Budapest 1919 : l’an 01 d’une avant-garde.

En marge de l’exposition Paris-Moscou, article paru dans Les Nouvelles littéraires N° 2712 du 16 au 22 novembre 1979.

 parismoscoucgp79g.jpg     150pxnyugat19081.jpg Premier N° de la revue NUYGAT
Catalogue de l’exposition PARIS-MOSCOU – 1979 – Centre G. Pompidou

 Budapest 1919 : l’an 01 d’une avant-garde.

          Jusqu’en 1914, la Hongrie, ou plutôt la monarchie austro-hongroise est un pays qui, tout en s’engageant dans la voie du capitalisme, garde ses structures féodales. Les courants modernistes y sont honnis comme une insulte à la tradition, à l’Empire. La langue officielle est l’allemand, la culture, celle de Vienne. Si les intellectuels aiment parler français, il n’y a guère que les paysans qui parlent le hongrois et qui gardent vivante la tradition nationale.

          Comme la Hongrie semble paralysée par la toute-puissance du système féodal, c’est dans la culture que sont projetés les rêves les plus fous. C’est elle qu’on tente de bouleverser à défaut de changer la société. Dans ce contexte, une revue et un poète vont brusquement devenir les signes de ralliement pour tous ceux qui aspirent à une transformation sociale : le groupe du Nuygat et Endre Ady.

          Nuygat (Occident), c’est d’abord une brèche dans les formes traditionnelles de la culture hongroise. Face à une tradition surannée, la revue et le groupe qui l’anime s’ouvrent sur l’Occident. On y commente Nietzsche, Bergson mais surtout le symbolisme. Parallèlement à ces revues littéraires, d’autres revues, plu sociologiques telle la Huszadik Szazad (Vingtième siècle) ou la Société des sciences socialesse développent, élargissant cette brèche et la lutte contre le conservatisme. Au moment où Bartok et Kodalyi recueillent des documents sur la musique populaire hongroise, de jeunes intellectuels s’efforcent de donner naissance à un théâtre hongrois. Parmi eux, on rencontre Georg Lukacs. Nuygat n’est qu’une revue artistique, mais elle devient le symbole de ceux qui rêvent de modernité et de renouveau, sinon de révolution. Lorsque Endre Ady publie en 1906 ses Poèmes nouveaux (Uj Versek), le recueil fait figure de manifeste. Il devient un objet de scandale ou de culte. Etre pour ou contre Ady, c’est prendre position sur la modernité, sur la littérature hongroise, sur ce qu’on attend de la Hongrie elle-même.

          La jeunesse ne s’y trompe pas qui fait d’Ady son idole, son maître. Désormais, tout le mouvement du Nuygat portera son inspiration. Parmi ses admirateurs les plus fervents, on trouve le jeune Lukacs. C’est même là un fait unique : Ady est le seul poète d’avant-garde qu’il admirera réellement, car il voit en lui le porte-parole de toute une vision du monde. Mais à l’époque c’est vers l’Allemagne comme beaucoup de jeunes intellectuels de sa génération (tel Béla Balazs) que se tourne Lukacs. En allant à Berlin puis à Heidelberg, en se liant avec Bloch et Weber, Lukacs semble quitter complètement l’horizon culturel et politique hongrois. En fait, il n’en est rien. Il est vraisemblable que la certitude de l’impossibilité d’une révolution en Hongrie, sa haine du capitalisme sont à l’origine de l’affirmation de la vision tragique du monde de l’Ame et les Formes, de l’espoir messianique qu’il cherche chez Dostoïevski et que l’on retrouvera dans sa Théorie du roman.

          Pourtant cette révolution va venir. Elle éclate le 31 octobre 1918 sur les ruines de la monarchie austro-hongroise. Mais le comte Karolyi, qui incarne la révolution bourgeoise démocratique ne peut non plus se maintenir. Face aux exigences de l’entente, à la menace d’occupation de la Hongrie, il ne bénéficie pas d’un soutien populaire assez grand. Ce soutien, seul le Parti communiste hongrois et son leader Béla Kun peuvent réellement l’obtenir. Ce Parti communiste hongrois fut pendant longtemps sous-estimé de même que son fondateur – qui aujourd’hui encore demeure une figure énigmatique. Karolyi fut pourtant obligé de remettre le pouvoir au prolétariat. Béla Kun, alors emprisonné, devenait chef du gouvernement. Cette « Commune » allait durer 133 jours avant d’être anéantie dans le sang par la vague de répression qui suivit.

