Article publié dans Politique Hebdo, date indéterminée
Alexandre BloK Serge Essénine Wladimir Maïakovski
Tania Balachova
En russe » Vetcherinka » – c’est ainsi que s’intitule le spectacle que Tania Balachova présente actuellement au Théâtre Lucernaire - veut dire « petite soirée ». Soirées où l’on se réunit autour du feu, où certains chantent, d’autres récitent des poèmes ou jouent du piano. Pourtant ce spectacle n’est pas un récital de poèmes : c’est une tentative pour évoquer, à travers des images, des bruits, des lumières, des voix, des êtres vivants, des vers, la fantastique épopée de la poésie russe qui chante les Dix jours qui ébranlèrent le monde. Et cette dramatisation de poèmes soviétiques est sans doute l’un des spectacles les plus émouvants que l’on puisse voir actuellement à Paris.
La Révolution d’Octobre donne aussitôt, un élan gigantesque à toute la poésie. Dans les cours des usines, dans les rues, chez soi, on récite des vers, ouvriers, paysans et soldats se pressent avec autant d’ardeur aux meetings politiques qu’aux meetings poétiques. Il font la queue devant les théâtres, ces théâtres où ils ne sont encore jamais allés et dont ils découvrent soudain le faste; ils écoutent les poètes, ceux qui ne font que la propagande, mais aussi les autres, les futuristes Maïakovski, Essénine, Pasternak, Blok.
C’est tout cela que Tania Balachova et ses anciens élèves tentent de nous faire revivre.
Partout, c’est l’immense révolte contre la misère et l’humiliation qui secoue la Russie. Les paysans, héros traditionnels de la littérature russe, sont remplacés par les vagabonds de Gorki, le monde des bas-fonds et des ports.
Cette détresse et cette misère nous sont présentés à travers un récit étonnant de Gorki, Strasti-Mordasti. dans une flaque de boue, ivre morte, une femme, une prostituée remarquablement interprétée par Vera Gregh. Un jeune homme la relève et la raccompagne chez elle. Elle vit dans une chambre sordide, une cave, où un grabats lui sert à accueillir ses hôtes de passage, ses clients. A côté, dans une caisse qui sert de lit, un enfant infirme qui s’invente un monde fantastique en enfermant dans des boîtes des cafards, des punaises, qui symbolisent les gens qu’il aperçoit par la fenêtre ou dans la cour : les fonctionnaires, le propriétaire, les autres hommes. Lorsque le jeune homme les voit, lorsqu’il comprend l’étendue de leur misère, il revient et une étrange amitié se crée entre lui et l’enfant. En les quittant, il a envie de hurler, de frapper, de se prosterner devant cette femme sans nez, laide, repoussante, comme il le ferait devant un dieu.
Puis c’est Essénine, Essénine le Voyou, le dernier poète paysan, qui fait éclater la scène. Il a étudié à l’école de son village, et dès l’école, il rêve de devenir poète, le plus grand poète de la Russie. Dès qu’éclate la Révolution, il comprend, comme Maïakovski – qui pendant longtemps ne l’aime pas – que c’est sa révolution. On le rencontre dans les cafés, les bouges de Moscou, ivre et rarement heureux. Il chante sa campagne, sa campagne ravagée par la pauvreté et la misère nouvelle du capitalisme. Il parle à sa mère, lui demande de ne pas le guetter sur la route, de ne pas s’inquiéter en entendant parler de ses beuveries et de ses rixes.
Il promet de revenir, un jour, au printemps. Mais il ne reviendra pas. Le fils de paysan qui arrive à la ville va succomber à ses maléfices. Il regrette la campagne où il est né, mais chaque nuit, il boit. cette ivresse le ronge. Scandales et orgies se succèdent. Le parti bolchévik ferme les yeux sur ses propos lorsqu’il est ivre et ne se souvient que de ses poèmes. A partir de 1925, Essénine n’est plus qu’une épave humaine. Il n’a plus de voix. Bientôt commenceront les hallucinations et le délire de persécution. Il n’est plus eulement le Voyou.
Nous ne sommes ici que de passage.
