Archive pour mars 2009

Quand l’homme mange du symbole.

Dimanche 29 mars 2009

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2707 du 11 au 18 octobre 1979. 

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Un entretien avec Georges Balandier.

J-M. P : « Les chambres froides de Bokassa », « Bokassa mange de la chair humaine, « Bokassa anthropophage ». Derrière ces titres à sensation, prennent place tous les stéréotypes, les archétypes racistes du « Noir cannibale », du « sauvage ». Qu’en pense l’anthropologue, l’africaniste que vous êtes ?

G. B : On ne peut aborder cette discussion en se limitant à l’Afrique. Tout d’abord, pourquoi « cannibale » et pas « anthropophage » ? Un lion est aussi anthropophage mais il n’est pas cannibale. Ma réaction est nécessairement violente quand je vois tout ce bruit fait autour de mots tels qu’ « anthropophage » ou « cannibale », qui, d’ailleurs, ne se recouvrent pas. Dans cet engouement soudain et surprenant pour le cannibalisme il y a la rencontre entre une actualité mise en théâtre et un thème qui revient périodiquement dans les mass média et la culture, plus particulièrement cet automne. Même la Revue Française de Psychanalyse  a consacré au cannibalisme un numéro spécial, auquel anthropologues et psychanalystes ont contribué. Derrière tout cela, il y a bien sûr la figure du Centrafrique, d’un Empereur de dérision mais qui n’est pas seulement installé dans la dérision, mais aussi dans le pouvoir absolu, violent et consommateur de ses sujets.

En tant qu’anthropologue, ces images me répugnent, car il y a là un montage destiné, non seulement à porter préjudice à Bokassa, ce qui m’indiffère, mais à tout un type de civilisation et de société.

Un théâtre de la cruauté

J-M. P : Que recouvre exactement le mot « cannibale » et que signifie le phénomène du cannibalisme dans les cultures où il apparaît ?

G. B : Le mot « cannibale » est un mot relativement récent dans la langue française. Le terme cannibale est la déformation d’un mot caraïbe qui signifie « homme de bravoure » et non « homme consommateur d’ hommes ». Il n’est pas indifférent que le mot soit apparu dans cet espace, car les seules données d’histoire et d’anthropologie qui accordent une importance au phénomène du cannibalisme sont relatives aux Amérindiens. Si on élimine les effets spectaculaires, que trouve-t-on ? Chez les indiens de ces pays qui occupent une large part du Sud-américain, le cannibalisme existait, il était entretenu, il était lié à une société militaire, une société d’affrontements, qui ne se constituait véritablement que dans des rapports de type guerrier avec des sociétés voisines que l’on pourrait même qualifier de partenaires. La guerre était un véritable moyen de communication à travers lequel on se posait contre l’autre en renforçant son propre système. Chez ces peuples, le cannibalisme exista, lié à la guerre, comme appropriation de l’ennemi. Le cannibalisme est alors une manière terrible de dramatiser l’enjeu qui n’est pas la servitude de l’autre – la dialectique du maître et de l’esclave, telle que Hegel la conçoit – mais son appropriation symbolique.

Tout cela a bien peu de rapport avec les chambres froides de l’ ex-empereur Bokassa ! Nous touchons le problème du rapport de l’homme au symbole. Je citerai un second exemple amérindien, celui des Aztèques, fondateurs de Mexico, donc du Mexique. Les Aztèques ont conçu un type de civilisation qui propose une physique et une métaphysique absolument tragiques que personne n’a jamais portées à ce point d’intensité. Leur obsession, c’était l’entropie, la déperdition d’énergie, c’est-à-dire de vie. L’entropie met en cause pour eux, l’univers, l’homme, la vie toute entière. Aussi, la grande affaire, pour les Aztèques, c’ est la lutte permanente contre cette déperdition. Cette gestion rationnelle de l’économie sociale, et cosmique ne suffit pourtant pas. Il subsiste une perte de force. Alors, il faut la retrouver et c’est là qu’intervient le sacrifice : il doit faire de la vie avec de la mort. La mise à mort dramatisée, les sacrifices, véritables théâtres de la cruauté au sens ou l’entendait Artaud, étaient suivis d’une sorte de communion, de consommation des individus sacrifiés par des groupes privilégiés. On dit – mais ce n’est pas certain – que sur certains des marchés aztèques – il s’agissait d’une société à commerce – de la chair humaine était vendue. Dans la logique aztèque, c’était le moyen de ne rien perdre. La force portée par le sang avait été utilisée. Ce qu’il restait du sacrifice – la viande humaine – était simplement consommée.

Manger son royaume

J-M P : Ces phénomènes ont-ils leur équivalent en Afrique ?

G. B : Le cannibalisme a existé, mais dans un nombre limité de sociétés et, sauf dans les périodes de grande détresse alimentaire, il n’a jamais existé comme pure et simple consommation de chair. La chair humaine ce n’est pas de la chair d’antilope, de chèvre ou de bœuf. Le cannibalisme a existé dans le cadre d’activités religieuses et rituelles, liées au sacrifice. On retrouve encore ici l’économie aztèque. Mais tout cela n’a existé que dans un cadre rituel extrêmement contraignant. L’homme consomme aussi du symbole et il en fait sa chair d’une certaine manière. Il faut d’ailleurs souligner que le cannibalisme peut être plus présent sous l’aspect de sa réalité imaginaire, figurative, que sous sa réalité de consommation effective. Ce qui m’a frappé, au cours de mon travail en Afrique et sur des matériaux africains, c’est le fait que le terme « manger » est sans doute le terme qui a la fonction métaphorique la plus puissante. On « mange » le pouvoir, mais on peut être  « mangé » par lui : on est alors « mangé » par les sujets. Pas effectivement, mais on a sa capacité de domination détruite. En Haute-Volta, existe encore un ensemble de royaumes sans doute apparu vers le XIV ème siècle, l’ensemble Mossi. Au moment de l’intronisation du roi, celui-ci doit parcourir le pays, recevoir les initiations qui le font véritablement souverain, accepter les interdits. Dans toutes ces opérations qui peuvent durer des mois, des années, on dit qu’il mange le royaume : il s’approprie l’espace historique le plus valorisé. Là aussi il s’agit d’une forme de cannibalisme : le souverain mange du pouvoir humain et c’est par cette consommation qu’il devient pleinement roi. Dans d’autres sociétés, au Ghana, par exemple, on dit que le riche ne peut être riche qu’en mangeant la substance des autres. Ceci nous renvoie à des thèmes sartriens, à la Critique de la Raison dialectique : chaque société définit sa rareté et, par là, définit ses victimes : ceux qui seront métaphoriquement mangés par suite de l’inégalité dans les rapports sociaux.

J-M. P : Pourquoi le fait de manger l’autre, de consommer de la chair humaine a-t-il encore sur nous un tel pouvoir de fascination ?

G.B : En répondant dans le goût du temps, on pourrait dire que c’est le sacrifice premier. On s’approprie Dieu en le mangeant, autre manière de devenir Dieu. C’est le meurtre du Père, de Totem et Tabou de Freud. Je n’y crois pas tellement. Mais je me demande si à certaines époques, dont la nôtre, on n’a pas le sentiment que les sociétés, les nations, les technologies développent de tels moyens que ce sont elles, produits de l’homme, qui sont consommatrices de l’homme et par là cannibales. C’est le cannibalisme de ce que l’homme produit avec sa tête et ses mains qui, peut-être, explique en partie cette fascination assez morbide pour le cannibalisme.

Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER

Georges Balandier, Anthropologue africaniste, auteur en particulier de « Afrique ambiguë » (Plon) et « L’Anthropologie politique » (PUF)

hegel.jpgHegel par J-M Palmier, Editions Universitaires, 1968. 

Extrait de « Hegel » par Jean-Michel Palmier . Editions Universitaires – 1968 – Les classiques du XXème siècle. pages 47-48

Cette rencontre de deux consciences, dont chacune cherche sa propre vérité, sans vouloir reconnaître celle de l’autre va donner naissance à ce que Hegel a nommé  » la dialectique du maître et de l’esclave » . Cette dialectique sera reprise par Marx , et deviendra, à travers son génie , la lutte des classes, qu’il reconnaît comme moteur de l’Histoire.

Que signifie pour Hegel cette dialectique? Il s’agit de décrire le passage de la conscience à la conscience de soi. C’est au cours de cette longue recherche, que la conscience malheureuse comprend qu’elle ne peut trouver de satisfaction en aucun objet, mais seulement dans une conscience vivante, qui seule, peut lui révéler sa vérité, à travers le désir et la haine.

Pour que l’homme soit vraiment humain, pour qu’il diffère essentiellement de l’animal, il faut que le désir humain l’emporte sur le désir animal. Ce désir animal, Hegel le reconnaît comme l’attachement immédiat à la vie, c’est à dire le désir de conserver cette vie immédiate, non-reconnue. L’homme s’ avère humain s’il accepte le risque de la vie pour la liberté. Dans cette lutte de pur prestige, où aucun des deux adversaires ne doit mourir, l’un deviendra maître et l’autre esclave.  » La conscience de soi ne peut exister dans sa vérité que si elle est reconnue par l’autre. » C’est pourquoi Hegel écrit :  » La conscience de soi existe en et pour soi, dans la mesure et par le fait, qu’ elle existe en et pour soi, pour une autre conscience de soi, c’est à dire qu’ elle n’existe qu’en tant qu’entité reconnue. »

C’est seulement par le risque de leur vie animale, que deux hommes vont approcher de cette vérité essentielle qu’est la conscience de soi. C’est le passage du désir animal au désir de reconnaissance, de la « Begierde » à « l »Anerkennung ».

