Quand l’homme mange du symbole.

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2707 du 11 au 18 octobre 1979. 

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Un entretien avec Georges Balandier.

J-M. P : « Les chambres froides de Bokassa », « Bokassa mange de la chair humaine, « Bokassa anthropophage ». Derrière ces titres à sensation, prennent place tous les stéréotypes, les archétypes racistes du « Noir cannibale », du « sauvage ». Qu’en pense l’anthropologue, l’africaniste que vous êtes ?

G. B : On ne peut aborder cette discussion en se limitant à l’Afrique. Tout d’abord, pourquoi « cannibale » et pas « anthropophage » ? Un lion est aussi anthropophage mais il n’est pas cannibale. Ma réaction est nécessairement violente quand je vois tout ce bruit fait autour de mots tels qu’ « anthropophage » ou « cannibale », qui, d’ailleurs, ne se recouvrent pas. Dans cet engouement soudain et surprenant pour le cannibalisme il y a la rencontre entre une actualité mise en théâtre et un thème qui revient périodiquement dans les mass média et la culture, plus particulièrement cet automne. Même la Revue Française de Psychanalyse  a consacré au cannibalisme un numéro spécial, auquel anthropologues et psychanalystes ont contribué. Derrière tout cela, il y a bien sûr la figure du Centrafrique, d’un Empereur de dérision mais qui n’est pas seulement installé dans la dérision, mais aussi dans le pouvoir absolu, violent et consommateur de ses sujets.

En tant qu’anthropologue, ces images me répugnent, car il y a là un montage destiné, non seulement à porter préjudice à Bokassa, ce qui m’indiffère, mais à tout un type de civilisation et de société.

Un théâtre de la cruauté

J-M. P : Que recouvre exactement le mot « cannibale » et que signifie le phénomène du cannibalisme dans les cultures où il apparaît ?

G. B : Le mot « cannibale » est un mot relativement récent dans la langue française. Le terme cannibale est la déformation d’un mot caraïbe qui signifie « homme de bravoure » et non « homme consommateur d’ hommes ». Il n’est pas indifférent que le mot soit apparu dans cet espace, car les seules données d’histoire et d’anthropologie qui accordent une importance au phénomène du cannibalisme sont relatives aux Amérindiens. Si on élimine les effets spectaculaires, que trouve-t-on ? Chez les indiens de ces pays qui occupent une large part du Sud-américain, le cannibalisme existait, il était entretenu, il était lié à une société militaire, une société d’affrontements, qui ne se constituait véritablement que dans des rapports de type guerrier avec des sociétés voisines que l’on pourrait même qualifier de partenaires. La guerre était un véritable moyen de communication à travers lequel on se posait contre l’autre en renforçant son propre système. Chez ces peuples, le cannibalisme exista, lié à la guerre, comme appropriation de l’ennemi. Le cannibalisme est alors une manière terrible de dramatiser l’enjeu qui n’est pas la servitude de l’autre – la dialectique du maître et de l’esclave, telle que Hegel la conçoit – mais son appropriation symbolique.

Tout cela a bien peu de rapport avec les chambres froides de l’ ex-empereur Bokassa ! Nous touchons le problème du rapport de l’homme au symbole. Je citerai un second exemple amérindien, celui des Aztèques, fondateurs de Mexico, donc du Mexique. Les Aztèques ont conçu un type de civilisation qui propose une physique et une métaphysique absolument tragiques que personne n’a jamais portées à ce point d’intensité. Leur obsession, c’était l’entropie, la déperdition d’énergie, c’est-à-dire de vie. L’entropie met en cause pour eux, l’univers, l’homme, la vie toute entière. Aussi, la grande affaire, pour les Aztèques, c’ est la lutte permanente contre cette déperdition. Cette gestion rationnelle de l’économie sociale, et cosmique ne suffit pourtant pas. Il subsiste une perte de force. Alors, il faut la retrouver et c’est là qu’intervient le sacrifice : il doit faire de la vie avec de la mort. La mise à mort dramatisée, les sacrifices, véritables théâtres de la cruauté au sens ou l’entendait Artaud, étaient suivis d’une sorte de communion, de consommation des individus sacrifiés par des groupes privilégiés. On dit – mais ce n’est pas certain – que sur certains des marchés aztèques – il s’agissait d’une société à commerce – de la chair humaine était vendue. Dans la logique aztèque, c’était le moyen de ne rien perdre. La force portée par le sang avait été utilisée. Ce qu’il restait du sacrifice – la viande humaine – était simplement consommée.

Manger son royaume

J-M P : Ces phénomènes ont-ils leur équivalent en Afrique ?

