Le Tournant; histoire d’une vie – préface de Jean-Michel Palmier à l’autobiographie de Klaus Mann
Exemplaire de la revue « Décision » publiée aux Etats-Unis par Klaus Mann en 1940
Die Sammlung autre revue publiée par Klaus Mann en exil
En 1936, Klaus et Erika quittaient l’Europe, craignant de tomber tôt ou tard entre les mains des nazis. Ils retrouveront New York, qu’ils avaient déjà visitée en 1927, et se lieront avec un certain nombre d’intellectuels américains, certains déjà connus de longue date comme Dorothy Thomson et Sinclair Lewis. En Amérique, on s’intéresse assez peu au fascisme. » Cela ne peut arriver ici » répète-t-on pour justifier l’isolationnisme américain. Et d’ailleurs, l’océan n’est-il pas le meilleur remède contre le virus nazi ? Klaus Mann ne cessera de souligner le danger que représente l’Allemagne hitlérienne et la nécessité de la combattre. Si l’on compare ses écrits après 1939 à toute son activité littéraire antérieure, on a le sentiment que celle-ci ira en décroissant. Même en tenant compte des inédits de Klaus Mann, il a relativement bien peu écrit en Amérique : deux ouvrages publiés sur l’exil, Escape to life en 1939, The other Germany en 1940, et quelques nouvelles. Comme beaucoup d’écrivains exilés, il semble incapable de s’adapter véritablement à l’Amérique – que l’on songe au cauchemar de Döblin, Heinrich Mann ou Bertolt Brecht face à la culture américaine – et surtout presque personne ne s’intéresse à lui. Tout comme Toller ou Brecht ressentaient comme une véritable humiliation de devoir épeler leur nom et expliquer qui ils étaient, Klaus Mann souffrira de plus en plus de ne pas être reconnu comme écrivain. Il publie quelques nouvelles dans des magazines comme Esquire (mai 1941) et surtout, il tentera de lancer une revue, Décision, à partir de novembre 1940, dont le projet n’était pas sans rappeler celui de Die Sammlung. Son autobiographie, Der Wendepunkt (Le Tournant), retrace les espoirs et les déceptions qu’entraîna ce projet. En 1941, il a commencé la rédaction de cette magnifique autobiographie The Turning Point (Le Tournant) – en anglais.
On notera que les éléments les plus personnels, si souvent développés dans Kind dieser Zeit, semblent s’estomper. Ce que retrace Klaus Mann, c’est moins son histoire que celle de sa génération à travers les années vingt/trente, la montée du nazisme et la guerre. La beauté du livre tient à cette étrangeté : c’est une autobiographie sans confession où quelqu’un se raconte sans livrer ses secrets, plus attentif aux autres, à son époque, qu’à lui même. A ce titre, Le Tournantest non seulement l’un des meilleurs livres de Klaus Mann mais un document littéraire et historique indispensable à quiconque veut comprendre l’Allemagne de Weimar et la vie, les luttes, les désillusions de toute cette génération.
Après l’avoir terminé en mai 1942, Klaus Mann entreprit d’écrire sur André Gide et décida de s’engager dans l’armée américaine, comme de nombreux autres émigrés, afin de combattre le fascisme en Europe. Les derniers chapitres du Tournant, écrits sous forme de journal et et rédigés directement en anglais – témoignent de ses efforts pour se faire enrôler, malgré une santé délicate, et des états de dépression qui l’assaillent. Le 14 décembre, il fut enfin accepté et subit un entraînement de plusieurs mois dans des forts du Sud des Etats-Unis où il découvre le racisme au sein même de l’armée. Comme il ne fréquente pas les prostituées, qu’il ne boit pas et qu’il est seul, ses camarades l’appellent « the monk ». Nommé sergent, il sera affecté au Psychological Warfare Branch of military Intelligence, chargé de la propagande. Après un bref séjour en Afrique du Nord, il prendra part à la campagne d’Italie et écrira de nombreux articles dans le magazine militaire Stars and Stripes. Les notes les plus bouleversantes de son Journal sont celles qui évoquent son retour en Allemagne. A Munich il retrouve ce qui reste de la maison paternelle et rencontre certains de ceux qui sont demeurés en Allemagne, l’acteur Emil Jannings, étonné de devoir se justifier, Richard Strauss. Rencontres émouvantes et pitoyables qui le bouleversent autant que lorsqu’il doit servir d’interprète pour l’interrogatoire de Goering. Entre cette Allemagne en ruine qu’il retrouve et lui, un abîme s’est ouvert, approfondi par chaque journée d’exil, et que rien ne pourra plus jamais combler.