 » Chaque conscience, dit Hegel, recherche la mort de l’autre ». Chacun des deux êtres qui vont se rencontrer dans cette lutte mortelle, dans laquelle nul ne doit mourir, sinon sa liberté, doit accepter le risque absolu de sa vie, sans chercher à la conserver. L’un renaîtra comme maître, tandis que l’autre deviendra non plus l’esclave de la vie, mais l’esclave du maître. Cette lutte peut se comprendre en trois mouvements :

                                       – la lutte des consciences.

                                       – la lutte du maître.

                                       - le devenir de l’esclave.

Jean-Michel Palmier

Au vitriol:  » J’ai confiance en la justice de mon pays  »

Dimanche 22 mars 2009

Article paru dans Politique Hebdo du 1er novembre 1973.

« J’ai confiance en la justice de mon pays »d’Alain Scoff
par le théâtre Bulle, au Théâtre Mouffetard.

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Alain SCOFF. 
Né le 1er décembre 1940 à Paris Formation d’acteur chez Pierre Aimé Touchard et au cours Charles Dullin.
Acteur à la comédie de Saint-Etienne-Jean Dasté, au Théâtre Populaire de Lorraine et au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis entre autres compagnies

Assistant metteur en scène de Guy Rétoré au Théâtre de l’Est Parisien.

Co-fondateur et metteur en scène de la compagnie des Tréteaux d’Ile de France avec Paula Jacques.

Metteur en scène et directeur-fondateur de la compagnie du Théâtre-Bulle (Théâtre Mouffetard et Tournées en province)

Adaptations théâtrales :
  - Capitaine Fracasse (en collaboration avec Paula Jacques)
- Allô Hélène (de Ray Conney, en collaboration avec Pierre Charras)
- Histoires d’os (adaptée de Pierre Dac).
Pièces de théâtre : (jouées)
  - Bulles de savon – bons sentiments
- Jésus-fric supercrack (publiée aux éditions de l’Avant-Scène)
- J’ai confiance en la justice de mon pays( publiée aux éditions P.J. Oswald)
- Cause à mon Q.I. ma télé est malade
- Et vous trouvez ça drôle ? (en collaboration avec J.P. Sèvres)

          Ils sont là, le père et la mère, graves et émouvants, trainant sur la scène avec des cordes ce cercueil de leur fils, interrogeant les médecins, les policiers, les avocats, les avoués, les juges, les témoins, s’efforçant de comprendre comment et pourquoi Jean-Pierre T., jeune ouvrier de 24 ans, a trouvé la mort dans un commissariat, lors d’une garde à vue.

          La pièce fait mal.  Et quand on quitte la salle, il est dur de ne pas parler à ses voisins. Aussi, presque spontanément des groupes se sont constitués qui la commentent et s’interrogent sur les actions possibles pour que de tels évènements ne se reproduisent plus impunément. L’affaire Thévenin (la mort suspecte d’un jeune homme au commissariat de Chambéry) est bien connue.

          Aujourd’hui une pièce, une pièce au vitriol qu’il faut voir à tout prix car on peut parier qu’elle ne restera pas longtemps à l’affiche. Conçue comme un spectacle de télé-vérité, la télévision objective et impartiale qui propose de faire la lumière sur l’affaire et envoie à Chambéry son présentateur le plus sympathique, le plus gai pour rassurer les téléspectateurs; après avoir fait défiler tous les témoins, évoquer tous les aspects de l’affaire, sauf quelques-uns que l’on coupe parce qu’ils ne correspondent pas au scénario établi, la télévision montre la bonne foi de la police et le beau travail de la justice. Conçue dans l’esprit des mistères -Bouffesde Maïakovski, c’est une féerie cinglante où l’on voit défiler des petits pantins dans un guignol, où figurent les policiers, les juges, les avocats tirés par des fils invisibles que sont « l es appels téléphoniques en haut lieu  » que l’on donne dans les coulisses. Seul ce cercueil, cette femme et cet homme en noir sont réels comme l’appel que lance la mère de Jean-Pierre Thévenin :  » Je me suis dit que moi, mon fils, il faut que je lutte pour sa mémoire mais il est pourri dans un cercueil. »

          A la fin du spectacle, – mais est-ce un spectacle ?- une libre discussion réunit les spectateurs, des militants, des avocats, des jeunes qui s’efforcent de dégager les possibilités de lutte contre de tels actes. On y parle du rôle du théâtre, mais surtout de la garde à vue, de sa légitimité, des « bavures » commises par certains policiers, et de l’impuissance du simple citoyen confronté à l’impunité des représentants des forces de l’ordre. On y parle aussi des rapports entre la justice et la police et comment un grain de sable peut enrayer la machine. Par-delà la mort de Jean-Pierre Thévenin, il y a aussi le problème de la répression contre les jeunes, la tristesse de leur vie dans les grands ensembles qui sont évoqués. Un nom, un prénom prononcé souvent : Malika, l’histoire d’une autre petite fille morte à la suite d’une intervention policière.

          Il faut voir cette pièce à tout prix. Il faut y envoyer tout le monde. Les militants mais aussi les jeunes de la banlieue et souhaiter que des policiers aient le courage de la voir, pour comprendre comment et pourquoi Mme Thévenin a perdu confiance dans la justice de son pays.

Jean-Michel PALMIER

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Le mistère-Bouffede Maïakovski, in Lénine, l’art et la Révolution de J-M Palmier chez Payot

L’élément de ce spectacle peut se résumer ainsi :

- Il s’agit de briser l’espace clos de la scène et du théâtre traditionnel pour leur substituer l’espace ouvert des places et des rues.
- Le théâtre n’est plus un monde séparé du vécu, de l’histoire, de la politique, c’est son expression et sa transformation symbolique.

- La séparation acteur/spectateur n’existe plus. L’acteur n’est plus un professionnel. Ce sont les soldats, les ouvriers et les paysans qui sont acteurs de l’histoire et de la scène. Le spectateur appartient à la foule et l’acteur n’est que l’un d’entre eux. Il est le symbole individualisé du héros collectif.
- L’espace théâtral est identique à l’espace de la ville et et le temps de l’action est celui de l’histoire. Le présent, le passé et l’avenir ne cessent de fusionner dans le projet révolutionnaire qui unit la mémoire historique, le rêve, la réalité.
- Le théâtre est aussi l’expression d’un combat politique. On y représente non seulement des combats historiques entre le prolétariat et la bourgeoisie (Révolution française, La Commune, Octobre), mais aussi les multiples aspects de la lutte des classes.
- Tous les arts qui interviennent dans le théâtre révolutionnaire – peinture, sculpture, poésie – sont des oeuvres collectives qui visent à permettre l’expression de l’ouvrier/acteur, sans que l’on dissocie la lutte, le théâtre, le travail. L’usine elle-même peut devenir lieu d’expression théâtrale et elle constitue aussi le décor du véritable théâtre de rues.
-Souvent les spectateurs se m^lent aux acteurs et le théâtre se confond avec la réalité. Presque tous ces spectacles s’achèvent sur l’Internationale reprise en choeur par les ouvriers acteurs/spectateurs et la stylisation fait place à la réalité.

Extrait du chapitre II : La propagande et les arts, l’art instrument d’agitation – la littéralisation des rues.Le théâtre de rues et les fêtes page 453 et suivantes.

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Scène du mistère-Bouffe de Maïakowski par le théâtre de l’Âtre de Montpellier

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Scène d’une autre représentation du mistère-Bouffe de Maïakovski

Les poètes d’Octobre

Samedi 21 mars 2009

 Article publié dans Politique Hebdo, date indéterminée

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 Alexandre BloK      Serge Essénine  Wladimir Maïakovski

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      Tania Balachova

          En russe  » Vetcherinka » – c’est ainsi que s’intitule le spectacle que Tania Balachova présente actuellement au Théâtre Lucernaire - veut dire « petite soirée ». Soirées où l’on se réunit autour du feu, où certains chantent, d’autres récitent des poèmes ou jouent du piano. Pourtant ce spectacle n’est pas un récital de poèmes : c’est une tentative pour évoquer, à travers des images, des bruits, des lumières, des voix, des êtres vivants, des vers, la fantastique épopée de la poésie russe qui chante les Dix jours qui ébranlèrent le monde. Et cette dramatisation de poèmes soviétiques est sans doute l’un des spectacles les plus émouvants que l’on puisse voir actuellement à Paris.

          La Révolution d’Octobre donne aussitôt, un élan gigantesque à toute la poésie. Dans les cours des usines, dans les rues, chez soi, on récite des vers, ouvriers, paysans et soldats se pressent avec autant d’ardeur aux meetings politiques qu’aux meetings poétiques. Il font la queue devant les théâtres, ces théâtres où ils ne sont encore jamais allés et dont ils découvrent soudain le faste; ils écoutent les poètes, ceux qui ne font que la propagande, mais aussi les autres, les futuristes Maïakovski, Essénine, Pasternak, Blok.

