L’expressionnisme allemand et ses suites

Article paru dans le journal « Le Monde » du 25 juin 1976.

duneapocalypselautre.jpgD’une apocalypse à l’autre de Lionel Richard – UGE 10-18

          Enseveli sous les ruines de la République de Weimar et de deux guerres, accusé d’avoir préfiguré l’idéologie nazie par certains critiques marxistes, martyrisé, anéanti comme « bolchevisme culturel ou comme »art dégénéré » par les nazis eux-mêmes, l’expressionnisme est de tous les mouvements d’avant-garde qui s’épanouissent au début du siècle le plus étrange et le moins connu. Sans doute les circonstances historiques dans lesquelles il apparut ne suffisent-elles pas à expliquer le linceul d’oubli qui l’enveloppe encore. Il y a dans ses productions quelque chose de désespéré, d’angoissant qui heurte souvent.
          Que reste-t-il aujourd’hui de ces cris de révolte, de ces appels enflammés à la fraternité universelle, de cette aspiration à un autre monde, une autre vie ? Deux ouvrages le disent avec une rare acuité : Lionel Richard, après sa très belle anthologie Expressionnistes allemands (Maspero, 1974) nous propose sous le titre d’ Une apocalypse à l’autre un panorama esthétique et sociologique des tendances artistiques allemandes entre 1900 et 1930; la revue Obliques, enfin, réunit des documents – études rédigées par des spécialistes internationaux, manifestes, reproductions – dont on ne saurait trop souligner l’intérêt.
          En lisant ces deux volumes, on rencontrera pourtant plus de questions que de réponses. Qu’est-ce que l’expressionnisme? Dans la préface qu’il écrivit dans les dernières années de sa vie pour une anthologie de la poésie expressionniste, Gottfried Benn affirmait ignorer de quoi il s’agissait. Quoi de commun entre les productions sombres des peintres du Pont et la luxuriance de couleurs que l’on trouve chez Franz Marc ou Kandinsky? Par ailleurs, certaines oeuvres qualifiées en France de « cubistes », en Italie de « futuristes » devenaient en Allemagne « expressionnistes ». Aussi, Lionel Richard a-t-il raison d’interroger toute l’avant-garde européenne qui se rencontre à Berlin.
          C’est en effet, à Berlin, autour de la galerie der Sturm, dirigée par Herwath Walden, que le mouvement connaît sa première notoriété. Mais loin de se limiter à la peinture, l’ expressionnisme embrase tous les arts, il se répand dans les cafés littéraires, parmi la bohème, fréquente les cabarets avec Kurt Hiller et Else Lasker-Schüler. A travers toutes les oeuvres se développe la même mythologie : haine de la ville géante qui effrayait déjà Verhaeren, pressentiment de l’hécatombe de 1914, aspiration à une transformation de l’homme, à une reconstruction du monde à partir du pouvoir démoniaque du Je qui éclate en visions et en cris. La jeunesse sent planer sur toute l’Europe une odeur de charnier. Elle rêve d’apocalypse et de résurrection.
          La guerre de 1914 conduit beaucoup de ces artistes vers l’activisme et l’utopisme le plus échevelé. Ils prêchent la fraternité universelle, écrivent des requiems à leurs frères assassinés. La révolution les tente, ils croient dans le communisme comme dans une religion. Dans l’Allemagne du cahot, du chômage et de la misère, ils veulent un monde nouveau. Toller milite dans la République de Bavière, un peu partout se forment des Conseils pour les arts, véritables soviets culturels. Mais leurs espoirs finissent dans la boue et le sang, écrasés par les troupes de Noske et les corps francs. Au messianisme révolutionnaire font place les caricatures de Grosz, montrant le nouveau visage de la classe régnante. A Berlin, Dada devient politique. Brecht tourne en dérision le pathos expressionniste et oppose à ses héros éthérés le matérialisme et la vulgarité de Baal. Tucholsky compose sa Mélodie rouge, célèbre chanson antimilitariste, tout en sachant qu’on ne peut arrêter le tac-tac de la mitrailleuse avec celui de la machine à écrire.

