Critique de spectacle, parue dans Politique Hebdo, rubrique » Civilisation », date indéterminée
Rita Renoir
Elle est belle, sauvagement belle, et il est difficile d’échapper ne serait-ce qu’un instant à la fascination de son corps, de ses gestes, de ses cris. Lorsqu’elle apparaît dans la lumière des projecteurs, sur cette scène à peine éclairée du Théâtre Plaisance, à moitié nue, effrayée, agressive, séductrice, le rêve ne fait que commencer. Dans un silence absolu, elle parle avec une voix de Lolita gouailleuse, de pauvre petite paumée, elle raconte – la pièce s’intitule Et moi qui dirai tout- elle raconte d’une voix vulgaire et affectée une suite d’anecdotes sordides et tristes dont on comprend mal le sens. Qui est-elle ? on ne le saura jamais. Une fille comme les autres, un peu plus malheureuse, un peu plus perdue qui a fait l’amour à New York pour de l’argent et qui depuis se dégoûte, qui était battue et violée par son père, qui a assisté à d’étranges parties dans la haute société avec des gens crucifiés, une fille qui pleurait. Tout cela est banal, presque banal. Parfois, elle abandonne son air de fillette lascive et impudique et se met à danser, à tenter d’exprimer par son corps, la beauté de ses gestes et sa vois – a quelque chose de bouleversant. Chacun se sent pris d’un étrange malaise, mais le malaise va devenir insupportable.
N’ayant pu créer d’échange avec le public, elle le regarde et le pétrifie. En quelques minutes le contre-spectacle commence : c’est le spectateur qui va se transformer en objet lorsqu’elle ébauche dans la salle un étrange dialogue. Devant elle, une majorité d’hommes, des Messieurs d’un certain âge et d’un certain physique qui ont payé très cher pour avoir la première place, des touristes, des provinciaux qui, de passage dans la capitale, veulent « faire la fête », des étudiants, des gauchistes au dernier rang – les moins chers. Comme une louve, elle s’approche d’eux et les questionne : » Pourquoi vous avez loué les premières places ? Qu’est-ce que vous vouliez voir ? » » Votre femme, où est-elle ? elle garde les enfants ? Vous trouvez ça normal ? », » Vous êtes pour la liberté sexuelle ? » » Vous voudriez faire l’amour avec moi ? ».
Le viol impossible
Tout y passe : les soirées lyonnaises, les rapports bourgeois, le couple, la famille, l’homosexualité, l’aliénation de la femme. Ces questions qu’elle pose de sa voix puérile, créent peu à peu un climat d’angoisse et de malaise parfois insoutenable. Les rapports sont inversés : c’est elle qui regarde ceux qui étaient venus pour la dévorer. Tous ces hommes, qui quelques instants auparavant fixaient sans vergogne la moindre parcelle de son corps, avec l’impudeur que confère une place chèrement acquise, deviennent des enfants timides et bredouillants lorsqu’elle enjambe, toujours à moitié nue, les fauteuils et vient leur caresser la joue en minaudant les questions les plus indiscrètes. Souvent un dialogue s’engage avec les spectateurs. Hésitants, détournant presque les yeux, de son corps nu qui les frôle, ils acceptent de parler d’eux-mêmes, de leurs soucis, de monter sur la scène pour mimer avec elle une histoire, un rêve d’enfant qu’ils n’ont pu réaliser et qui les possède toujours dans les matins tristes, les nuits sans rêves, de leurs existences fanées. Elle leur propose de monter sur la scène, de s’aimer entre eux. Personne ne se lève, ou s’ils viennent, c’est comme des somnambules, pour reconstruire leurs rêves. Parfois le spectacle tourne à la violence. Lorsque j’ai assisté pour la première fois au spectacle – un samedi soir – j’ai eu la chance d’assister à un incident pau banal.
Deux hommes, apparamment fourvoyés dans ce thâtre de la rive gauche, attirés par le seul nom de Rita Renoir et le mythe qu’elle véhicule, par la violence de son corps, voulurent passer aux actes. Si certains viennent la voir pour retrouver les fantômes d’Artaud ou de Bataille, eux, étaient venus là comme à Pigalle. Ils montèrent sur la scène, l’attrapèrent, tentèrent de la dénuder et de montrer son sexe au public. Ils voulaient la violer sur la scène afin de voir si elle était partisane de la liberté sexuelle. Eux, en tout cas, comme ils l’affirmaient, n’en était pas partisans. La salle suivait avec un sentiment d’angoisse croissant le déroulement dramatique de l’imprévu. Bientôt les deux hommes entièrement nus, affrontaient le regard des spectateurs avec insolence et mépris.