          C’est tout cela que Tania Balachova et ses anciens élèves tentent de nous faire revivre.

          Partout, c’est l’immense révolte contre la misère et l’humiliation qui secoue la Russie. Les paysans, héros traditionnels de la littérature russe, sont remplacés par les vagabonds de Gorki, le monde des bas-fonds et des ports.

          Cette détresse et cette misère nous sont présentés à travers un récit étonnant de Gorki, Strasti-Mordasti. dans une flaque de boue, ivre morte, une femme, une prostituée remarquablement interprétée par Vera Gregh. Un jeune homme la relève et la raccompagne chez elle. Elle vit dans une chambre sordide, une cave, où un grabats lui sert à accueillir ses hôtes de passage, ses clients. A côté, dans une caisse qui sert de lit, un enfant infirme qui s’invente un monde fantastique en enfermant dans des boîtes des cafards, des punaises, qui symbolisent les gens qu’il aperçoit par la fenêtre ou dans la  cour : les fonctionnaires, le propriétaire, les autres hommes. Lorsque le jeune homme les voit, lorsqu’il comprend l’étendue de leur misère, il revient et une étrange amitié se crée entre lui et l’enfant. En les quittant, il a envie de hurler, de frapper, de se prosterner devant cette femme sans nez, laide, repoussante, comme il le ferait devant un dieu.

          Puis c’est Essénine, Essénine le Voyou, le dernier poète paysan, qui fait éclater la scène. Il a étudié à l’école de son village, et dès l’école, il rêve de devenir poète, le plus grand poète de la Russie. Dès qu’éclate la Révolution, il comprend, comme Maïakovski – qui pendant longtemps ne l’aime pas – que c’est sa révolution. On le rencontre dans les cafés, les bouges de Moscou, ivre et rarement heureux. Il chante sa  campagne, sa campagne ravagée par la pauvreté et la misère nouvelle du capitalisme. Il parle à sa mère, lui demande de ne pas le  guetter sur la route, de ne pas s’inquiéter en entendant parler de ses beuveries et de ses rixes.

          Il promet de revenir, un jour, au printemps. Mais il ne reviendra pas. Le fils de paysan qui arrive à la ville va succomber à ses maléfices. Il regrette la campagne où il est né, mais chaque nuit, il boit. cette ivresse le ronge. Scandales et orgies se succèdent. Le parti bolchévik ferme les yeux sur ses propos lorsqu’il est ivre et ne se souvient que de ses poèmes. A partir de 1925, Essénine n’est plus qu’une épave humaine. Il n’a plus de voix. Bientôt commenceront les hallucinations et le délire de persécution. Il n’est plus eulement le Voyou.

Nous ne sommes ici que de passage.
Vois le cuivre sur les arbres pleure
Mais je crois en ta fragile image
Fleur de vie, qui t’épanouis, et meurs.

          C’est un grand enfant obsédé par la mort et qui, à plusieurs reprises, tente de se suicider. Une nuit de décembre 1925, il s’ouvre les veines et se pend, écrivant avec son sang un dernier poème :  » Au revoir l’ami »

Je te quitte, adieu, ami fidèle,
Ami, que je porte dans mon coeur
La séparation n’est pas cruelle
Qui promet une rencontre, ailleurs
Evitons les mains, le mot suprême.
Sans chagrin, sans froncer les sourcils
Quoi, mourir n’est pas un vrai problème
Vivre – hélas – n’est pas nouveau aussi.

          Ces dernières paroles, Maïakovski les mettra en exergue au poème qu’il lui dédie, lui qui le comprit si tard et l’aima tant.

 » Vous êtes passé dans l’autre monde, comme on dit.Dans le vide…
Vous piquez vers les étoiles,
Plus question de brasseries,
D’avance ou de crédit.
C’est fini,
Lucidité totale.
Non, Essénine.
Ne croyez pas que je plaisante,
Dans ma gorge,
le chagrin
est comme un sac. »

          Maïakovski. Ce nom à lui seul résume le formidable élan poétique des années qui suivent la Révolution.

          Lénine ne l’aimait pas tellement et trouvait ses vers peu compréhensifs. Trotsky le comparait volontiers à un voyou anarchisant et déplorait son culte du moi petit-bourgeois. Pourtant ses poèmes ne cessent de faire rêver. Il chante la Révolution, Lénine, les Soviets, la vie nouvelle qui s’ouvre devant eux. Ainsi, ce long et célèbre poème, Guerre et paix, chante le formidable bouleversement de la vie qui s’accomplit sous ses yeux. Il épie dans l’avenir les signes des printemps qui viennent. Dans la pauvreté et la misère, il rêve du communisme :  » Je sais la force des mots, la force des mots-tocsins, il faut DÉSEMBOURBER L’AVENIR.


L’avenir
Ne viendra pas tout seul,
Si nous
Ne prenons pas des mesures.
Attrape-le par les ouïes, komsomol !
Attrape-le par la queue, pionnier !
…Le Communisme
Ne réside pas seulement
Dans la terre
Dans la sueur des usines
Mais aussi chez soi,
La famille
Les moeurs
… Comme une pelisse
Le temps aussi
Se mange
Des mites quotidiennes.
Le vêtement
De nos jours poussiéreux.
A toi de le secouer, Komsomol.

          Le spectacle se termine sur l’évocation d’Alexandre Blok. Lui n’était pas futuriste. Il était symboliste, chrétien. Pourtant, il a compris immédiatement le sens du bouleversement qui ravageait la Russie. Il chante la Russie en guerre:

Vous êtes des millions – nous sommes
des nuées et des nuées…
Essayez donc de nous combattre
Oui, nous sommes des Scythes, barbares de l’Asie
Aux yeux avides, aux yeux brisés, des pâtres…
Pour la première fois, vieux Monde, arrête-toi !
Au banquet fraternel de travail et de vie
Au festin d’amitié pour la dernière fois.
Mon luth barbare te convie.

          Mais aucun poème de Blok n’est plus beau que Les Douze. Le vent et la neige tourbillonnent sur Moscou. Partout des banderoles. Les gens regardent et ne comprennent pas encore. Aux carrefours, les bourgeois remontent leurs cols. Le pope, le marchand, la petite dame en karakul ont peur. Les prostituées appellent leurs clients. Pourtant, dans la neige et le froid, douze hommes s’avancent. Ils se sont enrôlés dans l’armée rouge pour y verser leur sang en défendant les Soviet. Ils s’en vont, seuls, avec le regard de haine des bourgeois qui les suit.

          Des bribes de poèmes ne peuvent pas rendre l’atmosphère extraordinaire de cette Vetcherinka. Le suicide d’Essénine, ces poèmes que Maïakovski et les futuristes placardent dans les rues comme des proclamations militaires. Gorki qui regarde les bas-fonds, les cris des soldats, c’est tout cela la poésie de la Révolution d’Octobre dont il est si rare d’écouter les échos si vibrants et si beaux.

Jean-Michel PALMIER

Au Lucernaire : Balachova, Cok, Picaud, Day, Alba, Gregh, Romanoff et Arestrup dans un spectacle présenté par T. Balachova :
« Vetcherinka ».
*
les poèmes récités au Lucernaire le sont à partir de l’excellente adaptation de Gabriel Arout (4 poètes de la Révolution.Ed de Minuit).

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Extrait  de Lénine, l’art et la révolution, les « dix jours qui ébranlèrent le monde », pages 247 à 257. Jean-Michel PALMIER – Payot 1975

« Les douze » d’Alexandre Blok

« D’un immeuble à l’autre
Sur un câble flotte
Une banderole
Géante :
« Pleins pouvoirs à la constituante! »
Cette banderole
Affole
Une vieille
Qui pleure et se lamente :
« Voyez cette étoffe qui flotte !
Peut on se permettre
De perdre tant de drap
Pour rien ?
Ca en ferait-y des culottes
Pour nos petits-gars
Qui n’ont rien à se mettre ! »
La vieille comme une poule
Butte au tas de neige
Passe avec effort…
« Oh, Sainte Marie qui nous protège,
Oh, ces bolcheviks veulent ma mort ! »
Et toujours le vent cinglant,
Bise folle, Gel et Froid.
Au carrefour, le bourgeois
S’engonce dans son col.
Tiens et qui est celui-là,
Les cheveux flottants,
Qui marmonne entre ses dents :
« Traître !
Fichue, la Russie ! »
Sûrement un homme de lettres,
Un poète…