Le sadisme petit-bourgeois

          La Nouvelle Objectivité sonne à la fois le glas du mouvement et sa transfiguration. La froideur l’emporte sur l’incantation. Herwath Walden délaisse alors la peinture et la littérature pour la politique. Gottfried Benn, après avoir chanté les cadavres de la salle de dissection, épilogue sur le Moi lyrique, la race et l’art. Kirchner traduit dans ses toiles l’ambivalence qu’il éprouve pour le Berlin des années trente. Mais l’acte de décès véritable de l’expressionnisme date de 1933, lorsque les nazis prennent le pouvoir. Même les rares  représentants du mouvement qui se rallieront au nouveau régime (Benn, Nolde) seront par la suite persécutés pour avoir participé à cette révolte. La littérature du sang et du sol, le sadisme petit-bourgeois dénoncé en 1910 par Alfred Döblin dans sa nouvelle l’Assassinat d’une renoncule, effacent le rêve et l’utopie. On expose désormais à la risée du public les immenses chevaux bleus de Franz Marc, mort à Verdun, les gravures de Georg Grosz, les toiles d’Otto Dix, de Max Beckmann, d’Ernst-Ludwig Kirchner.
          En rappelant la grandeur et la profondeur de cette génération, Lionel Richard ne cède pas à la nostalgie. Il reconnaît – et comment ne pas lui donner raison – ne pas aimer toutes ces oeuvres. En les étudiants aujourd’hui, nous trouvons leur pathos souvent dérisoire. Pourtant on ne peut résister à leur fascinante beauté, à leur étrangeté. Entre deux apocalypses, quelque chose d’essentiel est advenu, même si de cet orage nous n’avons perçu en France aucune lueur.

Jean-Michel PALMIER

 

 revueobliques.jpg La revue Obliques N°6-7 eccehomogeorggrosz.jpg

          Curieusement l’expressionnisme allemand revient, ces derniers temps, sous les feux de l’actualité. De jeunes metteurs en scène montent des pièces de Wedekind et de Toller. On s’enthousiasme pour la musique de Gustav Malher et d’Arnold Schönberg. On expose Egon Schiele, le Kandinsky de la période munichoise, Karl Schmidt-Rottluff. Peut-être cet art exacerbé, né d’un sentiment de crise, correspond-il maintenant davantage à notre époque de désarroi. C’est dire, en tout cas, l’opportunité (ne serait-ce que pour améliorer nos connaissances) de la dernière livraison d’ »Obliques « .
          Conçu dans l’intention de présenter une vue globale du mouvement, ce numéro exceptionnel, richement illustré, permet de rendre compte combien l’expressionnisme a touché, dans les pays germaniques, tous les domaines artistiques. Non seulement ce genre de synthèse, de la peinture au cinéma, est réalisé en France pour la première fois, mais de nombreux textes documentaires, jusqu’alors inédits en français, complétés par des études spécialisées, nous plongent dans l’étonnante prolixité d’une avant-garde qui fut aussi l’une des plus productives du début du siècle.
          A partir d’articulations qui marquent ses différentes phases évolutives (préludes, éclats, écarts), on passe ainsi du Norvégien Munch au groupe du « Cavalier bleu », puis aux conceptions théâtrales de Kandinsky, Lothar Schreyer, Friedrich Wolf, Georg Kaiser. L’immédiate postérité de l’expressionnisme est envisagée elle aussi : à travers les manifestes dadaïstes et les proclamations du Groupe Novembre, le programme de théâtre prolétarien développé par Rudolf Leonhard, le théâtre politique d’Erwin Piscator. Enorme travail de recherche et de réflexion, accompli par une équipe de germanistes et de comparatistes, et d’autant plus inappréciable en ce qui concerne les traductions. Enfin nous disposons de larges extraits de l’ouvrage classique de Rudolf Kurtz, publié en 1926, sur l’expressionnisme au cinéma. Et nous parvient, presque cinquante ans après sa rédaction, le magistral essai d’Alfred Döblin sur la structure de l’oeuvre épique, véritable morceau d’anthologie pour une théorie du roman moderne.
          En dirigeant ce noméro d »Obliques » (on ne saurait oublier que cette revue est née avec le théâtre Oblique d’Henri Ronse), Lionel Richard a fait la part belle au théâtre. Son propre livre  » D’une apocalypse à l’autre« , approfondit, en revanche, l’ensemble des problèmes artistiques et littéraires tels qu’ils se posent en Allemagne, de Guillaume II aux années qui précédent directement le IIIème Reich. L’expressionnisme n’en forme donc qu’une partie, le reste de l’ouvrage portant tout autant sur les courants qui lui sont postérieurs : dadaïsme, le mouvement de culture prolétarienne, la nouvelle objectivité. Les pages consacrées à Hugo Ball, notamment, nous semblent éclairer de façon originale la fondation du Cabaret Voltaire et du Dada zurichois.
          En fonction de cet intérêt général pour l’expressionnisme et l’Allemagne des années 20, Jean-Michel Palmier esquise le portrait de cette génération allemande qui, préoccupée d’une réforme à la fois des arts et d la société, vit peu à pu ses idéaux bafoués par les horreurs du temps. Génération restée méconnue en France, pour nous passionnante aujourd’hui par sa quête de nouveau. A cette occasion nous avons demandé à Lionel Richard de nous confier quelques-unes de ses traductions inédites.