Imbécillité rigide
Ce qui est fantastique, c’est que la salle a réagi : aucun homme n’accepta cette identification agressive et sadique qu’on lui proposait, aucun ne voulait se reconnaître dans cet archétype du mâle viril à cheveux courts et qui affiche son mépris de la femme – « qui n’est faite que pour ça ». Des derniers rangs jaillirent les premières injures : « Fascistes », « Salauds ». Des hommes tels que les décrit Kate Millett ? Peut-être, mais sans aucun doute des gens ayant la parfaite mentalité fasciste décrite par Reich, pour qui la fille n’est qu’un objet à posséder, à violer. Indifférents aux injures, ils continuaient à défier la salle et on a pu craindre ( ou espérer) pendant quelques instants une bagarre entre la salle et les deux hommes, qui continuaient à affirmer leur désir de « faire cela », avec elle, sur la scène. Rita Renoir, d’abord décontenancée, réagit admirablement : avec une ironie et une insolence étonnantes, elle leur fit remarquer qu’ils seraient bien en peine de la violer, n’ayant de rigidité que leur imbécillité, leur structure caractérielle aurait dit Reich.
L’entre-acte ne dissipa pas le malaise. des petits groupes se forment. on ne se connaît pas mais on se sourit. On a envie de se parler, de commenter le spectacle, de dire ce qu’il éveille en chacun, car on comprend qu’à travers ces réactions, ces sourires, ces regards, il y a quelque chose d’important qui se produit, que c’est toute une conception de la vie qui est en jeu. Les deux héros, rhabillés, restent à l’écart, dans la rue, ne se mêlent pas aux spectateurs. Provocateurs ?
La pénitente
La seconde partie du spectacle est encore plus fascinante. Sur un fonds de musique sacrée, dans la pénombre, elle apparaît vêtue d’une longue cape noire qu’elle ne gardera pas longtemps. Habillée comme une pénitente du moyen-âge, elle va nous faire voir, à travers son corps, ses cris, ses yeux tour à tour effrayés, exorbités, séducteurs, ses râles et son sexe, le Diable. Il n’y a aucune parole, aucun texte, seulement des ricanements, des sanglots, des soupirs, des râles. Elle se contorsionne, lutte contre des ennemis invisibles – les Démons _ qui la violent, qu’elle appelle, qu’elle repousse, auprès desquels ceux de Ken Russel ne sont que d’aimables plaisantins. Elle est nue, les jambes écartées, béantes, face au public médusé qui assiste au spectacle comme à une cérémonie et l’émotion qui l’étreint, est une émotion presque religieuse. D’une violence inouïe, ce spectacle parvient à tout oser, en demeurant toujours égal à lui même, sans temps mort, sans la moindre ombre de vulgarité, même lorsqu’elle offre son sexe au regard du public. On songe à Grotowski, par la maîtrise du corps, à une perfection unique atteinte par le mouvement, le rêve, la violence qui émanent d’elle et qui transfigurent ce qui l’entoure. Lorsque la musique se fait de nouveau entendre, lorsque le sanctus résonne dans l’obscurité qui envahit à nouveau la scène, qu’on l’aperçoit une dernière fois, crachant, hurlant, suffoquant et qu’après un dernier regard, elle s’échappe, effrayée, serrant sa cape contre son corps nu, nous ayant montré dans ce Diable et son masque médiéval, une simple fille qui découvre avec angoisse et ravissement sa propre féminité, chacun se lève, hésitant comme au sortir d’un rêve.
