Le colloque de Zagreb

Article paru dans le journal Le Monde le 10 mai 1973

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Predrag Matvejevic est écrivain et professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’université de Rome. L’écrivain est né à Mostar, fils d’une Cro ate et d’un Ukrainien. Après ses études de lettres, il quitte son pays pendant la guerre des Balkans pour se réfugier en Italie.

          Organisé  par l’Association des écrivains de Croatie, le sixième colloque littéraire de Zagreb a pris cette année une ampleur particulière. Il a réuni, autour du thème : « Les littératures européennes modernes et les traditions méditérranéennes »,  près d’une centaine d’universitaires de tous les pays européens, de l’Ouest comme de l’Est, invités à dégager, à partir de leurs expériences respectives  de la littérature de leur pays, les caractères qui pourraient constituer l’ébauche d’une vision du monde propre à la Méditerrannée: un certain sentiment tragique de la vie, qui, depuis l’Antiquité, à travers le Moyen-Age et le développement des littératures occidentales, n’a cessé de se manifester.

          Si plusieurs cultures, yougoslave – croate, serbe, slovène, musulmane – y étaient représentées, on trouvait aussi rassemblés dans la petite ville de Stubicke-Toplice, proche de Zagreb, des Italiens, des Allemands, des Autrichiens, des Norvégiens, des Anglais, des Polonais, des Roumains, des Français et même des Soviétiques. Remarquablement organisés, traduits instantanément en plusieurs langues, ces débats, animés par Predrag Matvejevic, ont été l’occasion d’échanges fructueux et de communications très intéressantes, tandis que des concerts, des spectacles de danse et surtout des projections de remarquables dessins animés, réalisés par l’Ecole de Zagreb, témoignaient de la variété de la culture croate.

Un malaise persistant

          Loin de se limiter à un inventaire des influences méditerranéennes dans la littérature classique et moderne, le colloque fut souvent l’occasion pour certains de se rappeler l’existence de littératures éclipsées par leurs voisines. Longtemps soumis au joug culturel et politique de la monarchie austro-hongroise, les Croates sont à même de comprendre que, à côté de la littérature et de la poésie grecques, il existait aussi une poésie cypriote, et qu’en Bosnie-Herzégovine, il y avait aussi des écrivains et des poètes communistes d’origine musulmane. Bien que circonscrits à la littérature, les débats touchaient ainsi aux problèmes politiques. Parler de la Méditerrannée, ce n’est pas dégager une entité géographique ou spirituelle pour l’opposer à l’ensemble du monde, mais montrer tout au contraire qu’elle n’a cessé d’être un lieu d’échanges et de carrefours. Mohammed-Aziz Lahbabi, doyen de la faculté des lettres de Rabat rappela qu’il fut un temps où Arabes, Juifs et Espagnols surent collaborer à l’édification d’une même culture. Dans le contexte menaçant de la réapparition de tendances nationalistes en Croatie et en Serbie, on comprend que les organisateurs du colloque aient tenu à faire de cette manifestation la preuve qu’il existait d’autres affinités et d’autres liens entre tous les peuples de la Méditerrannée que ceux du nationalisme étroit et prôné par certains écrivains.


          C’est sans doute ce climat anti nationaliste qui a fait remarquer l’absence de Slavko Mihalic, co-auteur de l’Anthologie de la poésie croate, récemment parue en France (1), connu pour ses tendances nationalistes et la gêne qu’éprouvaient certains écrivains yougoslaves lorsque l’on évoquait le nom du poète Vlado Gotovac, actuellement emprisonné, et accusé de prôner ce nationalisme tant décrié. Mais il semble que le courant d’extrême-gauche, représenté par le groupe de Praxis, qui organise chaque été les congrès marxistes internationaux de Korcula soit finalement plus redouté que cette résurgence des nationalismes. Dans l’octroi des subventions, le gouvernement se montre infiniment lus généreux à l’égard de ses écrivains que de ses philosophes, dont certains sont accusés d’être des agents de l’ étranger. Assurément, il est moins dangereux d’approfondir l’histoire des littératures méditérrannéennes que de confronter les réalisations du socialisme yougoslave aux théories de Marx, Engels et Lénine. La revue « Praxis, qui s’est vue infliger plusieurs procès, est directement menacée d’être privée de subventions nécessaires à sa publication.

