camionneur, et était marié avec une serveuse de brasserie.
          C’est par le plus grand des hasards que la police fut mise sur sa piste. Une vieille femme reçut une lettre qui ne lui était pas adressée et dans laquelle une jeune fille avouait à son amie avoir été violée par un homme qui venait de la tirer d’une agression. La police n’eut aucun mal à retrouver la jeune fille et à découvrir le domicile où Kürten l’avait emmenée. Il avait avoué à sa femme, surprise de le voir rentrer encore ensanglanté, qu’il était le meurtrier, la menaçant de la tuer si elle le dénonçait. Kürten fut arrêté le jour même. Il avoua ses crimes avec une espèce de gloriole. La population continua à manifester devant le commissariat, exaspérée par le cynisme du criminel : elle voulait faire justice elle-même.
          Après avoir défrayé la chronique, Kürten sembla vite oublié. Incarcéré, il était observé par des psychiatres tous les jours, lisait les journaux et se réjouissait des articles qui lui étaient consacrés, posait des questions sur la montée du parti nazi et les succès d’Adolf Hitler. On avait établi entre-temps qu’il était coupable d’au-moins neuf assassinats, une vingtaine d’agressions, et des incendies qui avaient éclaté dans la région de Düsseldorf.

III

          Le 5 novembre commença l’expertise médicale. On fit appel aux plus grands psychiatres allemands et autrichiens. Psychiatres et psychanalystes se disputèrent sur le cas et durent reconnaître qu’il était impossible de considérer Kürten comme un schizophrène ou un paranoïaque. Il fut déclaré « pathologiquement normal »!

          Le procès s’ouvrit à Düsseldorf le 13 avril 1931. Il raconta poliment son enfance au tribunal, relata ses crimes avec la plus parfaite indifférence. Quand on lui demandait comment il avait pu commettre ces assassinats horribles, il répondait seulement : « J’ai agi sous le coup d’une émotion intense, suivie d’une bienfaisante détente. » Il semble que Fritz Lang obtint une permission spéciale pour assister au procès. Il songeait à en tirer un film. Kürten suivit son procès avec la plus parfaite indifférence, heureux d’en être la vedette. Il écoutait avec un air amusé les diagnostics des psychiatres et parfois reprenait leurs termes pour expliquer son cas, mais sans y croire : il cherchait seulement à éviter la peine de mort. Au cours des discussions, il prit parti pour les psychanalystes et souligna les événements de son enfance qui l’avaient prédisposé aux meutres : le sadisme de son père, sa promiscuité avec sa soeur, la violence dont il était l’objet, celles que la société lui avait fait subir. Sa femme déposa en sa faveur, affirmant qu’il y avait en lui une dualité, un homme bon et une bête sauvage, que dans leur vie commune, c’était l’homme bon qui avait dominé. On fit même venir le père de Kürten, de l’asile de vieillards où il vivait. Peter Kürten demanda à ne pas assister à l’audience. Quand comparu la dernière victime de Kürten, la jeune fille qu’il avait violée sans la tuer, et qui avait permis son arrestation, il cria à la salle et à sa victime qu’il regrettait de ne pas l’avoir tuée et de ne pas avoir bu son sang. Avant la délibération du jury, Kürten s’adressa encore aux jurés et leur demanda de le juger en leur âme et conscience, mais en pensant :  » Que serais-je devenu, si j’avais passé ma jeunesse dans les mêmes conditions que que Peter Kürten ? ». Il fut condamné à mort. La grâce lui fut refusée. IL écrivit aux parents des victimes pour demander de lui pardonner ses crimes et il obtint l’absolution de l’aumônier de la prison. C’est en se débattant qu’il monta à la guillotine.