Il écrit encore House Hollberg, Fräulein, liés à ce retour. Mais il sent qu’une époque de sa vie a pris fin. Il est d’ailleurs remarquable qu’il ait choisi de faire coïncider le dernier chapitre de son autobiographie avec cette rencontre du passé et des ruines. C’est souvent à travers les souvenirs de ses amis, de ses proches, qu’il faut reconstituer ses dernières années. La seule oeuvre qu’il l’achèvera parmi ses différents projets, Der siebente Engel (1945) est une pièce de théâtre. Il commencera une nouvelle pièce, Simplicius, et une nouvelle sur l’homosexualité qu’il souhaitait publier sous un pseudonyme, Windy Night, rainy morrow, une autre sur le suicide politique : The last day. En dépit de tous ses efforts, il ne connaît alors que des déceptions. Der siebente Engelne sera pas joué à Vienne, c’est en vain qu’il cherchera à faire rééditer ses romans d’exil ou ses oeuvres antérieures. Le 11 juillet 1948, il tenta une première fois de se suicider en Californie, à Santa Monica. Il se sentait perpétuellement en exil. L’Allemagne qu’il avait retrouvée l’angoissait, tandis que l’Amérique, sa patrie d’adoption, lui semblait prête à sombrer dans la folie du maccarthysme. Il confiait à son frère en 1947 : » On nous tuera tous, tous les intellectuels. »
Le 21 mai 1949, Klaus Mann mit fin à ses jours, à Cannes, après avoir terminé sa dernière nouvelle, récit du suicide d’un homme dans le climat de l’après-guerre qu’il ne peut supporter. Il est inutile d’épiloguer sur les raisons de son geste. Elles sont trop nombreuses. Sans doute a-t-il été toute sa vie fasciné par la mort. Elle a marqué son enfance, frappé ses proches, et plusieurs de ses amis de jeunesse se sont suicidés. Lui-même a écrit sur ce thème. Sans doute les difficultés financières qu’il rencontre alors, son incapacité à se faire reconnaître comme écrivain, sa solitude, n’y sont pas non plus étrangères. Mais comment ne pas voir dans cette mort le lent effondrement d’une personnalité atrocement marquée par l’exil, un véritable « suicide à retardement » comme on en trouve plusieurs au sein même de cette émigration.
Les dernières photographies que l’on possède de lui le montrent précocement vieilli, les traits marqués, tandis qu’un pli amer déforme la bouche. Il émane de son visage une étonnante tristesse. A peine vingt années ont suffi à métamorphoser ce jeune homme rêveur, perpétuellement insatisfait, en son propre masque. Dès sa jeunesse, il attendait de la mort qu’elle « rende éternellement jeune », transfigure le corps par sa « pâleur distinguée », permette de rejoindre » les mythes de l’enfance ». C’est sans doute ainsi qu’il aurait aimé qu’on se souvînt de lui.
Sur sa tombe, sa soeur Erika a fait graver ces simples mots : » Celui qui veut conserver sa vie la perdra »
JEAN-MICHEL PALMIER.
» Je suis fatigué de tous les clichés, de tous les trucs littéraires. Je suis fatigué de tous les masques, de tous les arts du déguisement. Est-ce de l’art lui-même que je suis fatigué ? Je ne veux plus mentir. Je ne veux plus jouer. Je veux me confesser.(…) Ce que j’ai griffonné là hier soir sous l’influence de la chaleur suffocante et de quelques whisky-sodas, cela me paraît-il encore évident, maintenant que j’y pense à tête reposée, par une température un peu plus clémente ? Oui et non.(…) Mais l’idée en ce moment précis, en ce moment de crise, de faire une « confession » – c’est à dire d’écrire une autobiographie – me semble séduisante et admissible.(…)
Quelle sorte d’histoire ai-je à raconter ? l’histoire d’un intellectuel entre les deux guerres mondiales, celle d’un homme qui a dû passer les années décisives de sa vie dans un vacuum social et spirituel, s’efforçant avec ferveur – mais sans succès – de s’intégrer à une communauté quelconque, de se soumettre à un ordre quelconque, toujours errant, toujours vaguant sans trêve ni repos, toujours inquiet, toujours en quête…
L’histoire d’ un Allemand qui voulait devenir Européen, d’un Européen qui voulait devenir citoyen du monde;
L’histoire d’un individualiste qui a horreur de l’anarchie presqu’autant que de la standardisation, de la « mise au pas », de « l’engloutissement dans la masse » (…)
Mon histoire, c’est le plus sincèrement, le plus exactement possible qu’il me faut l’écrire, avec tous ses aspects déterminés par l’époque, caractéristiques de l’époque et avec sa problématique particulière et unique. (L’ombre, sur mon chemin, de la gloire paternelle… oui, cela aussi y a sa place.) »
Journal intime de Klaus Mann, 11 août 1941.
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