F.W.

* D’UNE APOCALYPSE A L’AUTRE. Inédit « 10-18″, par Lionel Richard, 448 pages, 15 F.
* L’EXPRESSIONNISME ALLEMAND, dans « Obliques » n° 6-7 (Roger Borderie, Les Pilles, 26100 Nyons) diffusion Nouveau Quartier Latin, 78, boulevard Saint-Michel, 750006 Paris, 96 F.

Georg Grosz : Né en 1893. Appartint au Dada berlinois. Connu comme peintre mais écrivit aussi quelques poèmes dont celui-ci publié en novembre 1915 dans Die Aktion. Emigra en 1932 aux Etats-Unis. Après la guerre, retour à Berlin où il est mort en 1959.

Chanson

En nous toutes les passions
Et tous les vices
Et tous les soleils et les astres
Abîmes et collines,
Arbres, animaux, forêts, fleuves.
C’est cela que nous sommes.
Nous faisons l’expérience de la vie
En nos veines,
En nos nerfs.
Nous perdons pied.
Suffoquant parmi les blocs gris des maisons.
Sur des ponts d’acier.
Une lumière de mille ampoules
Nous nimbe,
Et mille nuits violettes
Gravent des rides accusées
Sur nos visages.

 

 groszportrait.jpg Georg Grosz

George Grosz;  Extrait de  » Retour à Berlin « 

Des femmes assises aux terrasses des cafés. Des hommes ventrus qui les regardent et festoient. Des couples bourgeois enlacés. Visages porcins, gras, crânes rasés et monocles, dureté du regard, bêtise à front de boeuf. Prostituées dans les rues, mendiants barbus, clochards, infirmes de toutes sortes, la poitrine décorée de médailles militaires qui exhibent, devant les passants indifférents, leurs moignons et leurs béquilles, bourgeois buant du champagne et fêtant Noske, la mort de la jeune révolution assassinée. Un homme tient la poitrine grasse d’une femme laide, un autre regarde ses cuisses. La laideur des corps n’a d’égale que celle des visages. Bientôt, après s’être empiffrés, après avoir dansé et s’être saoulés, ils vomiront dans la rue comme des chiens. Ils se hâtnt vers leurs appartements, serrant le bras de leur épouse en manteau de fourrure. Une femme essaie des chaussures et lasse voir les dentelles de sa culotte. une autre est assise, obèse. Des enfants regardent des militaires au visage stupide. Crânes chauves, nez tordus, cravate et veston sur un cou adipeux. Un peintre de la « nouvelle objectivité » utilise un pendule et un compas pour dessiner les fesses  difformes d’un modèle à la poitrine tombante. Une vieille toute seule qui regarde dans le vague un bourgeois qui enjambe un mutilé, les bras pleins de cadeaux. Front bas, menton enfoui dans la graisse, petite moustache à poils ras, regard mauvais, cigare et monocle, pauvreté et luxe, humilité et arrogance, chômeurs et profiteurs. Un homme montre à des enfants affamés le pain qu’il ne leur donnera pas. Le  » Capital « joue aux cartes en regardant paser les ouvriers. Visages de fauves, visages de porcs, soldats à tête de squelette. un industriel à cigare est assis à côté d’une fille aux sein nus en forme de poire, un autre ajuste ses bretelles. C’est  » le nouveau visage de la classe régnante  » – le Berlin des années 20, celui de la bourgeoisie allemande, le Berlin de Grosz, qui a dessiné au vitriol l’ éternel visage de la bourgeoisie.