IV

          Aussi différents qu’ils soient, ces meutres frappent par de nombreuses analogies. C’est presque à la même époque que Haarmann et Kürten accomplissent leurs crimes. Tous deux sont issus du même milieu, présentent la même hérédité sociale -familles pauvres, promiscuité sexuelle, alcoolisme, haine du père, violences exercées dans leur enfance - et font preuve du même sadisme. les récits des crimes de Haarmann comme de Kürten éveillent l’horreur car, jusqu’au moment de leur condamnation, ils ne semblent pas avoir éprouvé le moindre sentiment de pitié ou de remords à l’égard de leurs victimes. Enfin, ces meutres se déroulent dans le contexte social de la montée du nazisme, des combats de rue, de la décomposition sociale des institutions. Haarmann parvient à commettre ses crimes parce qu’il possède une carte de policier et Kürten ne sera arrêté que par hasard. On comprend que l’horreur de ces crimes ait frappé l’imagination et que, dès les années 1930, Haarmann et Kürten soient devenus de véritables légendes.
          Quelles que soient les divergences que présentent leurs histoires respectives, ce qui frappe dans le rapprochement de Haarmann et Kürten, c’est la communauté du style de leurs crimes – sadisme, mutilation de corps (Haarmann coupe ses victimes en morceaux, Kürten tranche les oreilles, décapite les fillettes qu’il viole) – et la difficulté de les aborder sur le plan de la psychopathologie. Les diagnostics des psychiatres ont sur ce point quelque chose de tristement comique : ils ne peuvent que constater l’apparente normalité de criminels qui ne semblent entrer dans aucun cadre nosographique précis.
          Mais le plus étrange, c’est finalement la parenté entre le style de ces crimes, les fantasmes qui hantent les oeuvres cinématographiques et littéraires des années 20-30  et les premiers meurtres perpétrés par les nazis. Si nous sommmes loins d’accepter toutes les analyses que Siegfried Kracauer, dans son livre De Caligari à Hitler, a consacrées au cinéma expressionniste, certaines intuitions trouvent pourtant dans la réalité de surprenantes vérifications. Avant d’être immortalisé par Fritz Lang dans M. le Maudit, Kürten aurait été digne de servir de modèle aux créatures diaboliques qui hantent le cinéma expressionniste des années 20. Les crimes de Haarmann et de Kürten sont en effet dans la lignée de ceux de Caligari et de son automate, la furie du sang de Kürten rappelle celle de Nosfératu et tous deux sont finalement proches de Jack l’éventreur qui apparaît dans le film de Leni, le Cabinet des figures de cire, ou Lulu de Pabst. Analogies superficielles ? Mais comment ne pas être frappé par l’invraisemblable concordance qui existe entre le style  de ces crimes et les romans de Hanns Heinz Ewers qui, à cette époque, sont les plus populaires en Allemagne : même sadisme, mêmes fantasmes de viol, même fantasmagories du sang. Quoi d’étonnant si aujourd’hui, ont est tenté de comparer les styles de ces crimes avec l’Allemagne hitlérienne. Les nazis hériteront de la mystique du sang d’Ewers – mystique aussi raciste que sadique chez l’auteur de la Mandragore et de l’Apprenti sorcier – et il n’est finalement pas étonnant qu’Ewers lui-même se soit rallié au nazisme.
          Sans prétendre apporter une réponse à cette question de l’identité de style des crimes de Haarmann et Kürten avec les fantasmagories littéraires de l’époque et les méthodes nazies, il nous semble utile de rappeler quelques-unes des thèses, avancées dès 1940, par Georges Devereux dans un article consacré au « négativisme social et à la psychopathologie criminelle » (3)