« …. Octobre, prit la plupart des écrivains et des intellectuels au dépourvu. Même ceux qui espéraient la révolution n’étaient nullement prêts à l’accepter. La révolution qu’ils attendaient était spirituelle, mystique. A peine déclenchée, ils en refusaient les « excès », c’est à dire la réalité. Octobre, cela signifiait l’apparition du prolétariat comme force révolutionnaire et les écrivains qui avaient exalté ses souffrances prenaient peur devant sa révolte si longtemps réprimée…. le peuple était entrain de prendre le pouvoir et de bouleverser la vieille Russie. La Révolution était là, dans les usines et dans les rues, parmi les ouvriers et les soldats en armes. C’est alors que beaucoup prirent peur devant cette violence qu’ils ne pouvaient plus contrôler. Ils adjurèrent leurs convictions et passèrent du côté de la réaction. L’enthousiasme qui avait suivi la chute de la monarchie n’avait été chez beaucoup d’intellectuels qu’un feu de paille. Très vite la réaction relevait la tête. ….Rares étaient ceux qui étaient prêts à accepter la révolution et toutes ses conséquences. Très vite, l’intelligentsia allait se scinder en plusieurs fractions caractérisées par autant d’attitudes à l’égard de la Révolution, fractions dont les limites étaient assez mouvantes car plusieurs écrivains qui choisirent l’exil revinrent ensuite en Russie, tel Alexis Tolstoï; d’autres qui avaient choisi de servir la Révolution se tournèrent par la suite contre elle. L’ évolution politique de la plupart de ces écrivains fut un phénomène long et souvent contradictoire. On chercherait en vain à montrer que telle ou telle tendance esthétique ou littéraire correspondait mieux à telle ou telle prise de position politique : un grand nombre d’écrivains réalistes, dont les oeuvres, écrites avant la Révolution, avaient décrit la misère russe dans ses aspects les plus sombres (Bounine, Andreïev) se rangeront du côté de la contre-révolution, alors que les Symbolistes (BloK, Brioussov), les futuristes (Maïakovski) s’en feront les défenseurs, eux dont l’art semblait le moins « social ». Gorki lui-même, l’auteur du Chant du Faucon, fut loin de s’y rallier immédiatement. Plutôt que de décrire les hésitations, les revirements de l’intelligentsia russe, il est préférable de comprendre tout d’abord ce qui l’a éloignée d’abord de la révolution, alors que beaucoup semblaient idéologiquement proches du prolétariat…. »

Jean-Michel PALMIER

 

 

 

 

 

Rita Renoir : Les voyeurs attrapés par la queue.

Dimanche 15 mars 2009

Critique de spectacle, parue dans Politique Hebdo, rubrique  » Civilisation », date indéterminée

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Rita Renoir

          Elle est belle, sauvagement belle, et il est difficile d’échapper ne serait-ce qu’un instant à la fascination de son corps, de ses gestes, de ses cris. Lorsqu’elle apparaît dans la lumière des projecteurs, sur cette scène à peine éclairée du Théâtre Plaisance, à moitié nue, effrayée, agressive, séductrice, le rêve ne fait que commencer. Dans un silence absolu, elle parle avec une voix de Lolita gouailleuse, de pauvre petite paumée, elle raconte – la pièce s’intitule Et moi qui dirai tout- elle raconte d’une voix vulgaire et affectée une suite d’anecdotes sordides et tristes dont on comprend mal le sens. Qui est-elle ? on ne le saura jamais. Une fille comme les autres, un peu plus malheureuse, un peu plus perdue qui a fait l’amour à New York pour de l’argent et qui depuis se dégoûte, qui était battue et violée par son père, qui a assisté à d’étranges parties dans la haute société avec des gens crucifiés, une fille qui pleurait. Tout cela est banal, presque banal. Parfois, elle abandonne son air de fillette lascive et impudique et se met à danser, à tenter d’exprimer par son corps, la beauté de ses gestes et sa vois – a quelque chose de bouleversant. Chacun se sent pris d’un étrange malaise, mais le malaise va devenir insupportable.

          N’ayant pu créer d’échange avec le public, elle le regarde et le pétrifie. En quelques minutes le contre-spectacle commence : c’est le spectateur qui va se transformer en objet lorsqu’elle ébauche dans la salle un étrange dialogue. Devant elle, une majorité d’hommes, des Messieurs d’un certain âge et d’un certain physique qui ont payé très cher pour avoir la première place, des touristes, des provinciaux qui, de passage dans la capitale, veulent « faire la fête », des étudiants, des gauchistes au dernier rang – les moins chers. Comme une louve, elle s’approche d’eux et les questionne :  » Pourquoi vous avez loué les premières places ? Qu’est-ce que vous vouliez voir ?  »  » Votre femme, où est-elle ? elle garde les enfants ? Vous trouvez ça normal ? », » Vous êtes pour la liberté sexuelle ? »  » Vous voudriez faire l’amour avec moi ? ».

Le viol impossible

          Tout y passe : les soirées lyonnaises, les rapports bourgeois, le couple, la famille, l’homosexualité, l’aliénation de la femme. Ces questions qu’elle pose de sa voix puérile, créent peu à peu un climat d’angoisse et de malaise parfois insoutenable. Les rapports sont inversés : c’est elle qui regarde ceux qui étaient venus pour la dévorer. Tous ces hommes, qui quelques instants auparavant fixaient sans vergogne la moindre parcelle de son corps, avec l’impudeur que confère une place chèrement acquise, deviennent des enfants timides et bredouillants lorsqu’elle enjambe, toujours à moitié nue, les fauteuils et vient leur caresser la joue en minaudant les questions les plus indiscrètes. Souvent un dialogue s’engage avec les spectateurs. Hésitants, détournant presque les yeux, de son corps nu qui les frôle, ils acceptent de parler d’eux-mêmes, de leurs soucis, de monter sur la scène pour mimer avec elle une histoire, un rêve d’enfant qu’ils n’ont pu réaliser et qui les possède toujours dans les matins tristes, les nuits sans rêves, de leurs existences fanées. Elle leur propose de monter sur la scène, de s’aimer entre eux. Personne ne se lève, ou s’ils viennent, c’est comme des somnambules, pour reconstruire leurs rêves. Parfois le spectacle tourne à la violence. Lorsque j’ai assisté pour la première fois au spectacle – un samedi soir – j’ai eu la chance d’assister à un incident pau banal.

          Deux hommes, apparamment fourvoyés dans ce thâtre de la rive gauche, attirés par le seul nom de Rita Renoir et le mythe qu’elle véhicule, par la violence de son corps, voulurent passer aux actes. Si certains viennent la voir pour retrouver les fantômes d’Artaud ou de Bataille, eux, étaient venus là comme à Pigalle. Ils montèrent sur la scène, l’attrapèrent, tentèrent de la dénuder et de montrer son sexe au public. Ils voulaient la violer sur la scène afin de voir si elle était partisane de la liberté sexuelle. Eux, en tout cas, comme ils l’affirmaient, n’en était pas partisans. La salle suivait avec un sentiment d’angoisse croissant le déroulement dramatique de l’imprévu. Bientôt les deux hommes entièrement nus, affrontaient le regard des spectateurs avec insolence et mépris.

Imbécillité rigide

          Ce qui est fantastique, c’est que la salle a réagi : aucun homme n’accepta cette identification agressive et sadique qu’on lui proposait, aucun ne voulait se reconnaître dans cet archétype du mâle viril à cheveux courts et qui affiche son mépris de la femme – « qui n’est faite que pour ça ». Des derniers rangs jaillirent les premières injures : « Fascistes », « Salauds ». Des hommes tels que les décrit Kate Millett ? Peut-être, mais sans aucun doute des gens ayant la parfaite mentalité fasciste décrite par Reich, pour qui la fille n’est qu’un objet à posséder, à violer. Indifférents aux injures, ils continuaient à défier la salle et on a pu craindre ( ou espérer) pendant quelques instants une bagarre entre la salle et les deux hommes, qui continuaient à affirmer leur désir de « faire cela », avec elle, sur la scène. Rita Renoir, d’abord décontenancée, réagit admirablement : avec une ironie et une insolence étonnantes, elle leur fit remarquer qu’ils seraient bien en peine de la violer, n’ayant de rigidité que leur imbécillité, leur structure caractérielle aurait dit Reich.

          L’entre-acte ne dissipa pas le malaise. des petits groupes se forment. on ne se connaît pas mais on se sourit.  On a envie de se parler, de commenter le spectacle, de dire ce qu’il éveille en chacun, car on comprend qu’à travers ces réactions, ces sourires, ces regards, il y a quelque chose d’important qui se produit, que c’est toute une conception de la vie qui est en jeu. Les deux héros, rhabillés, restent à l’écart, dans la rue, ne se mêlent pas aux spectateurs. Provocateurs ?

La pénitente

          La seconde partie du spectacle est encore plus fascinante. Sur un fonds de musique sacrée, dans la pénombre, elle apparaît vêtue d’une longue cape noire qu’elle ne gardera pas longtemps. Habillée comme une pénitente du moyen-âge, elle va nous faire voir, à travers son corps, ses cris, ses yeux tour à tour effrayés, exorbités, séducteurs, ses râles et son sexe, le Diable. Il n’y a aucune parole, aucun texte, seulement des  ricanements, des sanglots, des soupirs, des râles. Elle se contorsionne, lutte contre des ennemis invisibles – les Démons _ qui la violent, qu’elle appelle, qu’elle repousse, auprès desquels ceux de Ken Russel ne sont que d’aimables plaisantins. Elle est nue, les jambes écartées, béantes, face au public médusé qui assiste au spectacle comme à une cérémonie et l’émotion qui l’étreint, est une émotion presque religieuse. D’une violence inouïe, ce spectacle parvient à tout oser, en demeurant toujours égal à lui même, sans temps mort, sans la moindre ombre de vulgarité, même lorsqu’elle offre son sexe au regard du public. On songe à Grotowski, par la maîtrise du corps, à une perfection unique atteinte par le mouvement, le rêve, la violence qui émanent d’elle et qui transfigurent ce qui l’entoure. Lorsque la musique se fait de nouveau entendre, lorsque le sanctus résonne dans l’obscurité qui envahit à nouveau la scène, qu’on l’aperçoit une dernière fois, crachant, hurlant, suffoquant et qu’après un dernier regard, elle s’échappe, effrayée, serrant sa cape contre son corps nu, nous ayant montré dans ce Diable et son masque médiéval, une simple fille qui découvre avec angoisse et ravissement sa propre féminité, chacun se lève, hésitant comme au sortir d’un rêve.