G. B : Le cannibalisme a existé, mais dans un nombre limité de sociétés et, sauf dans les périodes de grande détresse alimentaire, il n’a jamais existé comme pure et simple consommation de chair. La chair humaine ce n’est pas de la chair d’antilope, de chèvre ou de bœuf. Le cannibalisme a existé dans le cadre d’activités religieuses et rituelles, liées au sacrifice. On retrouve encore ici l’économie aztèque. Mais tout cela n’a existé que dans un cadre rituel extrêmement contraignant. L’homme consomme aussi du symbole et il en fait sa chair d’une certaine manière. Il faut d’ailleurs souligner que le cannibalisme peut être plus présent sous l’aspect de sa réalité imaginaire, figurative, que sous sa réalité de consommation effective. Ce qui m’a frappé, au cours de mon travail en Afrique et sur des matériaux africains, c’est le fait que le terme « manger » est sans doute le terme qui a la fonction métaphorique la plus puissante. On « mange » le pouvoir, mais on peut être  « mangé » par lui : on est alors « mangé » par les sujets. Pas effectivement, mais on a sa capacité de domination détruite. En Haute-Volta, existe encore un ensemble de royaumes sans doute apparu vers le XIV ème siècle, l’ensemble Mossi. Au moment de l’intronisation du roi, celui-ci doit parcourir le pays, recevoir les initiations qui le font véritablement souverain, accepter les interdits. Dans toutes ces opérations qui peuvent durer des mois, des années, on dit qu’il mange le royaume : il s’approprie l’espace historique le plus valorisé. Là aussi il s’agit d’une forme de cannibalisme : le souverain mange du pouvoir humain et c’est par cette consommation qu’il devient pleinement roi. Dans d’autres sociétés, au Ghana, par exemple, on dit que le riche ne peut être riche qu’en mangeant la substance des autres. Ceci nous renvoie à des thèmes sartriens, à la Critique de la Raison dialectique : chaque société définit sa rareté et, par là, définit ses victimes : ceux qui seront métaphoriquement mangés par suite de l’inégalité dans les rapports sociaux.

J-M. P : Pourquoi le fait de manger l’autre, de consommer de la chair humaine a-t-il encore sur nous un tel pouvoir de fascination ?

G.B : En répondant dans le goût du temps, on pourrait dire que c’est le sacrifice premier. On s’approprie Dieu en le mangeant, autre manière de devenir Dieu. C’est le meurtre du Père, de Totem et Tabou de Freud. Je n’y crois pas tellement. Mais je me demande si à certaines époques, dont la nôtre, on n’a pas le sentiment que les sociétés, les nations, les technologies développent de tels moyens que ce sont elles, produits de l’homme, qui sont consommatrices de l’homme et par là cannibales. C’est le cannibalisme de ce que l’homme produit avec sa tête et ses mains qui, peut-être, explique en partie cette fascination assez morbide pour le cannibalisme.

Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER

Georges Balandier, Anthropologue africaniste, auteur en particulier de « Afrique ambiguë » (Plon) et « L’Anthropologie politique » (PUF)

hegel.jpgHegel par J-M Palmier, Editions Universitaires, 1968. 

Extrait de « Hegel » par Jean-Michel Palmier . Editions Universitaires – 1968 – Les classiques du XXème siècle. pages 47-48

Cette rencontre de deux consciences, dont chacune cherche sa propre vérité, sans vouloir reconnaître celle de l’autre va donner naissance à ce que Hegel a nommé  » la dialectique du maître et de l’esclave » . Cette dialectique sera reprise par Marx , et deviendra, à travers son génie , la lutte des classes, qu’il reconnaît comme moteur de l’Histoire.

Que signifie pour Hegel cette dialectique? Il s’agit de décrire le passage de la conscience à la conscience de soi. C’est au cours de cette longue recherche, que la conscience malheureuse comprend qu’elle ne peut trouver de satisfaction en aucun objet, mais seulement dans une conscience vivante, qui seule, peut lui révéler sa vérité, à travers le désir et la haine.

Pour que l’homme soit vraiment humain, pour qu’il diffère essentiellement de l’animal, il faut que le désir humain l’emporte sur le désir animal. Ce désir animal, Hegel le reconnaît comme l’attachement immédiat à la vie, c’est à dire le désir de conserver cette vie immédiate, non-reconnue. L’homme s’ avère humain s’il accepte le risque de la vie pour la liberté. Dans cette lutte de pur prestige, où aucun des deux adversaires ne doit mourir, l’un deviendra maître et l’autre esclave.  » La conscience de soi ne peut exister dans sa vérité que si elle est reconnue par l’autre. » C’est pourquoi Hegel écrit :  » La conscience de soi existe en et pour soi, dans la mesure et par le fait, qu’ elle existe en et pour soi, pour une autre conscience de soi, c’est à dire qu’ elle n’existe qu’en tant qu’entité reconnue. »

C’est seulement par le risque de leur vie animale, que deux hommes vont approcher de cette vérité essentielle qu’est la conscience de soi. C’est le passage du désir animal au désir de reconnaissance, de la « Begierde » à « l »Anerkennung ».

 » Chaque conscience, dit Hegel, recherche la mort de l’autre ». Chacun des deux êtres qui vont se rencontrer dans cette lutte mortelle, dans laquelle nul ne doit mourir, sinon sa liberté, doit accepter le risque absolu de sa vie, sans chercher à la conserver. L’un renaîtra comme maître, tandis que l’autre deviendra non plus l’esclave de la vie, mais l’esclave du maître. Cette lutte peut se comprendre en trois mouvements :

                                       – la lutte des consciences.

                                       – la lutte du maître.

                                       - le devenir de l’esclave.

Jean-Michel Palmier

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