V

          G. Devereux tente de saisir la logique du négativisme social survenant chez des névrosés ou des psychotiques. Il distingue deux types de personnalités criminelles: le premier correspond au criminel qui, prenant conscience des incohérences de son milieu social, le devance en quelque sorte, le second corrrespond à la personnalité criminelle dont les actions semblent dues à une crise de transplantation. Dans tous les cas, le crime apparaîtra comme la conséquence d’un conflit et le style du crime sera en rapport avec le conflit et la société elle-même, à tel point qu’il est possible de parler d’une relation fonctionnelle entre le crime et la société.La répétition du même crime ne pourrait s’expliquer seulement par des facteurs individuels – il y a d’ailleurs, finalement peu d’analogies au niveau de l’inconscient chez Haarmann et Kürten, l’un tue vraisemblablement par angoisse du surmoi pour cacher son homosexualité, l’autre ne peut concevoir de rapports sexuels que sous forme de crimes, la blessure étant considérée plus ou moins comme un sexe – mais par des facteurs sociaux. C’est finalement le milieu social qui non seulement est à l’origine du conflit contre lequel le criminel réagit, mais qui semble lui donner son style. Devereux affirme qu’un crime porte l’empreinte de son auteur, lui appartient comme un poème écrit par lui. Il pousse même l’analogie plus loin en considérant que, de même que l’auteur est contraint de se plier à une structure grammaticale, le criminel est contraint de se plier à une structure sociale, même lorsqu’il la nie. Le criminel sera donc plus ou moins contraint de reproduire, dans sa déviance même, la norme  sociale et Devereux montre à partir de plusieurs exemples qu’un crime qualifié de psychotique peut paraître « normal » ailleurs, que le caractère choquant que l’on ressent devant tel ou tel crime vient précisément du fait qu’il semble échapper à notre logique. Or, précisément, les crimes de Haarmann et de Kürten sont-ils vraiment déviants ? Il est difficile de l’affirmer : ils reproduisaient finalement le style même des meurtres nazis ou les anticipaient. Kürten assassinera des ouvriers communistes comme il avait vu les S.A. le faire et les voisins de Haarmann semblent, inconsciemment, deviner la provenance de la viande qu’il leur distribue si généreusement : ils le lui disent en plaisantant. Aussi Devereux affirme-t-il que le caractère déficient du criminel ne peut être affirmé qu’en faisant abstraction de la nature de son crime qui, elle, est sociale. Tel est précisément le cas de Haarmann et de Kürten qui embarasseront les psychiatres les plus honnêtes, convoqués comme experts et qui devront reconnaître, malgrè l’horreur qu’éveillent leurs crimes, qu’ils ne semblaient guère différents de la majorité des gens. 
          Le critère fondamental qui déciderait donc du passage ou non au comportement déviant et criminel serait l’acceptation ou le refus de la société. S’il existe une identité au niveau de l’inconscient entre le chirurgien, le boucher et le criminel – est-il besoin de rappeler qu’on qualifie un mauvais chirurgien de boucher, un crime horrible de boucherie et que l’anatomiste du Moyen Age passait pour un vampire fou. – ce qui les différencie, c’est le niveau hiérarchique de leurs sublimations : excellente chez le chirurgien, moyenne chez le boucher, nulle chez le criminel. Le crime apparaîtrait donc dans cette perspective comme la non-sublimation absolue par rapport à la réalité. Mais, ici encore, il faut modérer cette affirmation car l’adaptation à la réalité au sens freudien ne recouvre pas l’adaptation à la réalité sociale. Celle-ci peut apparaître comme morcelée, divisée et infiltrée d’imaginaire. Que pouvait signifier justement, entre 1925 et 1930, l’ »adaptation à la réalité », alors que celle-ci était fondamentalement contradictoire, qu’un monde était en train de mourir et un autre de naître ? Sans doute Ewers est-il un écrivain qui se situe dans la postérité de l’Expressionnisme, mais ses fantasmes, sa sensibilité, son sadisme, son idéologie vont à la rencontre de la réalité nazie. La cruauté qu’il exalte, le sang qu’il transforme en mythe et dans lequel ses lecteurs se vautrent, n’annoncent-ils pas déjà la venue du « temps des assassins »? Devereux remarque justement :