          Dans sa loge, l’arrogance et la violence ont fait place à la douceur et à un sourire énigmatique. Une fois démaquillée, on discute avec Jean-Pierre George qui a organisé avec elle le spectacle, et le directeur du théâtre, des deux pièces et des réactions du public. On parle des théories de Lefebvre, du Living de Grotowski, de la vie quotidienne. Rita, heureuse et fatiguée, explique ce qu’elle veut faire : laisser le spectacle ouvert, laisser surgir l’imprévu, le refoulé, faire éclater les mythes et les images sociales de la femme, de la sexualité, de la famille bourgeoise. Le « directeur » n’est pas toujours d’accord lorsqu’il parle en tant que directeur, mais on devine à travers son enthousiasme, qu’il est d’accord sur l’essentiel: le rôle du théâtre, du spectacle, de sa fonction critique et démystificatrice. Quand on quitte, tard dans la nuit, ce petit café de Montparnasse, je repense à Rita, à son mythe, à ce qu’elle est en vérité. La déesse des nuits du Crazy Horse Saloon est un masque et une défroque qui s’en vont en lambeaux. Ce spectacle, c’est sa révolte la plus personnelle et elle a fait de cette scène de théâtre un microcosme de la société, de son esprit, de ses valeurs fétiches. La petite prolétaire qui prend conscience du caractère pourri de la société, mais sans parvenir à la révolte, ce n’est pas elle. Tout ce qu’elle fait, elle en est consciente. Elle parle avec autant d’enthousiasme de ses projets, de ce qu’elle provoque tous les soirs, que de la politique et des théories de Lefebvre. Elle tend aux spectateurs comme Till l’Espiègle le miroir de leur vie, de leurs rêves bafoués, humiliés, elle en dévoile la vérité, non sans cruauté. C’est sa beauté qui empêche le spectacle de tourner au drame. En la quittant, j’ai envie de lui dire comme cette femme espagnole qui criait dans la salle :  » Ce que tu fais est très beau, mais c’est toi qui es admirable ».

JEAN-MICHEL PALMIER

Au Théâtre Plaisance - Rita Renoir dans deux pièces conçues et réalisées par Rita Renoir et J.-Pierre George : « Et moi qui dirai tout » suivi du : Diable.

1951 : le strip-tease retraverse l’Atlantique, de retour en France il dédaigne les excès outranciers de son homologue américain, il trouve place dans les clubs créés pour lui, comme le Lido, le Crazy Horse Saloon ou le Casino de Paris. L’humour s’y fait plus présent (des humo- ristes comme Raymond Devos ou Fernand Raynaud interviennent entre les numéros au Crazy Horse), le strip parodie ses propres modèles et ses excès. Il sera officiellement considéré comme un art en 1955, date à laquelle ouvrira également à Paris une Académie du strip-tease. On se précipite dans les cabarets voir des jeunes femmes se déshabiller avec art, comme Rita Renoir, l’impératrice du strip français, Miss Candida, élue stripper de l’année 1955 par l’académie du strip-tease, Dodo d’hambourg et son numéro de veuve joyeuse…Rita Renoir,était en France la plus connue des strip-teaseuses des années 50.Rita Renoir – qu’on appelait  » la tragédienne du strip-tease  » et qui, devenue comédienne, fut l’interprète d’Obaldia, d’Euripide, d’Antonioni ou de Bourgeade – affirmait que  » le strip-tease est un acte dramatique « . Mais c’était aussi pour elle un acte érotique :  » Quand j’ai fait un bon strip-tease, quand ça a bien marché, il s’est passé quelque chose entre le public et moi et quelque chose de vrai, quelque chose qui existe… C’était une chose directement sexuelle entre les spectateurs et moi.  » Un roman « le Diable et la Licorne », de Jean-Pierre George, évoque la figure « plus que nue mais non eue », de Rita Renoir (alias LM).La révolution sexuelle des années 60 incitera – avec la démocratisation de la pornographie – à oser toujours plus.

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NUS BERLINOIS ( extrait de Retour à Berlin ; p. 267)

En feuilletant un magazine des années 20, je m’arrête sur la photographie d’un de ces spectacles berlinois qui firent tant scandale. Aujourd’hui, ils paraîtraient d’une banalité et d’une pudeur désarmantes. Cet engouement pour les filles dénudées est caractéristique de l’esthétique berlinoise des années 20. Nés de l’ abolition de la censure impériale, de l’influence américaine, ces spectacles de nus exprimaient l’effondrement des valeurs, que Fritz Lang évoque dans ses premiers Mabuse, et l’explosion brutale de la soif de plaisir et de vie que la guerre avait si longtemps retenue. C’est à Berlin que fut pour la première fois aboli le tabou du nu au théâtre. Pourtant lorsque le lieutenant Seveloh, sur le conseil d’un journaliste, proposa à Rudi Nelson, le père des variétés berlinoises, son spectacle, il refusa, affirmant qu’il ne voulait pas « transformer son théâtre en bordel ». C’est avec la plus extrême prudence qu’il accepta, pour un mois, d’héberger ce ballet, qui connut un vif succès. A l’expiration du contrat, l’Oberleutnant proposa son spectacle à l’ancien chanteur de variétés Otto Reuter, qui l’accueillit dans son théâtre du Moritzplatz. Le succès de ces attractions fut si grand qu’ont venait à Berlin de Prague, de Suède ou d’Amsterdam pour les admirer. D’autant plus que l’inflation rendait le coût de ces voyages dérisoire.

L’audace ne fit que croître. C’est désormais par dizaines que les nus envahirent la scène. Au cabaret du Chat Noir, baptisé depuis 1914 Schwarze Kater, la police condamna immédiatement le propriétaire à une amende qu’il paya sur-le-champ, étant donné le cours du mark. Théo Opperman lança un second ballet de nus à Berlin, appelé Salomé. Un critique de théâtre, Eugen Robert, avait fondé à Berlin le Hebbeltheater. On y joua Franziska de Wedekind, jadis mutilée par la censure, avec une actrice nue la belle Olga Wojan qui devait plus tard se suicider à la suite d’une passion malheureuse pour l’expressionniste Otto FlaKe. Cet érotisme de pacotille, souvent vulgaire, marqua désormais tous les spectacles populaires. Certaines « actrices » de ces spectacles connurent une gloire aussi insolite qu’éphémère. Celly de Rheydt avait opté entre-temps pour une vie bourgeoise, faisant oublier son passé scandaleux. Mariée à un directeur de théâtre, un ballet portait toujours son nom. Deux jeunes suédoises, Iven et Karin Andersen, attiraient chaque soir au Majowskibar un public avide de sensations fortes. Un jeune aviateur se prit d’une passion fanatique pour Karin. Il s’appelait Hermann Göring. Après sa mort, il lui voua un véritable culte, lui faisant édifier un tombeau dans sa propriété.

En 1945, une commission militaire se rendit dans la maison de Göring touchée par les bombes. L’un des participants se souvient avoir buté sur ce qu’il croyait être une pierre. En apercevant les ruines du mausolée, il comprit qu’il s’agissait d’un crâne humain.

Jean-Michel PALMIER

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Extrait de Wilhelm Reich – Essai sur la naissance du Freudo-marxisme par Jean-Michel Palmier
collection  UGE 10-18 – 1969 -p 36 et suivantes.

Reich propose de l’angoisse une théorie tout à fait différente. Celle que présente La Fonction de l’orgasme(1) est sans doute la plus complète parmi les différentes formulations que Reich en a données. selon lui, l’angoisse n’est aucunement la cause du refoulement mais son résultat (2). Elle apparaît dès que la fonction génitale est elle-même inhibée. Mais comment comprendre une telle inhibition ?

Reich entreprend de le montrer à partir de ce qu’il nomme l’analyse caractérielle. La « cuirasse caractérielle » serait l’ensemble des mécanismes qui lient toute l’énergie sexuelle et empêchent son libre déploiement. Cette thèse sera plus tard longuement développée dans son livre Charackteranalyse. Technik und Grundlagen für studierende und praktizierende Analytiker. (Analyse caractérielle – sa technique et ses fondements – pour analystes étudiants et en exercice).(3)

Ce livre marque déjà d’importantes distorsions qui iront en s’affirmant quant à la pratique analytique elle-même. La tâche de l’analyste n’est plus pour Reich d’explorer l’inconscient et de faire revivre au patient les expériences infantiles qui ont joué un rôle déterminant dans sa névrose, mais d’éliminer ses résistances, organisées en puissants systèmes qu’il nomme cuirasses névrotiques.