          C’est dans ce contexte extrêmement dramatique que se situe l’Activisme hongrois. Ady est mort le 27 janvier 1919. Il n’a pas eu la joie d’assister réellement à l’effondrement de la monarchie des Habsbourg. Toujours aimé par la jeunesse, c’est pourtant une nouvelle génération, une nouvelle avant-garde qui désormais occupe le devant de la scène. Le symbolisme est devenu presque quelque chose de classique. Lajos Kassak, chef de la véritable avant-garde hongroise, déclare la guerre non seulement à la bourgeoisie, mais à toutes les vieilles formes artistiques. S’il a le sentiment d’être encore seul, isolé en Hongrie, il n’en est pas moins persuadé que dans les autres pays, les futuristes, les expressionnistes, les dadaïstes, les constructivistes sont ses frères, ses compagnons d’armes. Influencé par la revue allemande pacifiste Die Aktion de Pfemfert, il crée A Tett (l’Action) en 1915. Le journal sera interdit en 1916 après dix sept numéros. Mais le mouvement est né. L’art et la politique y sont étroitement associés. Qualifié d’ « anarchiste », Kassak va créer en 1916 MA (Aujourd’hui) qui deviendra l’une des revues d’avant-garde les plus importantes de toute l’Europe des années 20. Autodidacte, poète génial, inventeur de formes, Kassak est capable de reconnaître dans chaque pays ce qui représente réellement l’art moderne. Il s’est voulu le point de rencontre de toutes les avant-gardes européennes et lui-même y joua un rôle déterminant. Comme peintre, comme poète, comme écrivain, comme théoricien, il est exceptionnel. La révolution éclate dans toutes les formes, qu’il s’agisse de la couleur ou de la ligne, de la syntaxe ou du dessin. Ils se veulent révolutionnaires aussi bien en politique qu’en art. « Nous nous érigeons consciemment en rectificateurs de vie. » affirme la revue en 1918.

Une exigence essentielle

          L’étude des polémiques entre l’avant-garde politique et l’avant-garde artistique hongroise, le rôle qu’ y joua Lukacs – comme arbitre le plus souvent – sont des questions passionnantes. Aujourd’hui encore, ces rapports font l’objet de polémiques assez vives parmi les historiens. Révolutionnaires en art, les activistes groupés autour de Kassak se voulaient aussi les porte-parole d’une révolution idéaliste et messianique qui embraserait tout l’univers. MA avait lancé, dès 1919, une « Proclamation en vue d’une République communiste ». Ils souhaitaient dans une certaine mesure, comme l’avant-garde soviétique, se faire reconnaître comme art révolutionnaire par le Parti communiste lui-même. Dans un article intitulé Pour avertir, Lukacs affirmait que le commissariat à l’Instruction publique ne faisait de différence qu’entre la bonne et la mauvaise littérature et qu’il ne s’agissait pas de mettre au rebut Goethe et Shakespeare sous prétexte qu’ils n’étaient pas des « écrivains socialistes. »

          Avant de voir s’affirmer ses écrits sur le réalisme, sa conception de la totalité, avant les polémiques avec Bloch et Brecht sur l’expressionnisme ou même ses critiques des romans prolétariens allemands des années 20, il est intéressant de noter que Lukacs se montre déjà méfiant à l’égard de l’avant-garde hongroise. En juin 1919, Béla Kun exprimera un point de vue plus brutal : l’art de Kassak lui paraissait « le produit de la décadence bourgeoise » et « étranger à l’esprit du prolétariat ». Kassak répondit en soulignant les activités révolutionnaires du groupe et en affirmant qu’ils constitueraient, néanmoins, leur art.

          En 1919, à Budapest, quelque chose de fondamental, d’essentiel s’est produit dans l’art moderne qui nous concerne encore. Et cette révolution artistique, par l’Histoire, appartient aussi à la République des conseils même si Béla Kun ne l’a pas comprise. Comprendre ce désaccord, en mesurer les conséquences, les raisons, est pour nous aujourd’hui une exigence théorique.

Jean-Michel PALMIER

Poème d’Endre Agy traduction Armand Robin; André Ady -Editions Anarchistes – 1946 -

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DANS LES JEUNES CŒURS J’AI VIE

Dans les jeunes cœurs j’ai vie et chaque jour pour plus longtemps
Vainement ils houspillent ma vie,
Les fripons envieillis, les sots méchants :
Elle est million de racines, ma vie.

Demeurer maître éternellement
Des saintes révoltes, des désirs, des croyances rajeunies
N’est donné qu’à ceux-là seulement
Qui dans le sang, dans l’authentique ont eu leur vie.

Oui, je serai vie, je serai conquérant
Tenant tous ses droits d’une immense, poignante vie ;
Déjà ne m’atteignent plus injures, salissements :
Le cœur des jeunes filles, des jeunes gars me défend.