 » C’est pourquoi trop souvent la seule différence entre l’individu bien adapté et « sublimé » et le « déviant » non « sublimé » tient à ce que le premier accepte – souvent bien trop complètement – la réalité de la société, alors que le second ne l’accepte pas, encore qu’il soit parfois parvenu à un degré d’acceptation beaucoup plus élevé en ce qui concerne certains ordres de la réalité non sociale. (4) »
          Tels sont précisément les cas de Haarmann et Kürten qui, dans la phase de destruction générale des valeurs et des institutions qui caractérise l’époque de Weimar, sont en conflit avec la société qu’ils rejettent et qu’ils assassinent presque mécaniquement à travers des victimes isolées et qui leur sont finalement indifférentes, mais dont l’imaginaire sadique est adapté, mieux adapté même que celui de n’importe quel petit-bourgeois allemand qui se délecte à la lecture d’Ewers – à la réalité nazie en gestation et dont ils comprennent inconsciemment les mécanismes. Ni Haarmann ni Kürten n’ont véritablement de conscience politique, mais ils perçoivent parfaitement l’origine sociale de leur conflit, le caractère apocalyptique de leur vengeance par le crime contre cette même société, et il n’y a rien d’étonnant à ce que Kürten, même en prison, interroge ses gardiens sur les progrès du parti nazi; il perçoit confusément que sa démence et ses crimes, le sadisme et la cruauaté qu’on lui reproche pourraient ne plus être déviants si une nouvelle réalité et ce nouvel imaginaire qu’il a perçus par bribes à travers les premiers meurtres nazis venaient à se généraliser. Tel est justement l’une des causes de l’intérêt que Fritz Lang portera à Kürten – comme nous le montrerons plus loin – et qui consistait à voir dans son histoire et ses crimes l’annonce de la nouvelle Allemagne.
          On pourrait rétorquer à cette argumentation que Haarmann dans un régime nazi aurait aussi été arrêté, que Kürten aurait été aussi exécuté. On peut citer de nombreux extraits du code pénal nazi qui montrent la sévérité extrême dont faisaient preuve les nazis envers les délinquants. Citons quelques exemples : dès 1932, la Chambre des médecins de Wurtemberg se prononçait en faveur d’une stérilisation légale des « gens de valeur inférieure ». Cette pratique ne fut effective qu’à partir du 14 juillet 1933, date à laquelle la loi fut votée. Elle prévoit notamment la castration des épileptiques, schizophrènes, maniaco dépressifs et de tous les gens atteints de tares congénitales. Le troisième article prévoyait son extension aux alcooliques. Il est évident que la loi fut en fait appliquée par vengeance aussi bien sur des adversaires politiques que sur des personnes ne présentant pas le moindre trouble mental – les prostituées par exemple. Les criminels sexuels étaient les premiers visés par cette législation, et les statistiques le prouvent. C’est d’ailleurs en référence à Kürten que les nazis firent voter la loi. Si l’on en juge par les chiffres (5),on castra, en 1935,  50 criminels sexuels, en 1936, 1116, dont 313 à Berlin. Rappelons en passant que cette loi fut approuvée par le Pape Pie XI. Lorsqu’on étudie de très près les statistiques du Bureau national à l’époque de Hitler, on est frappé par le contraste entre le rigorisme moral prôné par le nouveau régime et l’invraisemblable augmentation du taux de criminalité en Allemagne. Non seulement les nazis eux-mêmes se plaçaient au-dessus de ce code et les crimes commis par des membres du parti, contrairement à ses statuts, ne furent pratiquement jamais poursuivis, mais tout se passe comme si les criminels eux-mêmes, quelle que soit la sévérité des lois, n’aient pas cru à ce code moral, sachant parfaitement qu’il était impossible de leur reprocher des méthodes qui étaient celles du régime. Sur ce point la communion dans le sadisme des nazis et des grands criminels de l’époque était indéniable, à tel point que l’on ne peut qu’être frappé que cette formidable machine populaire qu’était la Gestapo ait été absolument incapable de procéder à l’arrestation de ces criminels. L’exemple  le plus célèbre est celui de Bruno Luedke, le plus grand « criminel sexuel » de l’époque hitlérienne, qui fut arrêté