Reich ne nie pas réellement l’importance des expériences infantiles dans l’étiologie des névroses, comme le feront les Néo-freudiens et certains dissidents comme Wilhelm Stekel, mais il fait de ces expériences infantiles une simple suite d’attitudes caractérielles qui subsistent dans le présent.. Aussi écrit-il :  » la constitution d’une personne est la somme totale fonctionnelle de toutes ses expériences passées. » (4) Le seul but de l’analyse est de dissoudre ces boucliers de mécanismes de défense afin de libérer l’énergie sexuelle.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette conception reichienne de l’énergie sexuelle. En quoi consiste-t-elle? Peut-on l’identifier à la libido freudienne ? Ce qui gêne dans les formulations de Reich, dès cette époque, c’est le biologisme dont elles sont empreintes. Et cette tendance à biologiser toute la théorie analytique ira en augmentant jusqu’au délire final.

Jean-Michel PALMIER

(1) Die Funktion des Orgasmus. Psychopathologie des Geschlechtslebens. ( La fonction de l’orgasme, édition allemande, 132 pages, 1925, fort différente de l’édition américaine de 1947.)
(2) Pour étayer ces affirmations, il s’appuie sur plusieurs cas de névroses cardiaques où le symptôme cardiaque disparaissait lorsqu’apparaissait l’excitation génitale.
(3) 1ère édition. Verlag für Sexualpolitik. Copenhague, 1933.
(4) La Fonction de l’orgasme, p 118

Jean-Michel PALMIER ; critique de théâtre : Antigone de Brecht, à l’Odéon

Dimanche 8 mars 2009

Article publié dans Politique Hebdo, date indéterminée.

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      Antigone                                        Bertolt Brecht 

        Après Dans la jungle des villes,sainte Jeanne des Abattoirs, toujours jouée au Théâtre de l’Est Parisien, dans une remarquable mise en scène de Guy Rétoré, une troisième pièce de Brecht a fait son apparition : Antigone, présentée à l’Odéon dans une mise en scène de J-P Miquel et jouée par la troupe de la Comédie Française. Cet intérêt croissant pour le théâtre de Brecht et ses écrits théoriques – dont les éditions de l’Arche poursuivent la publication à un rythme régulier – est un fait politique et culturel encourageant.

          Pour adapter la pièce de Sophocle, Brecht a utilisé la traduction de Hölderlin. Représentée pour la première fois en février 1948 à Coire, alors que Brecht se trouvait en Suisse, publiée – en 1949 -  dans le célèbre Antigonemodell, cette oeuvre nous permet de préciser le rapport de Brecht au classicisme et à la tradition. Même si l’on admire toujours le choeur d’Antigone comme l’un des plus grands poèmes jamais écrits, que signifie pour nous, aujourd’hui, politiquement le drame de Sophocle ? Lorsqu’elle fut jouée dans l’adaptation de Brecht, pour la première fois, c’était dans l’effondrement matériel et spirituel de l’Allemagne de 1945. De toutes parts s’affirmait le besoin de recherches artistiques nouvelles, fût-ce dans des théâtres en ruines. En fait d’art nouveau, Brecht monta Antigone, affirmant que la pièce était très actuelle : elle montre  » la signification du recours à la force quand l’Etat tombe en décadence ». Antigone, c’est l’histoire, mais non celle des pauvres. Ceux-là n’apparaissent pas dans la pièce. Ils ne comprennent pas l’ histoire. On parle et on agit pour eux; Ils sont tout juste bons à mourir en serant Créon qui lui même ne fait que brandir le glaive que les marchands et les bourgeois lui ont donné pour défendre leurs intérêts. Assurément, comme l’affirme Brecht dans la préface écrite en 1948,  » même si on se sentait obligé de faire quelque chose pour une oeuvre comme Antigone, le seul moyen d’y parvenir serait encore de lui faire faire quelque chose pour nous « .

         Il ne s’agissait pas de retraduire Sophocle, mais de l’actualiser au niveau de la mise en scène. C’est pourquoi Brecht publie le pièce accompagnée de nombreuses photos de mise en scène. Le « modèle » qui est toujours  » un mélange d’éléments exemplaires et d’éléments sans exemple », n’est pas une contrainte: c’est un certain aboutissement du travail collectif que chacun peut améliorer ou aménager. Cette mise en scène voulue par Brecht, a d’ailleurs été scrupuleusement respectée par J-P Miquel : une scène avec un plateau circulaire, en plan légèrement incliné, de longs bancs où les comédiens peuvent s’asseoir, des paravents qui évoquent leurs impressions –  » roseaux teintés de rouge » dit Brecht, soie peinte à l’Odéon – des colonnades antiques ou un soldat blessé qui peut aussi bien être un soldat de Créon que l’agrandissement d’une photo de la guerre du Vietnam, l’amphore à vin d’Antigone, les masques bacchiques, des tabourets.

          Avec cette adaptation, Brecht se demandait si l’une des plus grandes oeuvres poétiques occidentales pouvait encore être comprise par un public moderne. Dans la tragédie antique, l’homme est toujours la proie du destin, des forces obscures qui le brisent et le tuent. Pour Brecht, le renversement copernicien, qui s’amorce déjà avec Sophocle, consiste à affirmer que le destin de l’homme, c’est l’homme lui-même. Le texte de Sophocle est d’un tel réalisme politique qu’il est presque immédiatement perceptible aux spectateurs modernes : la chute de la famille royale s’accomplit à travers une guerre de rapines qui va amener, au terme d’une chute cruelle et inutile, certains membres de cette élite à prendre le parti du peuple.

           Pour en finir avec l’opposition qu’il rencontre dans sa cité le tyran a besoin d’une victoire rapide qui contente les marchands par les nouveaux débouchés que leur ouvre la prise d’Argos. Mais cette bataille prématurée avec une armée désorganisée se heurte à la révolte de tout un peuple qui lutte désormais pour son droit à la vie: les armées de Créon font l’expérience du caractère invincible de la guerre populaire. Dans la cité, Antigone s’est insurgée. Elle préfère voir son peuple vaincu dans cette guerre de rapines que victorieux. En obéissant aux décrets immuables et non écrits des dieux et en désobéissant aux lois de la cité, les lois iniques de Créon, en  ensevelissant son frère qui a refusé de porter les armes contre Argos, elle affirme le droit de la résistance et surtout le droit de s’opposer à un ordre social corrompu et cruel, au nom du respect de la vie humaine e de la liberté.

            Brecht n’a fait que traduire avec plus de réalisme les conditions économiques : la guerre contre Argos est une guerre impérialiste. Il s’agit de s’approprier les mines de fer. Mais la guerre dure trop longtemps et des mutineries éclatent. Les soldats refusent une discipline trop sévère et Créon est vaincu  à la fois par la révolte morale d’Antigone – coupable et innocente – et le courage d’Argos. Le devin Tyrésias, remarquablement joué par Michel Etcheverry, n’est pas inspiré des dieux: il sait seulement , parce qu’il est aveugle, observer les mouvements de la cité. Il sait que la victoire est une fausse victoire, que la guerre n’est pas près de s’achever, qu’Antigone est innocente et que le peuple se reconnaît dans son acte.

            La violence et le sang répandus par la famille d’Oedipe, Antigone en prend conscience lorsque la violence se retourne contre elle. Elle comprend que la cité est corrompue dans ses lois, qu’il est impossible de se fier aux valeurs inscrites sur le fronton des monuments et qu’il faut, comme Socrate, revenir en soi pour déterminer ce qui est juste et ce qui est injuste. Brecht n’a fait que développer l’enseignement de Sophocle et du choeur notamment, qui s’écrie, dans la version de Brecht : Prodigieux de grandeur quand il soumet la nature à sa volonté, l’homme devient, quand il soumet la nature à sa volonté, l’homme devient, quand il asservit l’homme, un monstre prodigieux. » Enfin , c’est une excellente idée d’avoir remplacé le prologue  » Berlin, avril 1945  » qui évoquait l’aube dans un abri anti aérien, par le célèbre poème de Brecht
« Du pauvre B.B. » qui commence ainsi :

 » Moi Bertolt Brecht, je viens des forêts noires.
Lorsqu’elle m’amena dans les villes
Ma mère me portait encore.
Le froid des forêts restera en moi jusqu’à ma mort. »

Jean-Michel PALMIER

 

 » Mais moi je vous appelle: aidez-moi dans ma détresse,

 C’est à vous-même que vous viendrez en aide. 

L’homme assoiffé de pouvoir boit de l’eau salée: 

Il ne peut s’arrêter, il lui faut boire encore. 

Hier c’était mon frère, aujourd’hui c’est moi. » 

ANTIGONE 

 

J’ai enfreins ton décret  

Parce qu’il était le tien, celui d’un mortel. 

Un mortel peut l’enfreindre, 

Et je suis simplement un peu plus mortelle que toi. (…) 

Mais s’il te semble que j’ai perdu le sens  

De craindre la colère des dieux et non la tienne,  

Qu’un insensé soit maintenant mon juge. »  

ANTIGONE

Am Schiffbauerdamm (extrait de Retour à Berlin)

Am Schiffbauerdamm – le théâtre du Berliner Ensemble. C’est un édifice plutôt triste, en ciment gris, presque noir. Les portes et les fenêtres ont été peintes en blanc. Sur un clocheton, dans un cercle de fer sont inscrites les lettres BERLINER ENSEMBLE. Devant le théâtre, avec ses massifs de roses, la place Bertolt Brecht. Seule une vieille femme est assise sur un banc, regardant un enfant jouer avec le sable. La rivière longe la rue; l’eau est aussi noire. Sous les ponts des grilles s’enfoncent profondément dans l’eau pour empêcher de passer de l’autre côté du Mur. On respire une odeur de fumée et de suie.