Vois le cuivre sur les arbres pleure
Mais je crois en ta fragile image
Fleur de vie, qui t’épanouis, et meurs.
C’est un grand enfant obsédé par la mort et qui, à plusieurs reprises, tente de se suicider. Une nuit de décembre 1925, il s’ouvre les veines et se pend, écrivant avec son sang un dernier poème : » Au revoir l’ami »
Je te quitte, adieu, ami fidèle,
Ami, que je porte dans mon coeur
La séparation n’est pas cruelle
Qui promet une rencontre, ailleurs
Evitons les mains, le mot suprême.
Sans chagrin, sans froncer les sourcils
Quoi, mourir n’est pas un vrai problème
Vivre – hélas – n’est pas nouveau aussi.
Ces dernières paroles, Maïakovski les mettra en exergue au poème qu’il lui dédie, lui qui le comprit si tard et l’aima tant.
» Vous êtes passé dans l’autre monde, comme on dit.Dans le vide…
Vous piquez vers les étoiles,
Plus question de brasseries,
D’avance ou de crédit.
C’est fini,
Lucidité totale.
Non, Essénine.
Ne croyez pas que je plaisante,
Dans ma gorge,
le chagrin
est comme un sac. »
Maïakovski. Ce nom à lui seul résume le formidable élan poétique des années qui suivent la Révolution.
Lénine ne l’aimait pas tellement et trouvait ses vers peu compréhensifs. Trotsky le comparait volontiers à un voyou anarchisant et déplorait son culte du moi petit-bourgeois. Pourtant ses poèmes ne cessent de faire rêver. Il chante la Révolution, Lénine, les Soviets, la vie nouvelle qui s’ouvre devant eux. Ainsi, ce long et célèbre poème, Guerre et paix, chante le formidable bouleversement de la vie qui s’accomplit sous ses yeux. Il épie dans l’avenir les signes des printemps qui viennent. Dans la pauvreté et la misère, il rêve du communisme : » Je sais la force des mots, la force des mots-tocsins, il faut DÉSEMBOURBER L’AVENIR.
L’avenir
Ne viendra pas tout seul,
Si nous
Ne prenons pas des mesures.
Attrape-le par les ouïes, komsomol !
Attrape-le par la queue, pionnier !
…Le Communisme
Ne réside pas seulement
Dans la terre
Dans la sueur des usines
Mais aussi chez soi,
La famille
Les moeurs
… Comme une pelisse
Le temps aussi
Se mange
Des mites quotidiennes.
Le vêtement
De nos jours poussiéreux.
A toi de le secouer, Komsomol.
Le spectacle se termine sur l’évocation d’Alexandre Blok. Lui n’était pas futuriste. Il était symboliste, chrétien. Pourtant, il a compris immédiatement le sens du bouleversement qui ravageait la Russie. Il chante la Russie en guerre:
Vous êtes des millions – nous sommes
des nuées et des nuées…
Essayez donc de nous combattre
Oui, nous sommes des Scythes, barbares de l’Asie
Aux yeux avides, aux yeux brisés, des pâtres…
Pour la première fois, vieux Monde, arrête-toi !
Au banquet fraternel de travail et de vie
Au festin d’amitié pour la dernière fois.
Mon luth barbare te convie.
Mais aucun poème de Blok n’est plus beau que Les Douze. Le vent et la neige tourbillonnent sur Moscou. Partout des banderoles. Les gens regardent et ne comprennent pas encore. Aux carrefours, les bourgeois remontent leurs cols. Le pope, le marchand, la petite dame en karakul ont peur. Les prostituées appellent leurs clients. Pourtant, dans la neige et le froid, douze hommes s’avancent. Ils se sont enrôlés dans l’armée rouge pour y verser leur sang en défendant les Soviet. Ils s’en vont, seuls, avec le regard de haine des bourgeois qui les suit.
Des bribes de poèmes ne peuvent pas rendre l’atmosphère extraordinaire de cette Vetcherinka. Le suicide d’Essénine, ces poèmes que Maïakovski et les futuristes placardent dans les rues comme des proclamations militaires. Gorki qui regarde les bas-fonds, les cris des soldats, c’est tout cela la poésie de la Révolution d’Octobre dont il est si rare d’écouter les échos si vibrants et si beaux.