          A l’université, on perçoit aussi le même malaise. Les étudiants d’extrême gauche redoutent une restriction de la liberté de critique. Il est déconseillé de rechercher une autre conception du marxisme que celle prônée par les dirigeants et surtout de s’inspirer des travaux de certains auteurs de l’Ouest – tel Marcuse, invité traditionnel des congrès de Korcula. Désabusés, certains étudiants affirment ironiquement que le socialisme yougoslave risque de constituer une étape intéressante de retour au capitalisme.

          Mais ce malaise persistant, ces polémiques ne semblent pas rejaillir sur la population. Des touristes nombreux sillonnnent les routes yougoslaves et il n’est pas étonnant que ce soit eux que le journal Vjesnik prenne à témoin du calme parfait qui règne dans ce pays que certains disent agité.

JEAN-MICHEL PALMIER

Quelques critiques de livres de Predrag Matvejevitch par Jean-Michel Palmier:
LE MONDE DIPLOMATIQUE
Septembre 1996

L’éthique de Predrag Matvejevitch
par Jean-Michel Palmier 

Il y a encore peu de temps. Predrag Matvejevitch, professeur de littérature française à l’Université de Zagreb, était considéré en Yougoslavie comme le meilleur spécialiste de la culture française. Auteur de nombreux ouvrages sur la théorie esthétique, familier des littératures romanes comme des littératures slaves, il haïssait tout nationalisme. Son Bréviaire méditerranéen, paru chez la même éditeur (Fayard, 1992), qui a été salué dans tous les pays européens comme l’un des essais les plus importants de ces dernières années, était une rêverie géopoétique sur les symboles autour desquels se sont cristallisés les cultures, les peuples, les civilisations, les modes de vie que la Méditerranée a marqués. 
Ce nouveau livre, Epistolaire de l’autre Europe*, dévoile un autre versant de l’œuvre de Predrag Matvejevitch : son engagement politique. En même temps, il renoue avec la grande tradition du roman russe épistolaire. Ces lettres ont été écrites pendant les deux dernières décennies. Elles furent publiées en franchissant plus ou moins d’obstacles en fonction des pays, des régimes politiques, parfois dans des revues, parfois sous forme de véritable « szamisdat ». Elles n’étaient pas destinées, mais constituaient de véritables brûlots idéologiques. Leurs destinataires ont en commun d’avoir été liés aux bouleversements politiques qui ont marqué la politique mondiale depuis plusieurs décennies, et, plus spécialement l’Europe. Qu’il s’agisse de chefs d’Etat (Castro, Ceaucescu, Husak, Jaruzelski, Mitterrand, Gorbatchev), d’écrivains ou d’intellectuels (Sakharov, Havel, Kundera) et de responsable de la politique avec une audace, un courage qui témoignent que Matvejevitch a placé au-dessus de tout un certain idéal de la responsabilité morale de l’intellectuel au détriment de son confort personnel. 
Matvejevitch est un disciple de Zola et de Sartre. Ce bréviaire de lettres désespérées, qui dénoncent le cours catastrophique de l’histoire, les injustices, les crimes, qui ne cessent à la manière de l’antique Cassandre de mettre en garde, en brisant tous les conformismes, méritera d’être lu un jour comme une réplique moderne au Don Quichotte de Cervantes Ce qui anime Matvejevitch, c’est non seulement la passion de la liberté et de la justice, mais la certitude que la conscience humaine est le seul tribunal de l’histoire. 
* Epistolaire de l’autre Europe (traduit du croate par Mireille Robin et Mauricette Begic), Fayard, Paris, 1993, 346 pages, 145 F. 

Pour une poétique de l’événement
(Edition Christian Bourgois, collection 10/18, Paris 1979)
L’originalité de sa démarche tient à son choix : à travers un genre, le moins connu et le plus méprisé, la poésie de circonstance, il retrouve tous les autres…
Jean-Michel Palmier: Le Monde

Le «Bréviaire Méditerranéen» devant la critique française.
(éditions Fayard, 1992)  

Le mélange de poésie, de tragique, de profondeur philosophique qui marque chaque page n’est pas étranger à l’audience surprenante qu’a rencontrée le livre en Italie comme en Espagne… Cette philologie de la mer qu’il constitue pas à pas, à travers toutes les époques et tous les lieux, c’est aussi le sang qui sourd d’une blessure, un cri de révolte contre l’absurdité de l’histoire présente, avec ses morts et ses souffrances inutiles.
Jean-Michel Palmier: Le Magazine Littéraire

   

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