par hasard en 1943 et qui avoua 84 crimes commis à Berlin. Si la juridiction nazie était d’un rare sadisme, les nazis furent incapables d’ arrêter les grands criminels à tel point qu’on est confondu en examinant le cas de Bruno Luedke : aucun inspecteur ne songea à établir un lien entre les 84 crimes identiques – viol après mort par strangulation. Ceci nous amène à mettre en question, en dépit des lois, des valeurs proclamées, l’ »assainissement des moeurs », que la NSDAP prétendait avoir réalisé. Il faut bien reconnaître à partir des statistiques établies par le Bureau national que cet  » assainissement » n’a jamais existé dans les faits. Cette complicité tacite entre les nazis et la pègre était telle que, dans les camps de concentration, les S.S. utilisaient systématiquement les criminels pour torturer les politiques et que, à la fin de la guerre, les criminels furent automatiquement incorporés dans la S.S., de plein droit.
          Il est donc posssible de comprendre, à partir de ces remarques de G. Devereux, l’étrange parenté qui semble exister entre les crimes de Haarmann, de Kürten et ceux des nazis. Révoltés contre une société en pleine décomposition, leur imaginaire fait déjà partie de la réalité nazie et c’est en ce sens qu’ils peuvent être qualifiés de déviants à l’égard de la réalité sociale mais d’adaptés par rapport à l’imaginaire qui peu à peu se développe au sein de la petite-bourgeoisie et qui culminera dans les premières manifestations de barbarie collective. L’expression négativisme social, utilisée par Devereux, résume assez bien leur cas : Haarmann et Kürten ne sont sans doute pas fondamentalement différents de la plupart des petits-bourgeois allemands qui font voter pour Hitler et qui ferment les yeux à la violence nazie, c’est bien ce que concluera l’expertise psychiatrique, mais ils s’opposent par leur comportement criminel à la société tout entière. Haarmann veut « prendre sa vengeance sur la vie », Kürten exercera sur ses victimes et la société elle-même le sadisme que son père a exercé sur lui. Devereux remarque non sans raison:
          « Lorsqu’un individu est assez intelligent pour reconnaître ou du moins assez perceptif pour sentir que l’agent traumatisant n’est pas un individu, mais la société ou la culture déréistique et structurellement incohérente à laquelle il appartient, on doit s’attendre à ce que son agression soit dirigée contre l’instance qui assigne à certains individus le rôle de traumatiser d’autres, et non contre l’individu qui se trouve n’être qu’un simple agent de la société traumatisante. » (6)
          La déviance systématisée est donc non une simple agression contre l’individu, la victime, mais contre la société tout entière. dans ce type de crimes, le choix de la victime est tout à fait secondaire:
           » Le choix de la victime est déterminé dans une large mesure par l’occasion et par d’autres motifs secondaires. Le négativisme social s’exprime à un niveau d’abstraction assez bas et aux dépens de membres de la société choisis presque au hasard (…) Une partie du bénéfice névrotique que procure ce genre de crime est constitué par le chagrin que le comportement du criminel cause à la famille et à ses proches (7). »
          A leur manière, Fritz Haarmann et Peter Kürten furent aussi les fossoyeurs de la République de Weimar. parias du monde bourgeois, héros de la misère et du crime, ces deux meurtriers, qui s’acharnèrent à jouer leurs « rôles flamboyants », étaient non seulement le produit de leur époque, mais aussi les annonciateurs de ce temps que Rimbaud a prophétisé comme « celui des assassins. »

Jean-Michel PALMIER

(2) Et de la nôtre aussi, car son histoire vient d’être transformée en une biographie romancée : Le vampire de Düsseldorf, par Marcel Schneider et Philippe Brunet, Pygmalion, 1975.
(3) Repris dans Essais d’éthnopsychiatrie générale, Gallimard, 1970.
(4) ibidem p. 111.
(5) Chiffres donnés par les Drs Yves Ternon et Socrate Helman in les Médecins allemands et le national-socialisme, Casterman. 1973. Cf aussi H-P Bleuel : Das Saubere Reich, Scherz Verlag. 1972.
(6) Ibid. p. 117
(7) Ibid. p. 120

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