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Jean-Michel PALMIER ; critique de théâtre : Antigone de Brecht, à l’Odéon

Article publié dans Politique Hebdo, date indéterminée.

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      Antigone                                        Bertolt Brecht 

        Après Dans la jungle des villes,sainte Jeanne des Abattoirs, toujours jouée au Théâtre de l’Est Parisien, dans une remarquable mise en scène de Guy Rétoré, une troisième pièce de Brecht a fait son apparition : Antigone, présentée à l’Odéon dans une mise en scène de J-P Miquel et jouée par la troupe de la Comédie Française. Cet intérêt croissant pour le théâtre de Brecht et ses écrits théoriques – dont les éditions de l’Arche poursuivent la publication à un rythme régulier – est un fait politique et culturel encourageant.

          Pour adapter la pièce de Sophocle, Brecht a utilisé la traduction de Hölderlin. Représentée pour la première fois en février 1948 à Coire, alors que Brecht se trouvait en Suisse, publiée – en 1949 -  dans le célèbre Antigonemodell, cette oeuvre nous permet de préciser le rapport de Brecht au classicisme et à la tradition. Même si l’on admire toujours le choeur d’Antigone comme l’un des plus grands poèmes jamais écrits, que signifie pour nous, aujourd’hui, politiquement le drame de Sophocle ? Lorsqu’elle fut jouée dans l’adaptation de Brecht, pour la première fois, c’était dans l’effondrement matériel et spirituel de l’Allemagne de 1945. De toutes parts s’affirmait le besoin de recherches artistiques nouvelles, fût-ce dans des théâtres en ruines. En fait d’art nouveau, Brecht monta Antigone, affirmant que la pièce était très actuelle : elle montre  » la signification du recours à la force quand l’Etat tombe en décadence ». Antigone, c’est l’histoire, mais non celle des pauvres. Ceux-là n’apparaissent pas dans la pièce. Ils ne comprennent pas l’ histoire. On parle et on agit pour eux; Ils sont tout juste bons à mourir en serant Créon qui lui même ne fait que brandir le glaive que les marchands et les bourgeois lui ont donné pour défendre leurs intérêts. Assurément, comme l’affirme Brecht dans la préface écrite en 1948,  » même si on se sentait obligé de faire quelque chose pour une oeuvre comme Antigone, le seul moyen d’y parvenir serait encore de lui faire faire quelque chose pour nous « .

         Il ne s’agissait pas de retraduire Sophocle, mais de l’actualiser au niveau de la mise en scène. C’est pourquoi Brecht publie le pièce accompagnée de nombreuses photos de mise en scène. Le « modèle » qui est toujours  » un mélange d’éléments exemplaires et d’éléments sans exemple », n’est pas une contrainte: c’est un certain aboutissement du travail collectif que chacun peut améliorer ou aménager. Cette mise en scène voulue par Brecht, a d’ailleurs été scrupuleusement respectée par J-P Miquel : une scène avec un plateau circulaire, en plan légèrement incliné, de longs bancs où les comédiens peuvent s’asseoir, des paravents qui évoquent leurs impressions –  » roseaux teintés de rouge » dit Brecht, soie peinte à l’Odéon – des colonnades antiques ou un soldat blessé qui peut aussi bien être un soldat de Créon que l’agrandissement d’une photo de la guerre du Vietnam, l’amphore à vin d’Antigone, les masques bacchiques, des tabourets.

          Avec cette adaptation, Brecht se demandait si l’une des plus grandes oeuvres poétiques occidentales pouvait encore être comprise par un public moderne. Dans la tragédie antique, l’homme est toujours la proie du destin, des forces obscures qui le brisent et le tuent. Pour Brecht, le renversement copernicien, qui s’amorce déjà avec Sophocle, consiste à affirmer que le destin de l’homme, c’est l’homme lui-même. Le texte de Sophocle est d’un tel réalisme politique qu’il est presque immédiatement perceptible aux spectateurs modernes : la chute de la famille royale s’accomplit à travers une guerre de rapines qui va amener, au terme d’une chute cruelle et inutile, certains membres de cette élite à prendre le parti du peuple.

           Pour en finir avec l’opposition qu’il rencontre dans sa cité le tyran a besoin d’une victoire rapide qui contente les marchands par les nouveaux débouchés que leur ouvre la prise d’Argos. Mais cette bataille prématurée avec une armée désorganisée se heurte à la révolte de tout un peuple qui lutte désormais pour son droit à la vie: les armées de Créon font l’expérience du caractère invincible de la guerre populaire. Dans la cité, Antigone s’est insurgée. Elle préfère voir son peuple vaincu dans cette guerre de rapines que victorieux. En obéissant aux décrets immuables et non écrits des dieux et en désobéissant aux lois de la cité, les lois iniques de Créon, en  ensevelissant son frère qui a refusé de porter les armes contre Argos, elle affirme le droit de la résistance et surtout le droit de s’opposer à un ordre social corrompu et cruel, au nom du respect de la vie humaine e de la liberté.