Dans sa loge, l’arrogance et la violence ont fait place à la douceur et à un sourire énigmatique. Une fois démaquillée, on discute avec Jean-Pierre George qui a organisé avec elle le spectacle, et le directeur du théâtre, des deux pièces et des réactions du public. On parle des théories de Lefebvre, du Living de Grotowski, de la vie quotidienne. Rita, heureuse et fatiguée, explique ce qu’elle veut faire : laisser le spectacle ouvert, laisser surgir l’imprévu, le refoulé, faire éclater les mythes et les images sociales de la femme, de la sexualité, de la famille bourgeoise. Le « directeur » n’est pas toujours d’accord lorsqu’il parle en tant que directeur, mais on devine à travers son enthousiasme, qu’il est d’accord sur l’essentiel: le rôle du théâtre, du spectacle, de sa fonction critique et démystificatrice. Quand on quitte, tard dans la nuit, ce petit café de Montparnasse, je repense à Rita, à son mythe, à ce qu’elle est en vérité. La déesse des nuits du Crazy Horse Saloon est un masque et une défroque qui s’en vont en lambeaux. Ce spectacle, c’est sa révolte la plus personnelle et elle a fait de cette scène de théâtre un microcosme de la société, de son esprit, de ses valeurs fétiches. La petite prolétaire qui prend conscience du caractère pourri de la société, mais sans parvenir à la révolte, ce n’est pas elle. Tout ce qu’elle fait, elle en est consciente. Elle parle avec autant d’enthousiasme de ses projets, de ce qu’elle provoque tous les soirs, que de la politique et des théories de Lefebvre. Elle tend aux spectateurs comme Till l’Espiègle le miroir de leur vie, de leurs rêves bafoués, humiliés, elle en dévoile la vérité, non sans cruauté. C’est sa beauté qui empêche le spectacle de tourner au drame. En la quittant, j’ai envie de lui dire comme cette femme espagnole qui criait dans la salle : » Ce que tu fais est très beau, mais c’est toi qui es admirable ».
JEAN-MICHEL PALMIER
Au Théâtre Plaisance - Rita Renoir dans deux pièces conçues et réalisées par Rita Renoir et J.-Pierre George : « Et moi qui dirai tout » suivi du : Diable.
1951 : le strip-tease retraverse l’Atlantique, de retour en France il dédaigne les excès outranciers de son homologue américain, il trouve place dans les clubs créés pour lui, comme le Lido, le Crazy Horse Saloon ou le Casino de Paris. L’humour s’y fait plus présent (des humo- ristes comme Raymond Devos ou Fernand Raynaud interviennent entre les numéros au Crazy Horse), le strip parodie ses propres modèles et ses excès. Il sera officiellement considéré comme un art en 1955, date à laquelle ouvrira également à Paris une Académie du strip-tease. On se précipite dans les cabarets voir des jeunes femmes se déshabiller avec art, comme Rita Renoir, l’impératrice du strip français, Miss Candida, élue stripper de l’année 1955 par l’académie du strip-tease, Dodo d’hambourg et son numéro de veuve joyeuse…Rita Renoir,était en France la plus connue des strip-teaseuses des années 50.Rita Renoir – qu’on appelait » la tragédienne du strip-tease » et qui, devenue comédienne, fut l’interprète d’Obaldia, d’Euripide, d’Antonioni ou de Bourgeade – affirmait que » le strip-tease est un acte dramatique « . Mais c’était aussi pour elle un acte érotique : » Quand j’ai fait un bon strip-tease, quand ça a bien marché, il s’est passé quelque chose entre le public et moi et quelque chose de vrai, quelque chose qui existe… C’était une chose directement sexuelle entre les spectateurs et moi. » Un roman « le Diable et la Licorne », de Jean-Pierre George, évoque la figure « plus que nue mais non eue », de Rita Renoir (alias LM).La révolution sexuelle des années 60 incitera – avec la démocratisation de la pornographie – à oser toujours plus.
NUS BERLINOIS ( extrait de Retour à Berlin ; p. 267)
En feuilletant un magazine des années 20, je m’arrête sur la photographie d’un de ces spectacles berlinois qui firent tant scandale. Aujourd’hui, ils paraîtraient d’une banalité et d’une pudeur désarmantes. Cet engouement pour les filles dénudées est caractéristique de l’esthétique berlinoise des années 20. Nés de l’ abolition de la censure impériale, de l’influence américaine, ces spectacles de nus exprimaient l’effondrement des valeurs, que Fritz Lang évoque dans ses premiers Mabuse, et l’explosion brutale de la soif de plaisir et de vie que la guerre avait si longtemps retenue. C’est à Berlin que fut pour la première fois aboli le tabou du nu au théâtre. Pourtant lorsque le lieutenant Seveloh, sur le conseil d’un journaliste, proposa à Rudi Nelson, le père des variétés berlinoises, son spectacle, il refusa, affirmant qu’il ne voulait pas « transformer son théâtre en bordel ». C’est avec la plus extrême prudence qu’il accepta, pour un mois, d’héberger ce ballet, qui connut un vif succès. A l’expiration du contrat, l’Oberleutnant proposa son spectacle à l’ancien chanteur de variétés Otto Reuter, qui l’accueillit dans son théâtre du Moritzplatz. Le succès de ces attractions fut si grand qu’ont venait à Berlin de Prague, de Suède ou d’Amsterdam pour les admirer. D’autant plus que l’inflation rendait le coût de ces voyages dérisoire.