Jean-Michel PALMIER

georgegrosz.bmp

 

Georg Heym : Né à Hirschberg (Silésie) en 1887. Enfance à Berlin. Etudes supérieures (Droit) à Wurzbourg, Iéna et Berlin. Doctorat en 1911. Se noie accidentellement en 1912, en patinant sur la Havel glacée. L’un des plus grands poètes de l’époque avec Georg Trakl. Le poème ci-dessous date de juin 1905.

A Hölderlin

Et toi aussi tu es donc mort, fils du printemps ?
Toi dont la vie ne ressemblait toute
Qu’à des flammes resplendissantes en des souterrains de nuit
D’où es hommes à jamais cherchent en vain
L’issue et la libération ?
Tu es mort. Car ils ont follement tendu la main
Vers ta flamme pure
Et l’ont éteinte. Car toujours
Par ce bétail fut haï le sublime.
Et comme les Moires
Plongeaient dans une souffrance infinie
Ton esprit qui légèrement s’agitait,
Dieu enveloppa d’un bandeau de ténèbres
La tête suppliciée de son fils pieux.

 

georgheym.jpg Georg Heym

 

Paul Zech : Né en 1881 à Brisen (Prusse Occidentale). Père instituteur. Animé d’un idéalisme socialisant, il interrompit ses études pour travailler comme mineur dans la Ruhr, en Belgique et dans le nord de la France. Plus tard, journaliste, dramaturge et bibliothécaire à Berlin. Fut l’un des éditeurs de la revue expressionniste Das Neue Pathos. A l’arrivée au pouvoir des nazis, il fut interné à Spandau. En 1937, libéré, il émigra en Amérique du SUD, où il prit part à la lutte antifasciste. Mort à Buenos-Aires en 1946. Le poème ci-dessous est de 1914. Il a été écrit antérieurement à la guerre.

Jeunesse

Sur l’asphalte des rues stagne le goudron chaud.
Les fenêtres jettent des regards borgnes comme des bandeaux noirs.
La fumée s’effondre, ne pouvant trouver de guide
Et ignorant tout d’un lumineux retour.

Les cloches polissent le Kyrie Eleyson,
Filets de pêche tendu jusque dans les maisons. Plusieurs prient,
Trouvant leurs dieu. L’un descend des prophètes
Et sourit avec sagesse comme un froid vieillard.

Mais nous, cette apathie nous aiguillonne. Nous,
Suffisamment pressurés sous le joug,
Déchirons en morceaux l’habit noir de suie
Et poursuivons notre marche, impassibles comme des meurtriers.

Déjà le dernier pont flanche !
Nous devons nous dépêcher,
Remonter les rues, cette nuit encore perdre du sang.

 

 paulzech.jpg Paul Zech

 

Hugo Ball : Né en 1886 à Pirmasens. Etudes secondaires, puis lettres et sociologie à Munich et heidelberg, de 1906 à 1910. De 1911 à 1914, activité théâtrale, notamment à Munich. Emigré en Suisse en 1915. Fondateur du Cabaret Voltaire,à l’origine de Dada. Puis rupture avec les dadaïstes et journalisme politique à Berne, de 1917 à 1919. Se retire dans le Tessin. Retour à la foi catholique. Meurt en 1926.

Danse funèbre 1916

Ainsi nous mourons, mourons,
Nous mourons tous les jours,
Il fait si bon se laisser mourir.
Le matin encore dans le sommeil et le rêve,
Dès midi partis.
Dès le soir au fond de la tombe.

La bataille est notre maison de joie.
De sang notre soleil.
La mort est notre signal et notre mot de ralliement.
Femmes et enfants nous avons laissés :
En quoi nous concernent-ils ?
Puisque c’est sur nous seuls
Qu’il faut compter.

Ainsi nous massacrons, massacrons,
Nous massacrons tous les jours
Nos camarades dans la danse funèbre.
Frères, debout devant moi !
Frère, ta poitrine !
Frère, toi qu’attendent la chute et la mort.

Nous ne grommelons pas, ne grognons pas.
Tous les jours nous nous taisons
Jusqu’au moment où nos os se dispersent.
Dure est notre couche,
Sec est notre pain,
Sanglant et souillé le bon Dieu.

Merci à toi, merci à toi
Sire l’Empereur pour ta grâce,
Toi qui nous a élu pour mourir.
Dors, dors dans la douceur et la paix,
Jusqu’au moment où tu seras réveillé
Par notre misérable corps que couvre l’herbe.

hugoball.jpg Hugo Ball

Laisser un commentaire