Un destin d’éternel fleurissement est déjà mien,
Vainement ils houspillent ma vie,
- Destin ferme tel un cercueil, telle une tombe sainte saint
Et cependant fleurissement, Vie, éternelle vie.

Lukacs, Bloch et l’Expressionnisme, in l’Expressionnisme comme révolte – Jean-Michel PALMIER, PAYOT – 1978 - 

          En lisant les écrits de Lukacs et ceux de Bloch, souvent contemporains, qui s’attachent aux problèmes posés par l’expressionnisme ou l’avant-garde artistique, littéraire, théâtrale allemande, on ne peut que se demander comment leurs divergences ont pu s’accentuer aussi rapidement pour qu’ils en viennent à porter sur les mêmes oeuvres des jugements totalement opposés. sans doute existe-t-il des liens très profonds entre la sensibilité de Bloch et celle de l’Expressionnisme et, s’il le comprend si bien, c’est qu’il n’est pas étranger à sa révolte, à sa passion. Le jugement que porte Bloch sur l’Expressionnisme est souvent généreux et apologétique, mais il est sans doute infiniment plus satisfaisant que la réduction opérée par Lukacs. Ce qui est en question , dans cette première controverse, par delà l’intérêt historique et théorique de la querelle, ce qui est en jeu, c’est aussi l’interprétation marxiste de l’oeuvre d’art, son analyse idéologique, le statut de l’avant-garde au sein de la critique marxiste.

          Même si les articles de Bloch doivent être lus aussi de manière critique, il est certain que son approche est plus fidèle aux oeuvres que celle de Lukacs qui, en dépit d’idées souvent très justes, ne parvient pas à saisir l’originalité des courants qu’il étudie – Bloch lui reprochera par la suite et à juste titre de citer toujours des préfaces et des postfaces plutôt que les oeuvres elles-mêmes et il est certain que Lukacs ne s’aventure jamais, même lorsqu’il prétend analyser les méthodes créatrices de l’Expressionnisme, dans le domaine des créations elles-mêmes. Il réalise ce prodige de parler de l’expressionnisme comme mouvement artistique, en citant, à l’appui de sa démonstration, Simmel, Dilthey, Worringer, mais jamais le moindre exemple concret emprunté aux arts plastiques, jamais le moindre peintre.

          Lukacs semble rester prisonnier de son admiration pour le réalisme critique du XIX ème siècle (Balzac, Tolstoï) , de la catégorie hégélienne de la totalité et de concepts ambigus tels que « formalisme », « décadence ». L’Expressionnisme au contraire – qu’il s’agisse de la peinture ou de la musique -a tenté d’exprimer la forme d’un monde brisé, déchiré et, comme l’a bien vu Adorno lorsqu’il analyse les oeuvres de Schönberg, aucune oeuvre ne peut restituer sans hypocrisie le mythe de la totalité perdue. Si la catégorie ontologique fondamentale demeure, pour Lukacs, celle de la totalité, Bloch montre au contraire l’importance d’autres formes d’être, tels le « pas encore devenu conscient du savoir », le « pas encore réalisé », et il cherche à lire dans les oeuvres de l’Expressionnisme l’annonce d’une autre réalité et non son reflet. L’oeuvre d’art ne peut en aucun cas être soumise indifféremment à la catégorie de la Mimésis- catégorie fondamentale de l’esthétique lukacsienne – car toute oeuvre s’enracine simultanément dans deux mondes à la fois, celui du présent et celui de l’avenir, du déjà formulé et du pas encore. Elle critique la réalité, l’exprime et anticipe une autre réalité possible. Ce qu’il dit des toiles de Chagall ou de la Tour des chevaux bleus de Franz Marc vaut pour toute oeuvre d’art. L’Angelus novus de Klee n’est pas qu’une simple allégorie de l’histoire, mais de l’art, de l’univers tout entier.

          Ces oppositions fondamentales de Lukacs éclatent sans doute le plus nettement dans l’Esprit de l’Utopie de Bloch, écrit à Berne en 1918, dans laquelle l’art et la musique en particulier jouent un rôle particulier notamment l’Expressionnisme musical. Né dans le même climat de désespoir, de rêve et d’utopie que la Théorie du Roman de Lukacs (18), l’Esprit de l’Utopie de Bloch, avec ses paysages d’angoisse et de rêve, d’apocalypse et de révolution, annonce la grande fresque du Principe Espérance, mais aussi certains aspects d’Histoire et Conscience de classede Lukacs, la « possibilité objective » de Lukacs trouvant son équivalent théorique dans l »utopie concrète » de Bloch.

Jean-MICHEL PALMIER

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