L’audace ne fit que croître. C’est désormais par dizaines que les nus envahirent la scène. Au cabaret du Chat Noir, baptisé depuis 1914 Schwarze Kater, la police condamna immédiatement le propriétaire à une amende qu’il paya sur-le-champ, étant donné le cours du mark. Théo Opperman lança un second ballet de nus à Berlin, appelé Salomé. Un critique de théâtre, Eugen Robert, avait fondé à Berlin le Hebbeltheater. On y joua Franziska de Wedekind, jadis mutilée par la censure, avec une actrice nue la belle Olga Wojan qui devait plus tard se suicider à la suite d’une passion malheureuse pour l’expressionniste Otto FlaKe. Cet érotisme de pacotille, souvent vulgaire, marqua désormais tous les spectacles populaires. Certaines « actrices » de ces spectacles connurent une gloire aussi insolite qu’éphémère. Celly de Rheydt avait opté entre-temps pour une vie bourgeoise, faisant oublier son passé scandaleux. Mariée à un directeur de théâtre, un ballet portait toujours son nom. Deux jeunes suédoises, Iven et Karin Andersen, attiraient chaque soir au Majowskibar un public avide de sensations fortes. Un jeune aviateur se prit d’une passion fanatique pour Karin. Il s’appelait Hermann Göring. Après sa mort, il lui voua un véritable culte, lui faisant édifier un tombeau dans sa propriété.
En 1945, une commission militaire se rendit dans la maison de Göring touchée par les bombes. L’un des participants se souvient avoir buté sur ce qu’il croyait être une pierre. En apercevant les ruines du mausolée, il comprit qu’il s’agissait d’un crâne humain.
Jean-Michel PALMIER
Extrait de Wilhelm Reich – Essai sur la naissance du Freudo-marxisme par Jean-Michel Palmier
collection UGE 10-18 – 1969 -p 36 et suivantes.
Reich propose de l’angoisse une théorie tout à fait différente. Celle que présente La Fonction de l’orgasme(1) est sans doute la plus complète parmi les différentes formulations que Reich en a données. selon lui, l’angoisse n’est aucunement la cause du refoulement mais son résultat (2). Elle apparaît dès que la fonction génitale est elle-même inhibée. Mais comment comprendre une telle inhibition ?
Reich entreprend de le montrer à partir de ce qu’il nomme l’analyse caractérielle. La « cuirasse caractérielle » serait l’ensemble des mécanismes qui lient toute l’énergie sexuelle et empêchent son libre déploiement. Cette thèse sera plus tard longuement développée dans son livre Charackteranalyse. Technik und Grundlagen für studierende und praktizierende Analytiker. (Analyse caractérielle – sa technique et ses fondements – pour analystes étudiants et en exercice).(3)
Ce livre marque déjà d’importantes distorsions qui iront en s’affirmant quant à la pratique analytique elle-même. La tâche de l’analyste n’est plus pour Reich d’explorer l’inconscient et de faire revivre au patient les expériences infantiles qui ont joué un rôle déterminant dans sa névrose, mais d’éliminer ses résistances, organisées en puissants systèmes qu’il nomme cuirasses névrotiques.
Reich ne nie pas réellement l’importance des expériences infantiles dans l’étiologie des névroses, comme le feront les Néo-freudiens et certains dissidents comme Wilhelm Stekel, mais il fait de ces expériences infantiles une simple suite d’attitudes caractérielles qui subsistent dans le présent.. Aussi écrit-il : » la constitution d’une personne est la somme totale fonctionnelle de toutes ses expériences passées. » (4) Le seul but de l’analyse est de dissoudre ces boucliers de mécanismes de défense afin de libérer l’énergie sexuelle.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette conception reichienne de l’énergie sexuelle. En quoi consiste-t-elle? Peut-on l’identifier à la libido freudienne ? Ce qui gêne dans les formulations de Reich, dès cette époque, c’est le biologisme dont elles sont empreintes. Et cette tendance à biologiser toute la théorie analytique ira en augmentant jusqu’au délire final.
Jean-Michel PALMIER
(1) Die Funktion des Orgasmus. Psychopathologie des Geschlechtslebens. ( La fonction de l’orgasme, édition allemande, 132 pages, 1925, fort différente de l’édition américaine de 1947.)
(2) Pour étayer ces affirmations, il s’appuie sur plusieurs cas de névroses cardiaques où le symptôme cardiaque disparaissait lorsqu’apparaissait l’excitation génitale.
(3) 1ère édition. Verlag für Sexualpolitik. Copenhague, 1933.
(4) La Fonction de l’orgasme, p 118
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