            Brecht n’a fait que traduire avec plus de réalisme les conditions économiques : la guerre contre Argos est une guerre impérialiste. Il s’agit de s’approprier les mines de fer. Mais la guerre dure trop longtemps et des mutineries éclatent. Les soldats refusent une discipline trop sévère et Créon est vaincu  à la fois par la révolte morale d’Antigone – coupable et innocente – et le courage d’Argos. Le devin Tyrésias, remarquablement joué par Michel Etcheverry, n’est pas inspiré des dieux: il sait seulement , parce qu’il est aveugle, observer les mouvements de la cité. Il sait que la victoire est une fausse victoire, que la guerre n’est pas près de s’achever, qu’Antigone est innocente et que le peuple se reconnaît dans son acte.

            La violence et le sang répandus par la famille d’Oedipe, Antigone en prend conscience lorsque la violence se retourne contre elle. Elle comprend que la cité est corrompue dans ses lois, qu’il est impossible de se fier aux valeurs inscrites sur le fronton des monuments et qu’il faut, comme Socrate, revenir en soi pour déterminer ce qui est juste et ce qui est injuste. Brecht n’a fait que développer l’enseignement de Sophocle et du choeur notamment, qui s’écrie, dans la version de Brecht : Prodigieux de grandeur quand il soumet la nature à sa volonté, l’homme devient, quand il soumet la nature à sa volonté, l’homme devient, quand il asservit l’homme, un monstre prodigieux. » Enfin , c’est une excellente idée d’avoir remplacé le prologue  » Berlin, avril 1945  » qui évoquait l’aube dans un abri anti aérien, par le célèbre poème de Brecht
« Du pauvre B.B. » qui commence ainsi :

 » Moi Bertolt Brecht, je viens des forêts noires.
Lorsqu’elle m’amena dans les villes
Ma mère me portait encore.
Le froid des forêts restera en moi jusqu’à ma mort. »

Jean-Michel PALMIER

 

 » Mais moi je vous appelle: aidez-moi dans ma détresse,

 C’est à vous-même que vous viendrez en aide. 

L’homme assoiffé de pouvoir boit de l’eau salée: 

Il ne peut s’arrêter, il lui faut boire encore. 

Hier c’était mon frère, aujourd’hui c’est moi. » 

ANTIGONE 

 

J’ai enfreins ton décret  

Parce qu’il était le tien, celui d’un mortel. 

Un mortel peut l’enfreindre, 

Et je suis simplement un peu plus mortelle que toi. (…) 

Mais s’il te semble que j’ai perdu le sens  

De craindre la colère des dieux et non la tienne,  

Qu’un insensé soit maintenant mon juge. »  

ANTIGONE

Am Schiffbauerdamm (extrait de Retour à Berlin)

Am Schiffbauerdamm – le théâtre du Berliner Ensemble. C’est un édifice plutôt triste, en ciment gris, presque noir. Les portes et les fenêtres ont été peintes en blanc. Sur un clocheton, dans un cercle de fer sont inscrites les lettres BERLINER ENSEMBLE. Devant le théâtre, avec ses massifs de roses, la place Bertolt Brecht. Seule une vieille femme est assise sur un banc, regardant un enfant jouer avec le sable. La rivière longe la rue; l’eau est aussi noire. Sous les ponts des grilles s’enfoncent profondément dans l’eau pour empêcher de passer de l’autre côté du Mur. On respire une odeur de fumée et de suie.

C’est là que fut joué pour la première fois en 1928 l’Opéra de quat’sous. Le Berliner Ensemble y est installé depuis 1954. A une centaine de mètres, la Friedrich-strasse, jadis l’une des artères les plus animées de Berlin,est aujourd’hui une rue presque déserte,à la tombée de la nuit. Sur un grand édifice, on peut encore lire l’inscription Admiral-Palast. C’est dans ce théâtre que se produisaient les revues les plus fastueuses du Berlin des années 30. La porte de Brandebourg est aussi déserte. Seules, des voitures de la police militaire patrouillent le long du mur. D’immenses édifices – églises et théâtres – sont en ruine. Quelques statues brisées gisent dans l’herbe tandis que l’on continue les travaux de déblaiement. Je me souviens être entré, il y a six ans, dans l’une de ces immenses églises en ruine. Aujourd’hui, rien n’a changé. Les portes sont seulement murées, des tessons de verre coulés dans le ciment en interdissent l’accès. La végétation envahit peu à peu l’édifice. L’herbe recouvre les marches et des arbres poussent sous les voûtes.

Jean-Michel PALMIER.

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