Jean-Michel PALMIER
Au Lucernaire : Balachova, Cok, Picaud, Day, Alba, Gregh, Romanoff et Arestrup dans un spectacle présenté par T. Balachova :
« Vetcherinka ».
*les poèmes récités au Lucernaire le sont à partir de l’excellente adaptation de Gabriel Arout (4 poètes de la Révolution.Ed de Minuit).
Extrait de Lénine, l’art et la révolution, les « dix jours qui ébranlèrent le monde », pages 247 à 257. Jean-Michel PALMIER – Payot 1975
« Les douze » d’Alexandre Blok
« D’un immeuble à l’autre
Sur un câble flotte
Une banderole
Géante :
« Pleins pouvoirs à la constituante! »
Cette banderole
Affole
Une vieille
Qui pleure et se lamente :
« Voyez cette étoffe qui flotte !
Peut on se permettre
De perdre tant de drap
Pour rien ?
Ca en ferait-y des culottes
Pour nos petits-gars
Qui n’ont rien à se mettre ! »
La vieille comme une poule
Butte au tas de neige
Passe avec effort…
« Oh, Sainte Marie qui nous protège,
Oh, ces bolcheviks veulent ma mort ! »
Et toujours le vent cinglant,
Bise folle, Gel et Froid.
Au carrefour, le bourgeois
S’engonce dans son col.
Tiens et qui est celui-là,
Les cheveux flottants,
Qui marmonne entre ses dents :
« Traître !
Fichue, la Russie ! »
Sûrement un homme de lettres,
Un poète…
« …. Octobre, prit la plupart des écrivains et des intellectuels au dépourvu. Même ceux qui espéraient la révolution n’étaient nullement prêts à l’accepter. La révolution qu’ils attendaient était spirituelle, mystique. A peine déclenchée, ils en refusaient les « excès », c’est à dire la réalité. Octobre, cela signifiait l’apparition du prolétariat comme force révolutionnaire et les écrivains qui avaient exalté ses souffrances prenaient peur devant sa révolte si longtemps réprimée…. le peuple était entrain de prendre le pouvoir et de bouleverser la vieille Russie. La Révolution était là, dans les usines et dans les rues, parmi les ouvriers et les soldats en armes. C’est alors que beaucoup prirent peur devant cette violence qu’ils ne pouvaient plus contrôler. Ils adjurèrent leurs convictions et passèrent du côté de la réaction. L’enthousiasme qui avait suivi la chute de la monarchie n’avait été chez beaucoup d’intellectuels qu’un feu de paille. Très vite la réaction relevait la tête. ….Rares étaient ceux qui étaient prêts à accepter la révolution et toutes ses conséquences. Très vite, l’intelligentsia allait se scinder en plusieurs fractions caractérisées par autant d’attitudes à l’égard de la Révolution, fractions dont les limites étaient assez mouvantes car plusieurs écrivains qui choisirent l’exil revinrent ensuite en Russie, tel Alexis Tolstoï; d’autres qui avaient choisi de servir la Révolution se tournèrent par la suite contre elle. L’ évolution politique de la plupart de ces écrivains fut un phénomène long et souvent contradictoire. On chercherait en vain à montrer que telle ou telle tendance esthétique ou littéraire correspondait mieux à telle ou telle prise de position politique : un grand nombre d’écrivains réalistes, dont les oeuvres, écrites avant la Révolution, avaient décrit la misère russe dans ses aspects les plus sombres (Bounine, Andreïev) se rangeront du côté de la contre-révolution, alors que les Symbolistes (BloK, Brioussov), les futuristes (Maïakovski) s’en feront les défenseurs, eux dont l’art semblait le moins « social ». Gorki lui-même, l’auteur du Chant du Faucon, fut loin de s’y rallier immédiatement. Plutôt que de décrire les hésitations, les revirements de l’intelligentsia russe, il est préférable de comprendre tout d’abord ce qui l’a éloignée d’abord de la révolution, alors que beaucoup semblaient idéologiquement proches du prolétariat…. »
Jean-Michel PALMIER
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