C’est là que fut joué pour la première fois en 1928 l’Opéra de quat’sous. Le Berliner Ensemble y est installé depuis 1954. A une centaine de mètres, la Friedrich-strasse, jadis l’une des artères les plus animées de Berlin,est aujourd’hui une rue presque déserte,à la tombée de la nuit. Sur un grand édifice, on peut encore lire l’inscription Admiral-Palast. C’est dans ce théâtre que se produisaient les revues les plus fastueuses du Berlin des années 30. La porte de Brandebourg est aussi déserte. Seules, des voitures de la police militaire patrouillent le long du mur. D’immenses édifices – églises et théâtres – sont en ruine. Quelques statues brisées gisent dans l’herbe tandis que l’on continue les travaux de déblaiement. Je me souviens être entré, il y a six ans, dans l’une de ces immenses églises en ruine. Aujourd’hui, rien n’a changé. Les portes sont seulement murées, des tessons de verre coulés dans le ciment en interdissent l’accès. La végétation envahit peu à peu l’édifice. L’herbe recouvre les marches et des arbres poussent sous les voûtes.

Jean-Michel PALMIER.

L’expressionnisme allemand et ses suites

Lundi 2 mars 2009

Article paru dans le journal « Le Monde » du 25 juin 1976.

duneapocalypselautre.jpgD’une apocalypse à l’autre de Lionel Richard – UGE 10-18

          Enseveli sous les ruines de la République de Weimar et de deux guerres, accusé d’avoir préfiguré l’idéologie nazie par certains critiques marxistes, martyrisé, anéanti comme « bolchevisme culturel ou comme »art dégénéré » par les nazis eux-mêmes, l’expressionnisme est de tous les mouvements d’avant-garde qui s’épanouissent au début du siècle le plus étrange et le moins connu. Sans doute les circonstances historiques dans lesquelles il apparut ne suffisent-elles pas à expliquer le linceul d’oubli qui l’enveloppe encore. Il y a dans ses productions quelque chose de désespéré, d’angoissant qui heurte souvent.
          Que reste-t-il aujourd’hui de ces cris de révolte, de ces appels enflammés à la fraternité universelle, de cette aspiration à un autre monde, une autre vie ? Deux ouvrages le disent avec une rare acuité : Lionel Richard, après sa très belle anthologie Expressionnistes allemands (Maspero, 1974) nous propose sous le titre d’ Une apocalypse à l’autre un panorama esthétique et sociologique des tendances artistiques allemandes entre 1900 et 1930; la revue Obliques, enfin, réunit des documents – études rédigées par des spécialistes internationaux, manifestes, reproductions – dont on ne saurait trop souligner l’intérêt.
          En lisant ces deux volumes, on rencontrera pourtant plus de questions que de réponses. Qu’est-ce que l’expressionnisme? Dans la préface qu’il écrivit dans les dernières années de sa vie pour une anthologie de la poésie expressionniste, Gottfried Benn affirmait ignorer de quoi il s’agissait. Quoi de commun entre les productions sombres des peintres du Pont et la luxuriance de couleurs que l’on trouve chez Franz Marc ou Kandinsky? Par ailleurs, certaines oeuvres qualifiées en France de « cubistes », en Italie de « futuristes » devenaient en Allemagne « expressionnistes ». Aussi, Lionel Richard a-t-il raison d’interroger toute l’avant-garde européenne qui se rencontre à Berlin.
          C’est en effet, à Berlin, autour de la galerie der Sturm, dirigée par Herwath Walden, que le mouvement connaît sa première notoriété. Mais loin de se limiter à la peinture, l’ expressionnisme embrase tous les arts, il se répand dans les cafés littéraires, parmi la bohème, fréquente les cabarets avec Kurt Hiller et Else Lasker-Schüler. A travers toutes les oeuvres se développe la même mythologie : haine de la ville géante qui effrayait déjà Verhaeren, pressentiment de l’hécatombe de 1914, aspiration à une transformation de l’homme, à une reconstruction du monde à partir du pouvoir démoniaque du Je qui éclate en visions et en cris. La jeunesse sent planer sur toute l’Europe une odeur de charnier. Elle rêve d’apocalypse et de résurrection.
          La guerre de 1914 conduit beaucoup de ces artistes vers l’activisme et l’utopisme le plus échevelé. Ils prêchent la fraternité universelle, écrivent des requiems à leurs frères assassinés. La révolution les tente, ils croient dans le communisme comme dans une religion. Dans l’Allemagne du cahot, du chômage et de la misère, ils veulent un monde nouveau. Toller milite dans la République de Bavière, un peu partout se forment des Conseils pour les arts, véritables soviets culturels. Mais leurs espoirs finissent dans la boue et le sang, écrasés par les troupes de Noske et les corps francs. Au messianisme révolutionnaire font place les caricatures de Grosz, montrant le nouveau visage de la classe régnante. A Berlin, Dada devient politique. Brecht tourne en dérision le pathos expressionniste et oppose à ses héros éthérés le matérialisme et la vulgarité de Baal. Tucholsky compose sa Mélodie rouge, célèbre chanson antimilitariste, tout en sachant qu’on ne peut arrêter le tac-tac de la mitrailleuse avec celui de la machine à écrire.

Le sadisme petit-bourgeois

          La Nouvelle Objectivité sonne à la fois le glas du mouvement et sa transfiguration. La froideur l’emporte sur l’incantation. Herwath Walden délaisse alors la peinture et la littérature pour la politique. Gottfried Benn, après avoir chanté les cadavres de la salle de dissection, épilogue sur le Moi lyrique, la race et l’art. Kirchner traduit dans ses toiles l’ambivalence qu’il éprouve pour le Berlin des années trente. Mais l’acte de décès véritable de l’expressionnisme date de 1933, lorsque les nazis prennent le pouvoir. Même les rares  représentants du mouvement qui se rallieront au nouveau régime (Benn, Nolde) seront par la suite persécutés pour avoir participé à cette révolte. La littérature du sang et du sol, le sadisme petit-bourgeois dénoncé en 1910 par Alfred Döblin dans sa nouvelle l’Assassinat d’une renoncule, effacent le rêve et l’utopie. On expose désormais à la risée du public les immenses chevaux bleus de Franz Marc, mort à Verdun, les gravures de Georg Grosz, les toiles d’Otto Dix, de Max Beckmann, d’Ernst-Ludwig Kirchner.
          En rappelant la grandeur et la profondeur de cette génération, Lionel Richard ne cède pas à la nostalgie. Il reconnaît – et comment ne pas lui donner raison – ne pas aimer toutes ces oeuvres. En les étudiants aujourd’hui, nous trouvons leur pathos souvent dérisoire. Pourtant on ne peut résister à leur fascinante beauté, à leur étrangeté. Entre deux apocalypses, quelque chose d’essentiel est advenu, même si de cet orage nous n’avons perçu en France aucune lueur.

Jean-Michel PALMIER

 

 revueobliques.jpg La revue Obliques N°6-7 eccehomogeorggrosz.jpg

          Curieusement l’expressionnisme allemand revient, ces derniers temps, sous les feux de l’actualité. De jeunes metteurs en scène montent des pièces de Wedekind et de Toller. On s’enthousiasme pour la musique de Gustav Malher et d’Arnold Schönberg. On expose Egon Schiele, le Kandinsky de la période munichoise, Karl Schmidt-Rottluff. Peut-être cet art exacerbé, né d’un sentiment de crise, correspond-il maintenant davantage à notre époque de désarroi. C’est dire, en tout cas, l’opportunité (ne serait-ce que pour améliorer nos connaissances) de la dernière livraison d’ »Obliques « .
          Conçu dans l’intention de présenter une vue globale du mouvement, ce numéro exceptionnel, richement illustré, permet de rendre compte combien l’expressionnisme a touché, dans les pays germaniques, tous les domaines artistiques. Non seulement ce genre de synthèse, de la peinture au cinéma, est réalisé en France pour la première fois, mais de nombreux textes documentaires, jusqu’alors inédits en français, complétés par des études spécialisées, nous plongent dans l’étonnante prolixité d’une avant-garde qui fut aussi l’une des plus productives du début du siècle.
          A partir d’articulations qui marquent ses différentes phases évolutives (préludes, éclats, écarts), on passe ainsi du Norvégien Munch au groupe du « Cavalier bleu », puis aux conceptions théâtrales de Kandinsky, Lothar Schreyer, Friedrich Wolf, Georg Kaiser. L’immédiate postérité de l’expressionnisme est envisagée elle aussi : à travers les manifestes dadaïstes et les proclamations du Groupe Novembre, le programme de théâtre prolétarien développé par Rudolf Leonhard, le théâtre politique d’Erwin Piscator. Enorme travail de recherche et de réflexion, accompli par une équipe de germanistes et de comparatistes, et d’autant plus inappréciable en ce qui concerne les traductions. Enfin nous disposons de larges extraits de l’ouvrage classique de Rudolf Kurtz, publié en 1926, sur l’expressionnisme au cinéma. Et nous parvient, presque cinquante ans après sa rédaction, le magistral essai d’Alfred Döblin sur la structure de l’oeuvre épique, véritable morceau d’anthologie pour une théorie du roman moderne.
          En dirigeant ce noméro d »Obliques » (on ne saurait oublier que cette revue est née avec le théâtre Oblique d’Henri Ronse), Lionel Richard a fait la part belle au théâtre. Son propre livre  » D’une apocalypse à l’autre« , approfondit, en revanche, l’ensemble des problèmes artistiques et littéraires tels qu’ils se posent en Allemagne, de Guillaume II aux années qui précédent directement le IIIème Reich. L’expressionnisme n’en forme donc qu’une partie, le reste de l’ouvrage portant tout autant sur les courants qui lui sont postérieurs : dadaïsme, le mouvement de culture prolétarienne, la nouvelle objectivité. Les pages consacrées à Hugo Ball, notamment, nous semblent éclairer de façon originale la fondation du Cabaret Voltaire et du Dada zurichois.
          En fonction de cet intérêt général pour l’expressionnisme et l’Allemagne des années 20, Jean-Michel Palmier esquise le portrait de cette génération allemande qui, préoccupée d’une réforme à la fois des arts et d la société, vit peu à pu ses idéaux bafoués par les horreurs du temps. Génération restée méconnue en France, pour nous passionnante aujourd’hui par sa quête de nouveau. A cette occasion nous avons demandé à Lionel Richard de nous confier quelques-unes de ses traductions inédites.

F.W.

* D’UNE APOCALYPSE A L’AUTRE. Inédit « 10-18″, par Lionel Richard, 448 pages, 15 F.
* L’EXPRESSIONNISME ALLEMAND, dans « Obliques » n° 6-7 (Roger Borderie, Les Pilles, 26100 Nyons) diffusion Nouveau Quartier Latin, 78, boulevard Saint-Michel, 750006 Paris, 96 F.

Georg Grosz : Né en 1893. Appartint au Dada berlinois. Connu comme peintre mais écrivit aussi quelques poèmes dont celui-ci publié en novembre 1915 dans Die Aktion. Emigra en 1932 aux Etats-Unis. Après la guerre, retour à Berlin où il est mort en 1959.

Chanson

En nous toutes les passions
Et tous les vices
Et tous les soleils et les astres
Abîmes et collines,
Arbres, animaux, forêts, fleuves.
C’est cela que nous sommes.
Nous faisons l’expérience de la vie
En nos veines,
En nos nerfs.
Nous perdons pied.
Suffoquant parmi les blocs gris des maisons.
Sur des ponts d’acier.
Une lumière de mille ampoules
Nous nimbe,
Et mille nuits violettes
Gravent des rides accusées
Sur nos visages.

 

 groszportrait.jpg Georg Grosz

George Grosz;  Extrait de  » Retour à Berlin « 

Des femmes assises aux terrasses des cafés. Des hommes ventrus qui les regardent et festoient. Des couples bourgeois enlacés. Visages porcins, gras, crânes rasés et monocles, dureté du regard, bêtise à front de boeuf. Prostituées dans les rues, mendiants barbus, clochards, infirmes de toutes sortes, la poitrine décorée de médailles militaires qui exhibent, devant les passants indifférents, leurs moignons et leurs béquilles, bourgeois buant du champagne et fêtant Noske, la mort de la jeune révolution assassinée. Un homme tient la poitrine grasse d’une femme laide, un autre regarde ses cuisses. La laideur des corps n’a d’égale que celle des visages. Bientôt, après s’être empiffrés, après avoir dansé et s’être saoulés, ils vomiront dans la rue comme des chiens. Ils se hâtnt vers leurs appartements, serrant le bras de leur épouse en manteau de fourrure. Une femme essaie des chaussures et lasse voir les dentelles de sa culotte. une autre est assise, obèse. Des enfants regardent des militaires au visage stupide. Crânes chauves, nez tordus, cravate et veston sur un cou adipeux. Un peintre de la « nouvelle objectivité » utilise un pendule et un compas pour dessiner les fesses  difformes d’un modèle à la poitrine tombante. Une vieille toute seule qui regarde dans le vague un bourgeois qui enjambe un mutilé, les bras pleins de cadeaux. Front bas, menton enfoui dans la graisse, petite moustache à poils ras, regard mauvais, cigare et monocle, pauvreté et luxe, humilité et arrogance, chômeurs et profiteurs. Un homme montre à des enfants affamés le pain qu’il ne leur donnera pas. Le  » Capital « joue aux cartes en regardant paser les ouvriers. Visages de fauves, visages de porcs, soldats à tête de squelette. un industriel à cigare est assis à côté d’une fille aux sein nus en forme de poire, un autre ajuste ses bretelles. C’est  » le nouveau visage de la classe régnante  » – le Berlin des années 20, celui de la bourgeoisie allemande, le Berlin de Grosz, qui a dessiné au vitriol l’ éternel visage de la bourgeoisie.

Jean-Michel PALMIER

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Georg Heym : Né à Hirschberg (Silésie) en 1887. Enfance à Berlin. Etudes supérieures (Droit) à Wurzbourg, Iéna et Berlin. Doctorat en 1911. Se noie accidentellement en 1912, en patinant sur la Havel glacée. L’un des plus grands poètes de l’époque avec Georg Trakl. Le poème ci-dessous date de juin 1905.

A Hölderlin

Et toi aussi tu es donc mort, fils du printemps ?
Toi dont la vie ne ressemblait toute
Qu’à des flammes resplendissantes en des souterrains de nuit
D’où es hommes à jamais cherchent en vain
L’issue et la libération ?
Tu es mort. Car ils ont follement tendu la main
Vers ta flamme pure
Et l’ont éteinte. Car toujours
Par ce bétail fut haï le sublime.
Et comme les Moires
Plongeaient dans une souffrance infinie
Ton esprit qui légèrement s’agitait,
Dieu enveloppa d’un bandeau de ténèbres
La tête suppliciée de son fils pieux.

 

georgheym.jpg Georg Heym

 

Paul Zech : Né en 1881 à Brisen (Prusse Occidentale). Père instituteur. Animé d’un idéalisme socialisant, il interrompit ses études pour travailler comme mineur dans la Ruhr, en Belgique et dans le nord de la France. Plus tard, journaliste, dramaturge et bibliothécaire à Berlin. Fut l’un des éditeurs de la revue expressionniste Das Neue Pathos. A l’arrivée au pouvoir des nazis, il fut interné à Spandau. En 1937, libéré, il émigra en Amérique du SUD, où il prit part à la lutte antifasciste. Mort à Buenos-Aires en 1946. Le poème ci-dessous est de 1914. Il a été écrit antérieurement à la guerre.

Jeunesse

Sur l’asphalte des rues stagne le goudron chaud.
Les fenêtres jettent des regards borgnes comme des bandeaux noirs.
La fumée s’effondre, ne pouvant trouver de guide
Et ignorant tout d’un lumineux retour.

Les cloches polissent le Kyrie Eleyson,
Filets de pêche tendu jusque dans les maisons. Plusieurs prient,
Trouvant leurs dieu. L’un descend des prophètes
Et sourit avec sagesse comme un froid vieillard.

Mais nous, cette apathie nous aiguillonne. Nous,
Suffisamment pressurés sous le joug,
Déchirons en morceaux l’habit noir de suie
Et poursuivons notre marche, impassibles comme des meurtriers.

Déjà le dernier pont flanche !
Nous devons nous dépêcher,
Remonter les rues, cette nuit encore perdre du sang.

 

 paulzech.jpg Paul Zech

 

Hugo Ball : Né en 1886 à Pirmasens. Etudes secondaires, puis lettres et sociologie à Munich et heidelberg, de 1906 à 1910. De 1911 à 1914, activité théâtrale, notamment à Munich. Emigré en Suisse en 1915. Fondateur du Cabaret Voltaire,à l’origine de Dada. Puis rupture avec les dadaïstes et journalisme politique à Berne, de 1917 à 1919. Se retire dans le Tessin. Retour à la foi catholique. Meurt en 1926.

Danse funèbre 1916

Ainsi nous mourons, mourons,
Nous mourons tous les jours,
Il fait si bon se laisser mourir.
Le matin encore dans le sommeil et le rêve,
Dès midi partis.
Dès le soir au fond de la tombe.

La bataille est notre maison de joie.
De sang notre soleil.
La mort est notre signal et notre mot de ralliement.
Femmes et enfants nous avons laissés :
En quoi nous concernent-ils ?
Puisque c’est sur nous seuls
Qu’il faut compter.

Ainsi nous massacrons, massacrons,
Nous massacrons tous les jours
Nos camarades dans la danse funèbre.
Frères, debout devant moi !
Frère, ta poitrine !
Frère, toi qu’attendent la chute et la mort.

Nous ne grommelons pas, ne grognons pas.
Tous les jours nous nous taisons
Jusqu’au moment où nos os se dispersent.
Dure est notre couche,
Sec est notre pain,
Sanglant et souillé le bon Dieu.

Merci à toi, merci à toi
Sire l’Empereur pour ta grâce,
Toi qui nous a élu pour mourir.
Dors, dors dans la douceur et la paix,
Jusqu’au moment où tu seras réveillé
Par notre misérable corps que couvre l’herbe.

hugoball.jpg Hugo Ball